LIBRARY
JULES VALLÈS
JACQUES VINGT RAS
l BACHELIER
NEUVIÈME MILLE
PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 11
1913
EUGÈNE FASQUELLE, Éditeur, 41. rue de Ghkxku.k
OUVRAGES DE JULES VALLÈS
publiés dans la BIBLIOTHÈQUE - CHARPENTIER
à 3 fr. 50 le volume.
JACQUES VINGTRAS
L'Enfant. (U u mille) 1 vol.
Le Bachelier (10 e mille) 1 vol.
L'Insurgé (8 e mille) . . .• . i vol.
Les Réfractaires, nouvelle édition 1 vol.
La Rue a Londres, édition de grand luxe, illustrée de nombreux des-
sins et de '23 eaux-fortes spécialement composés pour cet ouvrage, par
A. Lançon. Un magnifique volume in-4° colombier, richement cartonné,
tirage à 500 exemplaires. Prix 100 i'r.
Il a été tiré, en sus, 50 exemplaires sur papier du Japon et 50 exem-
plaires sur papier Whatman, avec doubles épreuves avant la lettre.
Prix de l'exemplaire ri 200 fr.
Paris. — L. Maretheux, imprimeur, 1, rue Cassette. — 142-98.
BACHELIER
JULES VALLÈS
JACQUES VINGTRAS
LE
ACHELIER
NEUVIÈME MILLE
PARIS
JUBLÏOTHÈQUE-CHARP ENTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GBENELLE, 11
- 1913
Tous droits réservés.
v 1-
QUI
NOURRIS DE GREC ET DE LATIN
SONT MORTS DE FAIM
Je dédie ce livre.
JULES VALLÈ
JACQUES VINGTRAS
LE BACHELIER
]
EN ROUTE
J'ai de l'éducation.
« Vous voilà armé pour la lutte — a fait mon pro-
fesseur en me disant adieu. — Qui - triomphe au
collège entre en vainqueur dans la carrière. »
Quelle carrière?
Un ancien camarade de mon père, qui passait à
Nantes, et est venu lui rendre visite, lui a raconté
qu'un de leurs condisciples d'autrefois, un de ceux
qui avaient eu tous les prix, avait été trouvé mort,
fracassé et sanglant, au fond d'une carrière de pierre,
où il s'était jeté après être resté trois jours sans pain.
Ce n'est pas dans cette carrière qu'il faut entrer ; je
ne pense pas; il ne faut pas y entrer la tête la pre-
mière, en tout cas.
Entrer dans la carrière veut dire : s'avancer dans
i
2 Eîï ROUTE.
le chemin de la vie; se mettre, comme Hercule, dans
le carrefour.
Comme Hercule dans le carrefour. Je n'ai pas oublié
ma mythologie. Allons! c'est déjà quelque chose.
Pendant qu'on attelait les chevaux, le provîseuî
est arrivé pour me serrer la main comme à un de ses
plus chers alumni. Il a dit alumni.
Troublé par l'idée du départ, je n'ai pas compris
tout de suite. M. Ribal, le professeur de troisième, m'a
poussé le coude.
« Alumn-us, alumn-i, m'a-t-il soufflé tout bas en
appuyant sur le génitif et en ayant l'air de remettre
la boucle de son pantalon.
— J'y suis! Alumnus..., cela veut dire « élève, »
c'est vrai.
Je ne veux pas être en reste de langue morte avec le
proviseur; il me donne du latin, je lui rends du grec :
— Xàpiî tu poO 7rca<?«7«7<B (ce qui veut dire : merci
mon cher maître).
Je fais en même temps un geste de tragédie, je
glisse, le proviseur veut me retenir, il glisse aussi;
trois ou quatre personnes ont failli tomber comme
des capucins de cartes.
Le proviseur (impavidum ferient ruinœ) reprend la
premier son équilibre, et revient vers moi, en mar-
chant un peu sur les pieds de tout le monde. Il me
reparle, en ce moment suprême, de mon éducation.
« Avec ce bagage-là, mon ami... »
Le facteur croit qu'il s'agit de mes malles.
EST ROUTE. 3
« Vous avez des colis? »
Je n'ai qu'une petite malle, mais j'ai mon édu-
cation.
Me voilà parti.
Je puis secouer mes jambes et mes bras, pleurer,
rire, bâiller, crier, comme l'idée m'en viendra.
Je suis maître de mes gestes, maître de ma parole
et de mon silence. Je sors enfin du berceau où mes
braves gens de parents m'ont tenu emmailloté dix-
sept ans, tout en me relevant pour me fouetter de
temps en temps.
Je n'ose y croire! j'ai peur que la voiture ne
s'arrête, que mon père ou ma mère ne remonte et
qu'on ne me reconduise dans le berceau. J'ai peur que
tout au moins un professeur, un marchand de lan-
gues mortes n'arrive s'installer auprès de moi comme
un gendarme.
Mais non, il n'y a qu'un gendarme sur l'impériale,
et il a des buffleteries couleur d'omelette, des épau-
lettes en fromage, un chapeau à la Napoléon.
Ces gendarmes-là n'arrêtent que les assassins; ou,
quand ils arrêtent les honnêtes gens, je sais que ce
n'est pas un crime de se défendre. On a le droit de les
tuer comme à Farreyrolles ! On vous guillotinera
après; mais vous êtes moins déshonoré avec votre
tète coupée que si vous^aviez fait tomber votre père
contre un meuble, en le repoussant pour éviter qu'il
ne vous assomme.
Je suis LIBRE LIBRE! LIBRE 1...
4 EN ROUTE.
Il me semble que ma poitrine s'élargit et qu'une
moutarde d'orgueil me monte au nez... J'ai des
fourmis dans les jambes et du soleil plein le cerveau.
Je me suis pelotonné sur moi-même. Ohl ma mère
trouverait que j'ai l'air noué ou bossu, que mon œil
est hagard, que mon pantalon est relevé, mon gilet
défait, mes boutons partis ! — C'est vrai, ma main a
fait sauter tout, pour aller fourrager ma chair sur ma
poitrine ; je sens mon cœur battre là-dedans à grands
coups, et j'ai souvent comparé ces battements d'alors
au saut que fait, dans un ventre de femme, l'enfant qui
va naître.*.
Peu à peu cependant l'exaltation s'affaisse, mes nerfs
ne détendent, et il me reste comme la fatigue d'un
lendemain d'ivresse. La mélancolie passe sur mon
front, comme là-haut dans le ciel, ce nuage qui roule
et met son masque de coton gris sur la face du soleil.
L'horizon qui, à travers la vitre me menace de son
immensité, la campagne qui s'étend muette et vide,
cet espace et cette solitude m'emplissent peu à peu
d'une poignante émotion...
Je ne sais à quel moment on a transporté la dili-
gence sur le chemin de fer 1 ; mais je me sens pris d'une
espèce de peur religieuse devant ce chemin que crève
le front de cuivre de la locomotive, et où court ma
vie... Et moi, le fier, moi, le brave, je me sens pâlir
et je crois que je vais pleurer.
Justement le gendarme me regarde — du courage I
1. En 1851, cela se faisait ainsi
EN ROUTE. §
Je fais l'enrhumé pour expliquer l'humidité de mes
yeux et j'éternue pour cacher que j'allais sangloter.
Gela m'arrivera plus d'une fois.
Je couvrirai éternellement mes émotions intimes
du masque de l'insouciance et de la perruque de
l'ironie..
J'ai eu pour voisine de voyage une jolie fille à la
gorge grasse, au rire engageant, qui m'a mis à l'aise
en salant les mots et en me caressant de ses grands
yeux hleus.
Mais à un moment d'arrêt, elle a étendu la main
vers une bouquetière ; elle attendait que je lui offrisse
des fleurs.
J'ai rougi, quitté ce wagon st sauté dans un autre.
Je ne suis pas assez riche pour acheter des roses !
J'ai juste vingt-quatre sous dans ma poche : vingt
sous en argent et quatre sous en sous.... mais je dois
toucher quarante francs en arrivant à Paris.
C'est toute une histoire.
Il paraît que M. Truchet, de Paris, doit de l'argent
à M. Andrez, de Nantes, qui est débiteur de mon père
pour un M. Chalumeau, de Saint-Nazaire ; il y a
encore un autre paroissien dans l'affaire; mais il
résulte de toutes ces explications que c'est au bureau
des Messageries de Paris, que je recevrai de la main
de M. Truchet la somme de quarante francs.
D'ici là, vingt-quatre sous !
, Yingt-quatre sous, dix-sept ans, des épaules de
lutteur, une voix de cuivre, des dents de chien, la
6 EN EOUTB.
peau olivâtre, les mains comme du citron, et les che-
veux comme du bitume.
Avec cette tournure de sauvage, une timidité ter-
rible, qui me rend malheureux et gauche. Chaque
fois que je suis regardé en face par qui est plus vieux s
plus riche ou plus faible que moi ; quand les gens qui
me parlent ne sont pas de ceux avec qui je puis me
battre et dont je boucherais l'ironie à coups de poing,
j'ai des peurs d'enfant et des embarras de jeune fille.
Ma brave femme de mère m'a si souvent dit que j'é
tais laid à partir du nez et que j'étais empoté et mal-
adroit (je ne savais pas même faire des 8 en arrosant),
que j'ai la défiance de moi-même vis-à-vis de quiconque
n'est pas homme de collège, professeur ou copain.
Je me crois inférieur à tous ceux qui passent et je
ne suis sûr que de mon courage.
J'ai de quoi manger avec les provisions de ma
mère. Je ne toucherai pas à mes vingt-quatre sous.
La soif m'ayant pris, je me suis glissé dans le
buffet, et derrière les voyageurs, j'ai tiré à moi une
carafe, j'ai rempli mon gobelet de cuir. Je l'achetai
au temps où je voulais être marin, aventurier, dé-
couvreur d'îles.
Il me faut bien de l'énergie pour sauter au cou de
cette carafe et voler son eau. Il me semble que je suis
un de ces pauvres qui tendent la main vers une écuelle,
aux portes des villages.
Je m'étrangle à boire, mon cœur s'étrangle aussi.
Il y a là un geste qui m'humilie.
EN ROUTE.
?
Paris, 5 heures du matin.
Nous sommes arrivés.
Quel silence ! tout paraît pâle sous ?a lueur triste
du matin et il y a la solitude des villages dans ce Paris
qui dort. C'est mélancolique comme l'abandon : il
fait le froid de l'aurore, et la dernière étoile cli-
gnote bêtement dans le bleu fade du ciel.
Je suis effrayé comme un Robinson débarqué sur
un rivage abandonné, mais dans un pays sans arbres
verts et sans fruits rouges. Les maisons sont hautes,
mornes, et comme aveugles, avec leurs volets fermés,
leurs rideaux baissés.
Les facteurs bousculent les malles. Voici la mienne.
Et le personnage aux quarante francs? l'ami d9
M. Andrez ?
J'accoste celui des remueurs de colis qui me paraît
le plus bon enfant, et, lui montrant ma lettre, je lui
demande M. Truchet, — c'est le nom qui est sur l'en
veloppe.
« M. Truchet? son bureau est là, mais il est parti
hier pour Orléans.
— Parti 1... Est-ce qu'il doit revenir ce soir?
— Pas avant quelques jours ; il y a eu sur la ligne
un vol commis par un postillon, et il a été chargé
d'aller suivre l'affaire. »
M. Truchet est parti. Mais ma mère est une cri'
8 EN BOUTE.
minelle ! Elle devait prévoir que cet homme pouvait
partir, elle devait savoir qu'il y a des postillons qui jj
volent, elle devait m'évifer de me trouver seul avec
une pièce d'un franc sur le pavé d'une ville où j'ai été
enfermé comme écolier, rien de plus.
« Vous êtes le voyageur à qui cette malle appar-
tient? fait un employé.
— Oui, monsieur.
— Voulez-vous la faire enlever? Nous allons placer
d'autres bagages dans le bureau. »
La prendre ! Je ne puis la mettre sur mon dos et la
traîner à travers la ville... je tomberais au bout d'une
heure. Oh ! il me vient des larmes de rage, et ma gorge
me fait mal comme si un couteau ébréché fouillait
dedans...
«'Allons, la malle! voyons!»
C'est l'employé qui revient à la charge , poussant
mon colis vers moi, d'un geste embêté et furieux.
« Monsieur, dis-je d'une voix tremblante... J'ai pour
M. Truchet... une lettre de M. Andrez, le directeur des
Messageries de Nantes... »
L'homme se radoucit.
« M. Andrez?... Connais ! Et alors c'est d'un endroit
où aller loger que vous avez besoin?... Il y a un hô -
tel, rue des Deux-Écus, pas cher. »
Il a dit « pas cher » d'un air trop bon. Il voit le
fond de ma bourse, je sens cela!
« Pour trente sous, vous aurez une chambre- »
Trente sous !
EN KO 0TB.
9
Je prends mon courage à deux mains et ma malle
par l'anse.
Mais une idée me vient.
« Est-ce que je ne pourrais pas la laisser ici? je
viendrais la reprendre plus tard ?
— Vous pouvez... Je vais vous la pousser dans ce
coin... Fichtre ! on ne la confondra pas avee une au-
tre, dit-il en regardant l'adresse. J'espère que vous
avez pris vos précautions.
C'est ma mère qui a cloué la carte sur mon ba-
gage :
Cette malle, sou-
venir de famille,
appartient à
VINGTRAS (Jacques-Joseph-Athanase), né le jour
de la Saint-Barnabé, au Puy (Haute-Loire), fils de
Monsieur Vingtras (Louis-Pierre-Antoine), professeur
de sixième, au collège royal de Nantes. Parti de cette
ville, le 1 er mars, .
pour Paris, par
la diligence Laf-
fitte et Gaillard,
dans la Rotonde,
place du coin. La
renvoyer, en cas
d'accident, à Nan-
tes ( Loire - Infé-
rieure), à l'adres-
se de M. Vingtras,
père, quai de Ri-
chebourg,2,au se-
cond, dans la mai-
son de Monsieur
JeanPaussier, dit
Gros Ventouse.
Veillez sur elle S
10 EN ROUTE,
C'est arrangé comme une épitaphe de cimetière
sur une croix de village. Le facteur me regarde
de la tête aux pieds, et moi je balbutie un men-
songe :
— C'est ma grand'mère qui a fait cela. Vous savez,
les bonnes femmes de village... »
Il me semble que je me sauve du ridicule, en attri-
buant l'épitaphe à une vieille paysanne.
« Elle a un serre-tête noir, et sa cotte en l'air par
derrière, je vois ça, dit le facteur d'un air bon en-
fant. »
S'il avait vu le chapeau jaune, avec oiseaux se bec-
quetant, qui était la coiffure aimée de ma mère!...
ma mère que je viens de renier...
Enfin, on a remisé la malle. — Je salue, tourne le
bouton et m'en vais.
Me voilà, dans Paris.
C'est ainsi que j'y entre.
Je débute bien ! Que sera ma vie commencée sous
' une pareille étoile?
Je sors de la cour; je vais devant moi... Des voi-
tures de bouchers passent au galop ; les chevaux
ont les naseaux comme du feu (on dit en province
que c'est parce qu'on leur fait boire du sang) ; la fer-
blanterie des voitures de laitier bondit sur le pavé ; des
ouvriers vont et viennent avec un morceau de pain et
leurs outils roulés dans leur blouse ; quelques bouti-
ques ouvrent l'œil, des sacristains paraissent sur les
US ROUTE. il
escaliers des églises, avec de grosses clefs à la main ;
des redingotes se montrent.
Paris s'éveille.
Paris est éveillé.
J'ai attendu huit heures en traînant dans leri rues
II
MAT fïUSSAINT»
Que faire ?
Je n'ai qu'une ressource, aller trouver Matoussaint,
l'ancien camarade qui restait rue de l'Arbre-Sec. S'il
est là, je suis sauvé.
Il n'y est pas !
Matoussaint a quitté la maison depuis un mois, et
l'on ne sait pas où il est allé.
On l'a vu partir avec des poètes, me dit le con-
cierge... des gens qui avaient des cheveux jusque-là.
« C'est bien des poètes, n'est-ce pas? et puis pas
très bien mis; des poètes, allez, monsieur, fait-il en
branlant la tête. »
Oh! oui, co sont des poètes, probablement!
Dans les derniers temps, Matoussaint faisait la cour
à la nièce d'une fruitière qui demeurait rue des Vieux-
Augustins.
N'avait-elle pas aussi, à ce que m'a confié Matous-
c<*ii r-if-, nr* nnplo /yim ni\niï ni»?*© / n Tin e fîllo ? T1 Qwoït cra PfÏA
MATOXJSSAINT? 13
un culte pour la place et il était toujours au man-
nezingue du coin, d'où il partait tous les soirs soûl
comme la bourrique à Robespierre, en insultant
la veuve Capet. Je le trouverai peut-être le nez dans
son verre, et il me mettra, en titubant, sur la trace, de
mon ami.
Hélas! le marchand de vin est démoli. C'est tombé
sous la pioche, et je ne vois qu'un tireur de cartes qui
m'offre de me dire ma bonne aventure.
« Combien ?
— Deux sous, le petit jeu. »
Je tire une carte — par superstition — pour avoir
mon horoscope, pour savoir ce que je vais devenir.
Deux ou trois personnes en font autant.
Au bout de cinq minutes, l'homme nous raccole,
une bonne, deux maçons et moi, et nous fait marcher
comme des recrues que mène un sergent, jusqu'au
mastroquet voisin. Là, nous regardant d'un air de
dégoût :
« L'as de cœur!
— C'est moi qui ai l'as de cœur. »
" Monsieur, me dit le sorcier en m'attirant à lui.
ïoulez-vous le grand ou le petit jeu?
Je sens que si je demande le petit jeu il me prédira
e suicide, l'hôpital, la poésie, rien que des malheurs ;
je demande le grand.
« Quinze centimes en plus. »
Je donne mes vingt- cinq centimes.
14 MATOUSSAIUT?
« Payez -vous un verre de vin?»
Je suis sur la pente de la lâcheté. Il medemanderait
une chopine, j'irais de la chopine, je roulerais même
jusqu'au litre.
On apporte des verres.
« A la vôtre ! »
Il boit, s'essuie les lèvres, renfonce son chapeau et
commence :
« Vous avez l'air pauvre, vous êtes mal mis, votre
figure ne plaît pas à tout le monde; une personne qui
vous veut du mal se trouvera sur votre chemin, ceux
qui vous voudront du bien en seront empêchés, mais
vous triompherez de tous ces obstacles à l'aide d'une
troisième personne qui arrivera au moment où vous
vous y attendrez le moins. Il faudrait pour connaître
son nom, regarder dans le jeu des sorciers. C'est cinq
sous pour tout savoir. »
Je ne puis pas mettre encore cinq sous, même pour
tout savoir !
L'homme se dépêche de m'expédier.
ci Vous tirerez le diable par la queue jusqu'à
quarante ans; alors, vous songerez à vous marier,
mais il sera trop tard : celle qui vous plaira vous
trouvera trop vieux et trop laid, et l'on vous renverra
de la famille. »
Il me pousse dans le corridor et appelle le dix de
trèfle.
Il n'y a plus qu'à aller du côté de l'amoureuse à
Matoussaint.
MATOUSSAIÏsT ? 15
Je ne connais malheureusement que sa figure et son
petit nom. Matoussaint l'avait baptisée Torchonette.
Je bats la rue des Vieux-Augustins en longeant les
trottoirs et cherchant les fruitières : il y en a deux ou
trois. Je me plante devant les choux et les salades eu
regardant passer les femmes; toutes me voient rôder
avec des gestes de singe, car je fais des grimaces pour
me donner une contenance et je me tortille comme
quelqu'un qui pense à des choses vilaines... je dois
tout à fait ressembler à un singe.
Je ne puis pas aller vers les fruitières et leur dire :
« Avez- vous une nièce qui s'appelle Torchonette
et qui aimait M. Matoussaint? Avez-vous un parent
qui se soûlait tous les jours à la Bastille?»
Je ne puis qu'attendre, continuer à marcher en me
traînant devant les boutiques, avec la chance de voir
passer Torchonette.
J'ai eu cette bêtise, j'ai eu ce courage, comptant
sur le hasard, et jë suis resté des heures dans cette
rue, toisé par les sergents de ville; mon attitude était
louche, ma rôderie monotone, inquiétante.
Il y avait justement une boutique d'horloger et des
montres à la vitrine voisine. Si dans ia soirée on
s'était aperçu d'un vol dans le quartier, on m'aurait
signalé comme ayant fait le guet ou pris l'empreinte
des serrures. J'étais arrêté et probablement condamné.
A l'heure du déjeuner, j'ai eu vingt alertes, croyant
vingt fois reconnaître l'amoureuse à Matoussaint, et
16 MATOUSSAINT?
vingt fois faisant rire les filles sur la porte de l'atelier
ou de la crémerie.
— Quel est donc ce grand dadais qui dévisage tout
le monde ?
Elles me montraient du doigt en ricanant et je de-
venais rouge jusqu'aux oreilles.
Je m'enfuyais dans le voisinage, j'enfilais des ruelles
sales qui sentaient mauvais ; où des femmes à figures
violettes, à robes lilas, à la voix rauque, me faisaient
des signes et me tiraient par la manche dans des
allées boueuses. Je leur échappais en me débattant
sous une averse de mots immondes et je revenais,
mourant de honte et aussi de fatigue, dans la rue des
Vieux-Augustins .
11 y en a qui m'ont pris pour un mouchard.
« C'en est un, ai-je entendu un ouvrier dire à un
autre.
— 11 est trop jeune.
— Va donc! Et le fils à la mère Chauvet qui était
dans la Mobile, n'est-il pas de la rousse mainte-
nant?»
Il faisait chaud. Le soleil cuisait l'ordure à. la
bouche des égouts et pourrissait les épluchures de
choux dans le ruisseau. Il montait de cette rue pié-,
tinée et bordée de fritures une odeur de vase et de
graisse qui me prenait au cœur.
J'avais les pieds en sang et la tête en feu. La
fièvre m'avait saisi et ma cervelle roulait sous mon
crâne comme un flot de plomb fondu.
MAT OUSSAINT? 47
Je quittai mon poste d'observation pour courir où
il y avait plus d'air et j'allai m'affaisser sur un banc
du boulevard, d'où je regardai couler la foule.
J'arrivais de la province où, sur dix personnes, cinq
vous connaissent. Ici les gens roulent par centaines :
j'aurais pu mourir sans être remarqué d'un passant!
Ce n'était même plus la bonhomie de la rue po-
puleuse et vulgaire d'où je sortais.
Sur ce boulevard, la foule se renouvelait sans cesse ;
c'était le sang de Paris qui courait au cœur et J'étais
perdu dans ce tourbillon comme un enfant de quatre
ans abandonné sur une place.
J'ai faim!
Faut-il entamer les sous qui me restent?
Que deviendrai-je , si je les dépense sans avoir
retrouvé Matoussaint ? Où coucherai-je ce soir?
Mais mon estomac crie et je me sens la tête grosse
et creuse ; j'ai des frissons qui me courent sur le corps
comme des torchons chauds.
Allons ! le sort en est jeté !
Je vais chez le boulanger prendre un petit pain
d'un sou où je mords comme un chien.
Chez le marchand de vin du coin, je demande un
canon de la bouteille.
Oh! ce verre de vin frais, cette goutte de pourpre,
sette tasse de sang !
J'en eus les yeux éblouis, le cerveau lavé et le cœur
agrandi. Gela m'entra comme du feu dans les veines;
18 MATOUSSAIHT?
Je n'ai jamais éprouvé sensation si vive sous le ciel !
J'avais eu, une minute avant, envie de me retraîner
jusqu'à la cour des Messageries, et de redemander à
partir, dussé-je étriller les chevaux et porter les
malles sous la bâche pour payer mon retour. Oui,
cette lâcheté m'était passée par la tête, sous le poids
de la fatigue et dans le vertige de la faim. Il a suffi
de ce verre de vin pour me refaire, et je me redresse
droit dans le torrent d'hommes qui roule !
Il est deux heures de l'après-midi.
J'ai les pieds qui pèlent, je n'ai pas aperçu Torcho-
nette chez les fruitières.
Que devenir?
Dans l'une des ruelles que j'ai traversées tout à
l'heure, j'ai vu un garni à six sous pour la nuit.
Faudra-t-il que j'aille là, avec ces filles, au milieu
des souteneurs et des filous ? Il y avait une odeur de
vice et de crime! Il le faudra bien.
Et demain? Demain, je serai en état de vagabondage.
Encore un verre de vin !
C'est deux sous de moins, ce sera mille francs de
courage de plus !
— Un autre canon de la bouteille, dis -je au mar-
chand d'un air crâne, comme s'il devait me prendre
pour un viveur enragé parce que je redoublais au bout
d'une halte d'une heure; comme s'il pouvait me
reconnaître seulement!
iTATOUSSAIST ? 19
Je donne dix sous pour payer — une pièce blanche
au lieu de cuivre; quand on est pauvre-, on fait tou-
jours changer ses pièces blanches.
« Cinquante centimes : Yoilà six sous. — L'homme
me ivnd la monnaie.
— Je n'ai pris qu'un verre.
— Vous avez dit : Un autre...
— Oui.., oui...
Je n'ose m'expHquer, raconter que je faisais allu-
sion au verre d'avant ; je ramasse ce qu'on me donne,
en rougissant, et j'entends le marchand de vin qui dit
•à sa femme :
— Il voulait me carotter un canon, ce mufle-là 1
Je ne puis retrouver Matoussaint !
Si je frappais ailleurs?
Est-ce que Royanny n'est pas venu faire son droit?
Il doit être en première année, je vais filer vers l'École,
je l'attendrai à la porte des cours.
Allons I c'est entendu.
Je sais le chemin : c'est celui du Grand concours,
au-dessus delà Sorbonne.
M'y voici !
Je recommence pour les étudiants ce que j'ai fait
pour les fruitières. Je cours après chacun de ceux qui
me paraissent ressembler à Royanny; je m'abats sur
des vieillards à qui je fais peur, sur des garçons qui
20 SIATOUSSAIXT ?
tombent en garde, je m'adresse à des Royanny, qui
n'en sontpasj j'ai l'air hagard, le geste fiévreux.
Ce qui me fatigue horriblement, c'est mon paletot
d'hiver que j'ai gardé pour la nuit en diligence et que
j'ai porté avec moi depuis mon arrivée, comme un
escargot traîne sa coquille, ou une tortue sa carapace.
Le laisser aux Messageries c'était l'exposer à être
égaré, volé. Puis il y avait un grain de coquetterie;
ma mère a dit souvent que rien ne faisait mieux qu'un
pardessus sur le bras d'un homme, que ça complétait
une toilette, que les paysans, eux, n'avaient pas de
pardessus, ni les ouvriers, ni aucune personne du
commun.
J'ai jeté mon pardessus sur mon bras avec une né-
gligence de gentilhomme.
Ce pardessus est jaune — d'un jaune singulier,
avec de gros boutons qui font un vilain effet sur cette
étoffe raide. Cet habit a l'air d'avoir la colique.
On ne le remarquait pas, ou du moins' je ne m'en
suis pas aperçu, dans la rue des Vieux- Augustins .ou
sur les boulevards, mais ici il fait sensation. On croit
que je veux le vendre; les jeunes gens se détournent
avec horreur, mais les marchands d'habits ap-
prochent.
Ils prennent les basques, tâtent les boutons, comme
des médecins qui soignent une variole, et s'en vont;
mais aucun ne m'offre un prix. Us secouent la tête
tristement, comme si ce drap était une peau malade
et que je fusse un homme perdu.
Et il pèse, ce pardessus I
MAT OTTSSAINT? 21
Avec mes courses vers l'un, vers l'autre, le grand
air, et ce poids d'étoffe sur le bras, j'en suis arrivé
a l'épuisement, à.la fringale, à l'ivrognerie!
J'ai déjà mangé un petit pain, bu deux canons de
la bouteille, et j'ai encore soif et j'ai encore faim ! La
boulimie s'en mêle !
Pas de Matoussaint, pas de Royanny !
Je me suis décidé à entrer dans les amphithéâtres.
J'ai produit une émotion profonde, mais n'ai pas
aperçu ceux que je cherchais.
Les salles se vident, une à une. Un à un les élèves
s'éloignent, les professeurs se retirent. On n'a vu que
moi dans les escaliers, dans la cour, — moi et mon
paletot jaune.
Le concierge m'a remarqué, et au moment de faire
tourner la grosse porte sur ses gonds, il jette sur ma
personne un regard de curiosité ; il me semble même
lire de la bonté dans ses yeux.
Il a dû voir bien des timides et des pauvres depuis
qu'il est dans cette loge. Il a entendu parler de plus
d'une fin tragique et de plus d'un début douloureux,
dans les conversations dont son oreille a saisi des
débris. Il me renseignerait peut-être.
Je n'ose, et me détourne en sifflotant comme un
homme qui a mené promener son chien ou qui
attend sa bonne amie, et qui a pris un pardessus
aune, parce qu'il aime cette couleur-là.
La porte tourne, tourne, elle grince, ses battants
se rejoignent, ils se touchent — c'est fini!
22 M AT OtI S SAINT ?
Elle me montre une face de morte. Je ne sais où
est, Matoussaint, je n'ai pu retrouver Royanny. J'irai
eoucîier dans la rue où est le garni à six sous.
Je montre le poing à cette maison fermée qui ne m'a
pas livré le nom d'un ami chez lequel je pourrais
quêter un asile et un conseil.
Pourquoi n'ai-je pas parlé à ce portier qui me
semblait un brave homme? Poltron que je suis!
Ah ! s'il sortait ! . . .
Il sort.
Je l'aborde courageusement; je lui demande —
qu'est-ce que je lui demande donc? — Je ne sais,
j'hésite et je m'embrouille; il m'encourage et je finis
par lui faire savoir que je cherche un nommé
Royanny et que l'École doit avoir son adresse, puisque
Royanny est étudiant en droit.
« Allez voir le secrétaire de la Faculté, M. Reboul. »
Il rentre dans l'Ecole avec moi et m'indique l'es-
calier.
M. Reboul m'ouvre lui-même — un homme blême,
lent, l'air triste, la peau des doigts grise.
« Que désirez-vous? Les bureaux sont fermés...
Vous avez donc quelqu'un avec vous? »
Il regarde au coin de la porte.
C'est que j'ai planté là mon paletot jaune qui a
l'air d'un homme ; M. Reboul a peur et il me repousse
dans l'escalier.
Le gardien me recueille, je ressaisis mon paletot
MATOU SSAINT? 23
comme on lève un paralysé et je m'en vais, tandis
que M. Reboul se barricade.
« Écoutez, me dit le concierge, je vais prendre sur
moi de regarder dans les registres, en balayant.
Faites comme si vous étiez domestique et descendez
dans la salle des inscriptions. »
Je fais comme si j'étais domestique. Je mets ma
coiffure dans un coin et je retrousse mes manches.
Ah ! si j'avais un gilet rouge au lieu d'un paletot
jaune !
Nous entrons dans la salle du secrétariat et l'on
cherche à l'R.
Ro... Ro... Royanny (Benoît), rue de Vaugirard, 4.
Le concierge s'empresse de fermer le registre et de
Je remettre en place.
Je le remercie.
« Ce n'est rien, rien. Mais filez vite! M. Reboul va
peut-être venir et il est capable de crier au secours s'il
voit, encore votre paletot I »
il!
HOTEL LISBONNE
4, rue de Vaugirard... Hôtel Lisbonne? C'est aa
soin de la rue Monsieur-le-Prince.
Je demande M. Royanny.
« Il n'y est pas . Qu'est-ce que vous lui voulez ?
Vous êtes de Nantes, peut-être?... »
La concierge qui est une gaillarde me questionne
brusquement et d'affilée.
« Je ne suis pas de Nantes, mais j'ai été au collège
avec lui.
— Ah! vous avez été à Nantes? "Vous connaissez
M. Matoussaint?
— M. Matoussaint? oui. »
Je lui conte mon histoire. C'est justement aprè>
M, Matoussaint que je cours depuis cinq heures dii
matin !...
« En voilà un qui est drôle, hein ! Il demeure ers
sut, à rôté de M. Royanny — qui répond pour lui.
HOTEL LISBONNE. 23
vous sentez bien — Matoussaint n'a pas le sou... c'est
un pané,., ça écrit. »
Les concierges m'ont l'air tous du même avis pour
les écrivains.
« Et Matoussaint est chez lui?
— Non, mais il ne ratera pas l'heure du dîner,
allez ! vous le verrez rentrer avec sa canne de tam-
bour-major et son chapeau de jardinier quand on
sonnera la soupe. »
Je vois, en effet, au bout d'un instant, par la cage
de l'escalier, monter un grand chapeau sous lequel
t>n ne distingue personne — les ailes se balancent
comme celles d'un grand oiseau qui emporte un
mouton dans les airs.
« C'est toi?...
— Matoussaint I
— Vingtras ! »
Nous nous sommes jetés dans les bras l'un de
l'autre et nous nous tenons enlacés.
Nous sommes enlacés. .
Je n'ose pas lâcher le premier, de peur de paraître
trop peu ému, et j'attends qu'il commence. Nous
sommes comme deux lutteurs qui se tâtent — lutte
de sensibilité dans laquelle Matoussaint l'emporte sur
Vingtras. Matoussaint connaîL mieux que moi les
traditions et sait combien de temps doivent durer les
accolades ; quand il faut se relever, quand il faut se
reprendre. Il y a longtemps que je crois avoir été
3 •
28 HOTEL LISBONNE.
assez ému, et Matoussaint me tient encore très
serré.
A la fin, il me rend ma liberté : nous nous repei-
gnons, et il me demande en deux mots mon histoire.
Je lui conte mes courses après Torchonette.
« Il n'y a plus de Torchonette : celle que j'aime
maintenant se nomme Angelina. Je vais t'introduire=
Suis-moi. — Et il m'emmène devant mademoiselle
Angelina.
— Je te présente un frère — un second frère, Ving-
tras, dont je t'ai parlé souvent, et qui vient rompre
avec nous le pain de la gaieté, (se tournant vers moi)
tu viens pour ça, n'est-ce pas?
Notre avenir doit éclore
Au soleil de nos vingt ans.
Aimons et chantons encore,
La jeunesse nVqu'un temps!
Tous au refrain, hé, les autres !
Aimons et chantons encore,
La jeunesse n'a qu'un temps 1
Angelina est une grande maigre , pâle , au nei
pointu, mais aux lèvres fines.
« Ah ! tu sais, dit-elle, après être allée au refrain,
le boulanger est venu, et il a dit qu'il ne monterait
plus de jocko si on ne lui payait pas la dernière note
— Et Royanny?
— Rovanny! il est sorti pour voir si on voudrait
HOTEL LISBONNE. v7
lui prendre son pantalon au clou de la Contrescarpe,
on n'en a pas voulu au Condé. »
Matoussaint, qui vient d'accrocher son chapeau
immense à une patère dans le mur (comme un Grec
accroche son bouclier), Matoussaint se gratte le front.
« Tu vois, frère, la misère nous poursuit.
Frère? — Ahl c'est moi! — Je n'y pensais plus. Je
n'ai jamais eu de frère et je ne puis pas me faire à
cette tendre appellation, du premier coup.
« Mais, dis-donc, fait-il en changeant de ton, tu
débarques? Tu dois avoir de l'argent? Les arrivants
ont toujours le sac. »
Je dépose mon bilan.
Angelina me regarde d'un air de mépris.
« Et ça, dit Matoussaint en se précipitant sur ce
qui me suit et qu'on a pris tour à tour, depuis ce
matin, pour un malade et pour un voleur; ça, ça peut
*e mettre au clou. »
Angelina hausse les épaules jusqu'au plafond.
« On peut le vendre, toujours ! Veux-tu le vendre?
Tiens-tu a cette jaunisse?
— Non. . . »
Un « non » hypocrite.
Pauvre vieux paletot ! il est bien laid et il m'a valu
aujourd'hui bien des humiliations, mais j'étais habitué
à lui comme à un mêuble de notre maison. Il m'a
tenu trop chaud et il était trop lourd sur mon bras
toute cette après-midi, mais la nuit il m'a empêché de
grelotter. J'aurai encore des nuits froides dans la viel
28 HOTEL LISBONNE.
Les hivers qui viendront, il pourrait me servir de
couverture si mon lit n'en a qu'une. Puis, il a été sur
le dos de mon père, le professeur, avant de m'être
abandonné ! Les élèves en ont ri, mais c'était une
gaieté d'enfants; ce n'était pas la brutalité d'une
vente au rabais, ni la mise à l'encan d'une vieille
chose qui, toute ridicule qu'elle fût, a^ait son odeui
de relique...
Gela n'a duré qu'un instant. C'est bien mauvais
signe, si j'ai de ces sensibilités-là, à l'entrée de la car-
rière !
— Pstt pstt, ho ! hé ! marchand d'habits !
Le marchand d'habits est monté et nous a donné
quarante sous de la relique.
Ces quarante sous, ajoutés aux huit sous qui me
restent, apportent la gaieté dans la mansarde.
Du pain, un litre, et des côtelettes à la sauce : il y a
tout cela dans nos quarante-huit sous !
C'est moi qui irai commander. — Je dirai : « Des
côtelettes avec beaucoup de cornichons », et, quand
le garçon viendra avec la boîte en fer-blanc, je lui
donnerai deux sous de pourboire; je lui donnerai
même trois sous au lieu de deux, j'ai le droit de faire
des folies au péril de mon avenir.
Nous avons bien dîné, ma foi !
On a tiré au sort à qui aurait la dernière rondelle
de cornichon, on a trouvé encore de quoi acheter un
gros pain, de quoi prendre son café, et l'on a braillé,
HOTEL LISBONNE. 29
ri et chanté, jusqu'à ce qu'Angelina ait dit qu'il étail
temps de chercher où me coller pour la nuit.
La concierge à qui l'on a parlé de l'affaire Truchct
me logerait bien s'il y avait de la place, et me ferait
crédit d'une demi-semaine. Mais tout est pris.
Elle se rappelle heureusement que les Riffault lui
ont parlé d'un cabinet qui est libre. Les Riffault tien-
nent un hôtel rue Dauphine, 6, près du café Gonti.
Elle écrit avec son orthographe de portière un
mol pour les Riffault qu'elle connaît, et qui ont été
concierges, comme elle, avant de s'établir.
Avec ce mot, gras comme les doigts du charcutier
qui a vendu les côtelettes, je vais m compagnie de
Matoussaint, rue Dauphine, et quoiqu'il soit minuit,
on m'ouvre et l'on me conduit au cabinet libre.
J'y arrive par une espèce d'échelle à marches pour-
ries qui a pour rampe une corde moisie et graisseuse;
au sommet, entre quatre cloisons, une chaise dé-
paillée, une table cagneuse, un lit tout bas, en bois
rouge, recouvert d'une couverture de laine poudreuse
— poudreuse comme quand la laine était sur le dos
du mouton; — l'air ébranle la fenêtre disjointe et
passe par un carreau brisé.
Matoussaint lui-même semblé effrayé; il a failli se
casser les reins en descendant l'échelle.
« Tu es tombé?
— Non. »
Mais je sais que Matoussaint n'aime pas à avouer
qu'il est tombé, et il riait toujours (bien jaune) quand
'3.
30 HOTEL LISBONNE.
il lui arrivait de prendre un billet de parterre au col-
lège ; il disait que c'était exprès.
JE SUIS CHEZ MOI!
«
Ce cabinet est misérable, mais je n'ouvrirai cette
porte qu'à qui il me plaira, je la fermerai au nez de
qui je voudrai ; j 'écraserais dans la charnière les doigts
de ceux qui refuseraient de filer, je ferais rouler au
bas de cette échelle le premier qui m'insulterait, dussé-
je rouler avec lui, si je ne suis pas le plus fort, ce qui
est possible, mais on dégringolerait tous les deux.
JE SUIS CHEZ MOI!
Je rôde là dedans comme un ours, en frottant les
murs...
JE SUIS CHEZ MOI!
Je le crierais! Je suis forcé de mettre ma main sur
ma bouche pour arrêter ce hurlement d'animal...
Il y a deux heures que je savoure cette émotion.
Je finis par m'étendre sur mon ht maigre, et par
les carreaux fêlés je regarde le ciel, je l'emplis de mes
rêves, j'y loge mes espoirs, je le raye de mes craintes;
il me semble que mon cœur — comme un oiseau —
plane et bat dans l'espace.
Puis, c'est le sommeil qui vient... le songe qui flotte
dans mon cerveau d'évadé...
A la fin mes yeux se ferment et je m'endors tout
habillé, comme s'endort le soldat en campagne.
Le matin, au réveil, ma joie a été aussi grande que
la veille.
H OTBIi LISBONNE. 31
Il venait justement un soleil tout clair d'un ciel
tout bleu, et des handes d'or rayaient ma couverture
terne; dans la maison une femme chantait, des oiseaux
piaillaient à ma fenêtre.
On m'a fait cadeau d'une fleur. C'est la petite
Riffault à qui l'on avait donné plein son tablier d'œil-
lets rouges, et qui, voyant ma porte ouverte, m'a crié
du bas de l'échelle :
« Veux-tu un œillet, monsieur? »
Je l'ai mis dans un gros verre qui traînait sur la
table boiteuse.
C'eût été une fiole de mousseline, une coupe de
cristal, que j'aurais été moins heureux : dans le fond
de ce verre je relisais les pages de ma vie de campa-
gne et j'entendais vibrer des refrains d'auberge.
On avait de ces gros verres-là dans les cabarets de
la Haute-Loire...
Enfin j'ai touché mon argent I M. Truchet est re-
venu.
J'ai gardé six francs pour les Riffault. Mon ckezmot
me coûte six francs ; il faut ce qu'il faut !
J'ai donné le reste à Angelina pour la pot-bouille.
Dès le premier jour on a détourné de la caisse à
pot-bouille six autres francs pour aller au théâtre.
Après un bon dîner, on est descendu sur la Porte-
Saint-Martin où se joue la pièce qu'on veut voir : la
Misère, par M. Ferdinand Dugué.
On boit en route et Matoussaint est très lancé.
Le rideau se lève.
32 HOTEL LISBONNE.
Le héros (c'est l'acteur Munié) arrive avec un pis-
tolet sur la scène.
11 hésite « Faut -il vivre honnête ou assassiner?
Sera-ce la vie bourgeoise ou l'échafaud? »
Matoussaint crie : l'échafaud ' l'échafaud!
Les quarante francs y ont passé.
On s'est bien amusé pendant dix jours et îe n'ai
pas songé une minute au moment ou l'on n'aurait
plus le sou
Ce moment est arrivé ; il ne reste pas cinquante cen-
times à partager entre l'hôtel Lisbonne et l'hôtel
Riffault.
Je viens de remonter mon échelle, de fermer ma
porte. Je n'ai mangé que du bout des dents à dîner,
il y avait trop peu, mais j'ai acheté un chignon de
pain bis pour le croquer dans mon taudis.
Il n'est que huit heures.
La soirée sera longue dans ce trou, mais j'ai besoin
d'être seul; j'ai besoin d'entendre ce que je pense, au
lieu de brailler et d'écouter brailler, comme je fais de-
puis huit jours. Je vis pour les autres depuis que je
suis là; il ne me reste, le soir, qu'un murmure dans
les oreilles, et la langue me fait mal à force d'avoir
parlé ; elle me brûle et me pèle à force d'avoir fumé.
Ce verre d'eau, tiré de ma carafe trouble, me plaît
plus que le café noir de l'hôtel Lisbonne ; mes idées
sont fraîches, je vois clair devant moi, oh! très clair!
C'est la misère demain.
Matoussaint assure que ce n'est rien.
HOTEL LISBONNE. 33
Est-ce que Schaunard, Rodolphe, Marcel, n'en ont
pas de là misère, et est-ce qu'ils ne s'amusent pas
comme des fous en ayant des maîtresses, en faisant
des vers, en dînant sur l'herbe, en se moquant des
bourgeois?
Je n'ai pas encore dîné sur l'herbe ; je n'ai presque-
pas dîné même, pour bien dire.
Pauvre mère Vingtras, elle m'a prédit que je regret-
terais son pot-au-feu! Peut-être bien...
Je lui ai écrit pour lui annoncer mon installation à
l'hôtel Riffault, dans une chambre très propre.
J'avais ajouté que j'avais fait connaissance de gens
qui pourraient m'être très utiles (!).
Je veux parler de Matoussaint, d'Angelina, de
Royanny. — Ils m'ont été utiles, en effet, pour le
paletot jaune, et ils peuvent me donner l'adresse de
tous les monts-de-piété du quartier.
Ma mère m'a répondu.
Il tombe de sa lettre un papier rouge. Bon pour
quarante francs, écrit en travers. C'est un mandet de
poste!
Un mot joint au mandat :
« Ton père t'enverra quarante francs tous les mois. »
Quarante francs tous les mois!
Je n'y comptais pas, je croyais que les quarante
francs du père Truchet étaient quarante francs une
ois pour toutes.
Quarante francs!...
On peut payer son loyer, acheter bien du pain et
34 HOTEL LISBONNE.
des côtelettes à la sauce, et même aller voir la Misèreh
la Porte-Saint-Martin avec quarante francs par mois ! . ..
J'ai eu de l'émotion, en présentant mon mandat
rouge à la poste.
J'avais peur qu'on me prît pour un faussaire.
Non! j'ai reçu huit belles pièces de cinq francs!...
Je les ai emportées dans mon grenier, et toute
la journée, j'ai fait des comptes.
J'ai établi mon bilan.
DÉPENSES
CAPITAL
INDISPENSABLES.
MENSUEL.
fr.
c.
fr. c
4
50
40 00
L
OU
Q
fin
1
50
Blanchissage. .
1
00
0
20
0
10
0
fin
17
80
17 80
22 20
NO D RUITURK
A midi.
0
20
0
10
Le soir,
0
20
0
10
0
10
Total par jour
0
70
21 00
Reste pour dépenses imprévues
1 20
Revoyons cela!
HOTEL LISBONNE. 35
Tabac. — Trois sous à fumer par jour.
Journaux. — Le Peuple, de Proudhon, tous les
matins.
Cabinet de lecture — Si je rayais cet article,
ce ne serait pas seulement 3 francs, ce serait
4 fr. 50 c. que j'économiserais, puisque je compte
trente sous de chandelle pour pouvoir lire, en ren-
trant chez moi, les ouvrages de location. Mais non !
C'est là le plus clair de ma joie, le plus beau de
ma liberté, sauter sur les volumes défendus au col-
lège, romans d'amour, poésies dupeuple, histoires de
la Révolution ! Je préférerais ne boire que de l'eau
et m'abonner chez Barbedor ou chez Blosse.
Blanchissage. — Mon blanchissage de gros ne me
coûtera rien. Tous les dix jours , je confierai mon
linge au conducteur de la diligence de Nantes, qui se
charge de le remettre sale à ma mère et de le rap-
porter propre à son fils. Mais je consacre un franc à
mes faux-cols ; je voudrais qu'ils ne me fissent qu'une
fois, mes parents voudraient deux. Vingt sous pour
le fin, ce n'est pas trop.
Entretien. — Je puis me raccommoder avec un
iou de fil et un sou d'aiguilles.
Chambre. — C'est six francs.
NOURRITURE. — 21 francs. C'est assez.
Il me reste 1 fr. 25 cent, pour dépenses imprévues:
Il faut toujours laisser quelque chose pour les dépenses
imprévues. On ne saitpas ce qufpeut arriver.
36 HOTEL LISBONNE.
J'étouffe de joie ! j'ai besoin de boire de l'air et de
fixer Paris. Je tends le cou vers la croisée. Je la croyais
ouverte : elle était fermée, et je casse un carreau.
Comme j'ai bien fait d'ouvrir un compte pour le
casuel !
Je suis allé changer mes pièces de cent sous pour
faire des petits tas, snr lesquels je pose une éti-
quette : Tabac, savon de Marseille, Entretien.
Il faut de l'ordre, pas de virements.
J'ai filé chez Barbedor, passage du Pont-Neuf. C'est
lui qui a le plus de pièces et de romans.
« Je veux un abonnement.
— C'est trois francs.
— Les voilà.
— Et cent sous pour le dépôt. »
Malheureux, je n'avais pas songé au dépôt !
J'ai dû balbutier ,^me retirer... Faut-il remonter
chez moi et prendre sur les autres tas ?
J'entrerais là dans une voie trop périlleuse ! Mieux
vaut attendre et tâcher d'amasser pour ce petit cau-
tionnement.
Ces cent sous me firent bien faute! Je dus vivre sur
mon propre fonds, pendant que les autres, qui avaien!
cent sous de dépôt, avaient à leur disposition tous Iga
bons livres. Il est vrai que j'eus trois francs de plus
à consacrer à ma nourriture ou à mes plaisirs ; j'éco-
nomisais aussi sur la chandelle ; mais je ne pénétrai
dans la littérature contemporaine que tard, faute de
ce premier capital.
ÎV
L* A V E N I R
Et maintenant, Vingtras, que vas-tu faire?
Ce que je vais faire? Mais le journaliste, que j'ai
connu avec Matoussaint, n'est-il pas là, pour me pré-
senter comme apprenti dans l'imprimerie du journal
où il écrivait?
Je cours chez lui.
Il me rit au nez.
« Vous ouvrier !
— Mais oui! et cela ne m'empêchera pas de faire
de la révolution — au contraire! j'aurai mon pain
cuit, et je pourrai parler, écrire, agir comme il me
plaira.
— Votre pain cuit? Quand donc? Il vous faudra
d'abord être le saute- ruisseau de tout l'atelier; à dix-
sept ans, et en en paraissant vingt! Vous êtes fou et le
patron de l'imprimerie vous le dira tout le premier !
Mais c'est bien plus simple, tenez! Passez-moi mon
paletot, mettez votre chapeau et allons-y! »
Nous y sommes allés.
4
38 l'avenir.
Il avait raison ! On n'a pas voulu croire que je par-
lais pour tout dé bon.
L'imprimeur m'a répondu :
Il fallait venir à douze ans.
— Mais à douze ans, j'étais au bagne du collège!
Je tournais la roue du latin.
— Encore une raison pour que je ne vous prenne
pas ! Par ce temps de révolution, nous n'aimons pas
les déclassés qui sautent du collège dans l'atelier. Ils
gâtent les autres. Puis cela indique un caractère mal
fait, ou qu'on a déjà commis des fautes... Je ne dis
point cela pour vous qui m'êtes recommandé par
monsieur et qui m'avez l'air d'un honnête garçon.
Mais, croyez-moi, restez dans le milieu où vous avez
vécu et faites comme tout le monde.
Là-dessus, il m'a salué et a disparu.
— Que vous disais-je? a crié le journaliste. Vous
vous vous y prenez trop tard, mon cher! Des mous-
taches, un diplôme!... Vous pouvez devenir cocher
avec cela et avec le temps, mais ouvrier, non ! Je suis
forcé de vous quitter. A bientôt. »
Je suis resté bête et honteux au milieu de la rue.
Eh bien non! je n'ai pas lâché prise encore! et
dans ce quartier d'imprimerie j'ai rôdé, rôdé, comme
le jour où je cherchais Torchonette.
J'ai attendu devant les portes, les pieds dans le
ruisseau; dans les escaliers, le nez contre les murs;
il a fallu que deux patrons imprimeurs m'enten-
dissent!
Ils m'ont pris, l'un pour un mendiant qui visait
l'avenir. 39
à Se faire offrir cent sous; l'autre, pour un poète qui
voulait être ouvrier pendant quatre jours afin de
ressembler à Gilbert ou à Magut.
Il ne faut pas songer au bonnet de papier et au
bourgeron bleu!
Quel autre métier? — Celui de l'oncle menuisier,
celui de Fabre cordonnier? Je me suis gardé d'en
rien dire au journaliste ni à Matoussaint, ni à sa
bande, mais je suis allé dans les gargotes m'asseoir à
côté de gens qui avaient la main vernissée de l'ébé-
niste ou le pouce retourné du savetier. J'ai lié con-
naissance, j'ai payé à boire, j'ai dérangé mon budget,
crevé mon bilan, quitte à ne pas manger les derniers
du mois !
Tous m'ont découragé.
L'un d'eux, un vieux à figure honnête, les joues
pâles, les cheveux gris, m'a écouté jusqu'au bout, et
puis, avec un sourire douloureux, m'a dit :
«Regardez-moi! Je suis vieux avant l'âge. Pour-
tant je n'ai jamais été un ivrogne ni un fainéant. J'ai
toujours travaillé, et j'en suis arrivé à cinquante-
deux ans, à gagner à peine de quoi vivre. C'est mon
fils qui m'aide. C'est lui qui m'a acheté ces souliers-
là. 11 est marié, et je vole ses petits enfants
Il parlait si tristement qu'il m'en est venu des
larmes.
— Essuyez ces yeux, mon garçon' Il ne s'agit pa
40 L'AVE ÎTIE.
de me plaindre, mais de réfléchir. Ne vous acharnez
pas à vouloir être ouvrier !
Commençant si tard, vous ne serez jamais qu'une
mazette, et à cause même de votre éducation, vous
seriez malheureux. Si révolté que vous vous croyiez,
vous sentez encore trop le collège pour vous plaire
avec les ignorants de l'atelier ; vous ne leur plairiez
pas non plus ! vous n'avez pas été gamin de Paris, et
vous auriez des airs de monsieur. En tous cas, je vous
le dis : au bout de la vie en blouse, c'est la vie en gue-
nilles... Tous les ouvriers finissent à la charité, celle
du gouvernement ou celle de leurs fils...
— A moins qu'ils ne meurent à la Croix- Rousse !
— Avez-vous donc besoin d'être ouvrier pour
courir vous faire tuer à une barricade, si la vie vous
pèse!... Allons! prenez votre parti de la redingote
pauvre, et faites ce que l'on fait, quand on a eu les
bras passés par force dans les manches de cet habit-là.
Vous pourrez tomber de fatigue et de misère
comme les pions ou les professeurs dont vous parlez !
Si vous tombez, bonsoir ! Si vous résistez, vous resterez
debout au milieu des redingotes comme un défenseur
de la blouse. Jeune homme, ilya là une place à pren-
dre ! Ne soyez pas trop sage pour votre âge ! Ne
pensez pas seulement à vous, à vos cent sous par jour,
à votre pain cuit, qui roulerait tous les samedis dans
votre poche d'ouvrier... C'est un peu d'égoïsme cela,
camarade !... On ne doit pas songer tant à son estomac
quand on ace que vous semblez avoir dans le cœur l »
Il s'arrêta, m'étreignit la main et partit.
l'aveîtib. 41
Il doit être depuis longtemps dans la tombe.
Peut-être mourut-il le lendemain. Je ne l'ai pas
revu.
C'est lui qui a décidé de ma vie !
C'est ce vieillard me montrant d'aboi d le pain de
l'ouvrier sûr au début, mais ramassé dans la cha-
rité au bout du chemin, puis accusant ma jeunesse
d'être égoïste et lâche vis-à-vis de la faim ; c'est lui
qui me fit jeter au vent mon rêve d'un métier. Je
rentrai parmi les bacheliers pauvres.
J'ai été triste huit grands jours, mais c'est l'au-
tomne ! Le Luxembourg est si beau avec ses arbres
dorés sur bronze, et les camarades sont si insouciants
et si joyeux! Je laisse rire et rêver mes dix-«ept ans !
Nous arrosons notre jeunesse de discussions à tous
crins, de querelles à tout propos, de soupe à l'oignon
et de vin à quatre sous !
Le vin à quat'sous,
Le vin à quat'sous.
« Comme il est bon ! » disait Matoussaint en faisant
claquer sa langue.
Matoussaint le trouvait peut-être mauvais, mais
dans son rôie de chef de bande il faisait entrer l'insou-
ciance du jeûne, comme des punaises, et la foi dans
les liquides bon marché.
Il n'était pas à jeter après tout, ce petit vin à quatre
sous!
' Comme j'ai passé de bonnes soii ées sous ce'hangar
4.
42 L'AVENIR.
de la rue de la Pépinière, à Montrouge, où il y avait
des barriques sur champ, et qui était devenu notre
café Procope ; où l'on entendait tomber le vin du
goulot et partir les vers du cœur; où Ton ne songeait
pas plus au lendemain que si l'on avait eu des millions ;
où l'on se faisait des chaînes de montre avec les
perles du petit bleu roulant sur le gilet; où, pour
quatre sous, on avait delà santé, de l'espoir et du bon-
heur à revendre. Oui, j'ai été bien heureux devant
cette table de cabaret, assis sur les fûts vides !
Quand on revenait, la mélancolie du soir nous
prenait, et nos masques de bohèmes se dénouaient;
nous redevenions nous, sans chanter l'avenir, mais en
ramenant silencieusement nos réflexions vers le passé.
A dix minutes du cabaret on criait encore, mais un
quart d'heure après, la chanson elle-même agonisait,
et l'on causait — on causait à demi-voix du pays! —
On se mettait à deux ou trois pour se rappeler les
heures de collège et d'école, en échangeant le sou-
venir de ses émotions. On était simples comme des
enfants, presque graves comme des hommes, on
n'était pas poète, artiste ou étudiant, on était de son
village.
C'était bon, ces retours du petit cabaret où l'on ven-
dait du vin à quatre sous.
Nous avons fait une folie une fois, nous avons pris
du vin fin, un muscat qu'on vendait au verre, un
muscat qui me sucre encore la langue et qu'on nous
reprocha bien longtemps.
l'ave NIE.. 43
Nous tenions la caisse, cette semaine-là, Royanny
et moi. Boire du muscat, c'était filouter, trahir!
Nous fûmes traîtres pour deux verres.
Si toutes les trahisons laissent-si bon goût, il n'y a
plus à avoir confiance en personne.
Voilà le seul extra, la seule folie, le seul luxe de ma
vie de Paris, depuis que j'y suis.
Il y a aussi l'achat d'un géranium et d'un rosier,
puis d'une motte de terre ou étaient -attachées des
marguerites. Chaque fois que j'avais trois sous que je
pouvais dérober à la colonie — sans voler (c'était
assez du remords du muscat) — chaque fois, j'allais
au Quai aux fleurs cueillir du souvenir. Pour mes trois
sous j'emportais la plante ou la feuille qui avait le plus
l'odeur du Puy ou de Farreyrolles ; j'emportais cela
en cachette, entre mon cœur et ma main, comme si je
devais être puni d'être vu ! tant j'avais envie — et
besoin aussi — dans cette boue de Paris, de me réfu-
gier quelquefois dans les coins heureux de ma pre-
mière jeunesse!
Un malheur!
Mon petit cabinet de l'hôtel Riffault m'a été pris un
mois après mon arrivée. Les propriétaires ont fait
rafraîchir la maison, et l'on a renversé mon échelle,
profané ma retraite; on a fait un grenier de ce qui
avait été mon paradis d'arrivant... J'ai dû partir,
chercher ailleurs un asile.
44 l'avenir.
Je n'ai rien trouvé à moins de dix francs. Les loyers
montent, montent!
J'ai fait toutes les maisons meublées de la rue Dau-
phine, chassé de chacune par l'odeur des plombs ou
le bruit des querelles. Je voulais le calme dans le trou
où j'allais me nicher. Je suis tombé partout sur des
enfants criards ou des voisins ivrognes.
Je n'ai eu un peu de sérénité que dans une maison
où ma chambre donnait sur le grand air ! J'étais bien
seul et je voyais tout le ciel ; mais il y avait au rez-de-
chaussée un café par où je devais passer pour rentrer:
ce qui m'obligeait à revenir le soir avant que l'esta-
minet fermât, et me privait des chaudes discussions
avec les camarades. Elles étaient bien en train et dans
toute leur flamme au moment où il fallait partir.
C'était une véritable souffrance, etdeux ou trois fois je
préférai ne pas regagner mon logis, sortir de l'hôtel
Lisbonne à deux heures du matin, et m'éreinter à
battre le pavé jusqu'à ce que le café ouvrît l'œil et
laissât tomber ses volets.
J'étais bien las de ma rôderie nocturne, et j'avais
la tristesse pesante et gelée de la fatigue. J'avais, en
plus, à soutenir le regard de la patronne qui m'avait
attendu un peu, malgré tout — qui attendait même
ma quinzaine quelquefois !...
Elle avait l'air de me dire, quand je rentrais gre-
lottant, fripé et traînant la jambe^ queje trouvais bien
de l'argent pour passer les nuits, que je ferais mieux
d'en trouver pour payer ma chambre.
Elle avait l'habitude de me jeter mes bouquets dans
l'avenir. 45
le plomb, si je me permettais d'avoir des bouquets
d lorsque je restais à devoir encore 4 ou 5 francs.
Son mari était malbeureusement un brave homme.
Malheureusement! Oui, car je l'aurais battu s'il
avait été comme elle et je lui aurais fait payer à coups
de bottes mes bouquets jetés dans le plomb.
Notre avenir doit éclorel etc., etc.
Je ne voyais pas éclore mon avenir, et je voyais
pourrir mes fleurs.
Si petite qu'elle fût, j'ai pourtant partagé une de
mes chambres de dix francs.
Matoussaint avait fait connaissance, je ne sais où,
d'un ancien cuirassier — qui attendait de l'argent.
C'était sa profession ; il devait nous faire des avances à
tous avec cet argent; il avait promis à Matoussaint
d'éditer son Histoire de la Jeunesse à laquelle il avait
semblé prendre un intérêt puissant.
« C'est écrit avec des balles, avait-il dit. »
Il avait achevé de séduire Matoussaint en lui four-
nissant des détails militaires, des mots techniques,
pour rendre émouvante une attaque de barricade en
Juin trente-neuf.
Aussi était-il du bivouac et mangeait-il à notre
cantine, au hasard de notre fourchette.
Il manqua de logement à un moment — il lui en fal-
lait un cependant — pour faire adresser V argent.
« Tu comprends, c'est à toi de le prendre, m'a dit
Matoussaint. Royanny et les camarades ont tous des
46 l'avenir.
femmes. .. ils ne peuvent pas faire coucher le cuirassier
avec eux. Moi, j'ai Angelina. Mets-toi à ma place... »
A sa place, non. — Angelina était trop maigre .'
C'était donc moi, le célibataire, qui devais rendre
ce service à la communauté : je n'ai pas osé'refuser.
Oîi! quel supplice! Toujours ce grand cuirassier
avec moi ! Il a dit au propriétaire qu'il était mon
frère, pour expliquer notre concubinage.
Que dirait ma mère chargée d'un autre fils ? —
accusée d'avoir un enfant que mon père ne connaît
pas !
Oui, c'est du concubinage! Ce cuirassier se mêle
à mes pensées, entre dans ma vie, m'empêche de
dormir, si j'en ai envie, de marcher si ça me prend;
ses jambes tiennent toute la place! Il a une pipe
qui sent mauvais et un crâne qui me fait horreur,
dégarni du milieu comme une tête de prêtre ou un
derrière de singe. Il me tourne le dos pour dormir,
je vois cette place blanche... je me suis levé plusieurs
fois pour prendre l'air ; j'avais envie de l'assassiner!
Mais, un beau matin, je n'ai plus senti son grand
cadavre près de moi. Il était parti! parti en emportant
mes bottines. J'ai dû attendre la nuit noire pour re-
monter, en chaussettes, à Y hôtel- Lisbonne, j'avais l'air
d'un pèlerin, — d'un jeune marin qui avait promis
dans un naufrage de porter un cierge, pieds nus ou
en bas de laine, à Sainte-Geneviève.
« On m'a battu pendant toute mon enfance, cela m'a
l'avenie. 47
durci la peau et les os, — point le cœur, je ne pense
pas ! mais je trouve je ne sais quelle joie féroce à m'a-
ligner avec les fanfarons de vigueur.
•A ceux qui ont eu la folie de me provoquer, je crie:
— Mais vous ne savez donc pas que j'ai dû me laisser
rosser pendant dix ans... que les commandements de
Dieu et de L'Église le voulaient... Je m'en serais bien
moqué, mais si j'avais crié trop fort, on aurait
destitué papa... Allons, rangez-vous, que je le cor-
rige, ce fou qui me cherche querelle, à moi, l'échappé
des mains paternelles!... J'ai dix ans de colère dans
les nerfs, du sang de paysan dans les veines, l'instinct
de révolte... Je ne voudrais pas être méchant, mais
j'ai à faire sortir les coups que j'ai reçus... Ne me
touchez pas! Prenez garde!... Laissez-moi, vous dis-
je ! j'ai trop d'avantage sur vous !
Autant je suis brutal avec qui effleure ma douleur
ou ma fierté, avec qui veut prendre la succession du
père Vingtras pour le coup de poing, autant je suis
humble et routinier avec les'eamarades.
J'ai nommé Matoùssairit le chef de notre clan — et,
sans être enthousiaste de lui, tout en le blaguant à
part moi, je le suis comme un séide. J'ai lu qu'il fallait
s'entendre, être un cénacle. Je l'ai lu dans Miirger
comme dans Dumas, et j'ai accepté le rôle de Porthos
des Mousquetaires, presque le rôle de Baptiste dans la
Vie de Bohème: parce que je suis nouveau, parce que
mon enfance n"a rien vu, parce que je me sens gau-
48 h AVENIR. •
che et ignorant, non pas comme un provincial, mais
comme un prisonnier évadé, comme un martyrisé qui
étire ses membres.
J'ai pris parti derrière Matoussaint et les autres,
dans la grande guerre entre calicots et étudiants. 11
paraît qu'il faut tomber sur les calicots, que les cali-
cots sont des bourgeois et des réacs, — et je tombe
dessus. Je dépense là mon énergie, et je mets ma gloire
à passer pour l'hercule de la bande.
Je ne fais rien : paresse dont je rends mon éduca-
tion responsable ! Il faut que je batte l'air de mes bras
quelque temps encore, avant de pouvoir enfiler mon
vrai chemin et appliquer au travail ma tête trop ca-
lottée.
Je ne fais rien, — pardon! je gagne dix sous cinq
fois par semaine. Je donne une leçon à un fils de por-
tier. J'ai ainsi, avec mes quarante francs mensuels,
douze francs cinquante centimes par semaine. Je ne
dépense pas un radis de plus I
V
L'HAB.r VERT
Un camarade m'a conduit dans une crémerie où se
trouve une fille dont tout un cénacle est amoureux.
Elle est, en effet, bien jolie, cette brune à tête de
juive, et je n'ai jamais éprouvé, à côté de femme de
professeur ou de grisettc, une impression pareille à
celle que m'a donnée le froissement de sa jupe. Puis
elle me regarde d'un œil si gai, avec un sourire qui
montre de si belles dents blanches !
Elle me regarde encore, toujours — avec une per-
sistance qui commence à me flatter.
Ai-je le charme, décidément? Elle rit. — Voilà
qu'elle éclate!
a Pardon, monsieur, oh! je vous demande bien
pardon ; c'est que vous avez l'air si drôle avec votre
habit vert et votre gilet jaune ! »
Et elle repart d'un~rire fou qui lui fait venir les
larmes aux yeux et serrer les genoux.
Moi, je ressemble à une poupée de coiffeur, à
S
50 l'habit vert.
une figure mécanique. Je me retourne sur ma
chaise, du mouvement d'un empalé qui peut encore
rouler les yeux, mais en est aux derniers frémisse-
ments... Je fais aller mes prunelles à droite, à gauche,
une, deux, — sans oser les fixer sur rien ni sur per-
sonne... Il me passe dans le cerveau l'idée que je suis
un jeu de foire, où l'on envoie des palets, une boule,
et j'ai l'air de dire : Visez dans le mille.
Enfin, la gaieté de la demoiselle s'est calmée, et elle
vient me retirer de ma chaise comme on désempale
un mannequin qui garde, un moment encore, quel-
que chose de raide et de presque indécent.
« Vous ne m'en voulez pas trop, n'est-ce pas? C'é-
tait plus fort que moi. »
Elle met un peu de honte joyeuse dans sa voix, et,
me prenant les doigts dans les siens :
« Une poignée de main, une bonne poignée de main
pour me prouver que vous n'êtes pas fâché... »
Je ne suis pas encore bien déraidi et je procède par
signes, pour indiquer mes intentions de marionnette
indulgente ; j'avance et retire ma main, je fais « oui »
avec ma tête — comme l'infâme Golo, au théâtre des
marionnettes, à la Foire au pain d'épice.
C'est mon habit et mon gilet qui m'ont valu cela !
Un habit et un gilet flambant neufs, qui me sont
arrivés de Nantes ce matin, dans une malle expédiée
par ma mère.
Moi qui croyais que j'avais l'air très comme il faut
avec ce costume!
l'habit veut. ,51
Le collet m'inquiétait bien un tantinet ; il me sem-
blait qu'il montait beaucoup pour l'époque; le gilet
me paraissait de quelques doigts trop long; mais je
me rappelais les théories du cossu si souvent expri-
mées par ma mère, et j'étais sorti, point faraud, point
fat, point avec l'intention d'humilier les autres, mais
i avec la pointe d'orgueil qui est permise à un jeune
homme bien élevé, qui étrenne une jolie toilette.
C'est la faute de ma glace, sans doute, une glace de
quatre sous où Ton ne se voit pas.
Si j'avais pu me voir !... Je n'ai pas mauvais goût,
allons ! Je sais bien ce qui est coquet et ce qui ne
l'est pas! En attendant, j'ai été ridicule jusqu'à la
racine des cheveux.
J'ai envie d'aller me jeter à Feau, de quitter la
France !
Si c'était un homme qui s'était moqué de moi !...
Je le souffletterais,... un duel!
Mais pas un de ceux qui étaient là ne m'a insulté.
D'ailleurs, comme je roulais les yeux pour ne pas re-
garder, je n'ai pu rien voir.
Je vais donc me jeter à l'eau ou quitter la France !
Me jeter à l'eau?... Disons plutôt adieu à la pa-
trie!... Et encore, non!
J'ai l'air de fuir la conscription, de me refuser à
payer l'impôt du sang ! C'est mal.
Je m'endors là-dessus.
52 l'habit vert.
Je suis réveillé par le facteur.
— Une lettre, monsieur Vingtras 1
En croirai- je mes yeux!
Avec Matoussaint, j'ai tellement pris l'habituel >■
de la solennité qu'au lieu de dire : « Bah ! est-cr
possible ! » je dis quelquefois : En croirai-je mes
yeux!
Voyons cette lettre!
« Hôtel des Quatre-Nations.
« Cher monsieur,
« Je suis encore toute honteuse de moi , si hon-
teuse!... J'ai peur de vous avoir blessé. Je ne serai
tranquille que quand vous m'aurez dit (sans être gêné
par votre bel habit) que vous avez vu là une gaieté
de jeune fille, et voilà tout.
« Faites-moi donc l'amitié, pour me montrer que
vous ne me gardez pas rancune, de venir nous revoir
ce soir à cinq heures. Nous sommes seules avec ma-
man. Il n'y a pas encore les pensionnaires, et il me
sera plus facile de vous demander pardon. Vous dîne-
rez ensuite avec nous, et c'est moi qui vous invite
pour ma pénitence.
« Alexandeike Mouton. »
Elle a été charmante.
l'habit vert. 5p
Je regretterais bien maintenant que ma mère ne
m'ait pas envoyé cet habit vert et ce gilet jaune.
Je l'aime !
Comment cela est- il venu? Je ne sais plus!
Je sais seulement que le soir de ce qu'elle appelait
la pénitence, où, pour se punir, elle voulait m'avoir à
dîner, et pour se punir davantage encore, me tenir
près d'elle ; je sais que ce soir-là je n'essayai pas de
jouer au poète, ni au bohème, ni même au républi-
cain (pardonnez, morts géants!); je n'essayai pas
d'avoir l'air héroïque, ni fatal, ni excentrique, ni ar-
tiste, ni rien de ce qu'on essaye de paraître quand on
est près d'une femme et qu'on a dix-sept ans.
Je parlai simplement de mon habit et de mon gilet,
de mon air bête, et de mon envie de me jeter à l'eau,
remplacée par ma résolution de quitter la France ; je
contai que ce n'était pas la première fois que ma
mère me poussait dans la voie du suicide avec des
gilets trop longs ou des collets trop hauts, et je la fis
rire encore — mais pas si fort que l'autre fois —
rire d'un rire doux et clair, qui, à un moment, se
mouilla même d'une petite larme. Une de mes his-
toires d'enfance avait détaché cette perle de ses yeux
attendris.
— Oh! je m'en veux bien plus de ce que j'ai fait,
dit-elle, et elle prit ma main comme celle d'un en-
fant, et la serra.
5.
54 L'HABIT VEUT. '
Avant le dîner, on avait fait des tours de force, et
cette main-là avait courbé quelques poignets et sou-
levé des poids dans les coins. Maintenant elle trem-
blait comme la feuille.
A un moment, nos yeux se dirent ce que ne vou-
laient pas se dire nos lèvres; nos doigts se quittèrent,
mais nos cœurs se joignirent...
Je vins là tous les soirs ; j'y vins prendre mon café,
puis mes repas; un matin, j'apportai ma malle I C'est
elle qui le voulut.
Je passe à l'hôtel du père Mouton une vie bien heu
reuse, entre l'amour et la politique, entre la tête
brune d'Alexandrine et le buste de la Liberté.
La mère Mouton espère-t-elle que j'épouserai sa
fille, le père Mouton croit-il à mon avenir?...
Ils me font crédit. Ils m'ont même proposé à un
Russe, qui est leur locataire, comme professeur de
français.
Ce Russe me donne trente francs par mois. — Je ne
lui apprends pas beaucoup le français, mais je kii
écris en style enflammé une lettre tous les deux jours
pour une actrice des Délassements dont il est fou.
Quarante francs et trente francs font soixante-dix
irancs partout.
J'ai soixante- dix francs!... J'en donne cinquante au
père Mouton, qui est content et paye encore la goutte.
J'en garde vingt pour mon blanchissage, mon tabac
et mes folies ! Sur ces vingt-là, il faut dire aussi que
je porte tous les dimanches quarante sous à mon
l'habit veet. 55
ancien petit élève, le fils du portier. Son père est
mort, et sans moi et son oncle, un vieux cartonnie?
pauvre, il serait à la chanté.
Je gagne ma vie, je suis aimé, et j'attends la Révo-
I ii lion .
VI
LA POLITIQUE
J'aime ceux qui souffrent, cela est le fond de ma
nature, je le sens — et malgré ma brutalité et ma
paresse, je me souviens, je pense, et ma tête travaille.
Je lis les livres de misère.
Ce qui a pris possession du grand coin démon cœur,
c'est la foi politique, le feu républicain.
Nous sommes un noyau d'avancés. Nous ne nous
entendons pas sur tout, mais nous sommes tous pour
la Révolution.
« 93, CE POINT CULMINANT DE L'HSTOIEE ; LA CON-
VENTION, CETTE ILIADE ; NOS PÈKES, CES GÉANTS ! »
Quand je dis que nous sommés d'accord, nous
avons failli nous battre plus d'une fois : j'ai, un jour,
appelé Robespierre un pion et Jean- Jacques un «pissc-
froid».
« Pisse-froid » a failli me brouiller avec toute la
bande.
On me passait la pionnerie de Robespierre, quitte à
LA POLITIQUE. 57
y revenir et à discuter ça plus tard, mais « pisse-froid »
appliqué à Rousseau était trop fort.
Que voulais-je dire par là? Quand on lance des
mots pareils, il faut les expliquer... Que signifiait
« pisse-froid » ?
Eh! mon Dieu, je ne suis pas médecin, mais j'ai
entendu toujours appeler pisse-froid, même par ma
mère, les gens qui n'étaient pas francs du collier —
qui avaient l'air sournois, en-dessous!
— Alors, Jean- Jacques était en-dessous?
J'ai eu bien du mal à m'en tirer et j'ai dû faire
quelques excuses, j'ai dû retirer pisse-froid. Je l'ai
fait à contre-cœur et pour avoir la paix.
Une rit jamais, ce Rousseau, il est pincé, pleurard;
il fait des phrases qui n'ont pas l'air de venir de
son cœur; il s'adresse aux Romains, comme au col-
lège nous nous adressions à eux dans nos devoirs...
Il sent le collège à plein nez.
Pisse-froid, oui, c'est bien ça !
Je tiens pour Voltaire. Je préfère Voltaire à Rous-
seau.
— Voltaire? crie Matoussaint.
11 me lance à la tête les vers d'Hugo...
..... Ce singe de génie 1
Je laisse passer l'orage et maintiens mon dire, en
aggravant encore mes torts; le Voltaire qui me va,
n'est pas le Voltaire des grands livres, c'est le Vol-
58 LA POLITIQUE.
taire des contes, c'est le Voltaire gai, qui donne des
chiquenaudes à Dieu, fait des risettes au diable, el
s'en va blaguant tout. ...
« alors tu es Uît sceptique ? ? dit Matoussaint ,
s'écartant de deux pas et croisant les bras en me
fixant dans les deux yeux.
J'ai retiré pisse-froid pour Rousseau, je maintiens
sceptique pour moi.
— Et tu te prétends révolutionnaire!...
— Je ne prétends rien. Je prétends que Rousseau
m'ennuie, Voltaire aussi, quand il prend ses grands.,
airs, et je n'aime pas qu'on m'ennuie ; si pour être
révolutionnaire il faut s'embêter d'abord, je donne
ma démission. Je me suis déjà assez embêté chez mes
parents.
— Tu fais donc de la révolution pour t'amuser? »
reprend Matoussaint en jetant un regard circulaire sur
toute la bande, pour montrer où j'en suis tombé.
Je suis collé et je balbutie mal quelques explica-
tions. Mon embarras même me sauve. Matoussaint,
qui a peur que je ne trouve à la fin quelque chose à
répondre, me déclare qu'il sait « que j'ai été plus loin
que je ne voulais, que ce n'est pas moi qui traite-
rais la Révolution comme une rigolade et qui promè-
nerais le drapeau de nos pères comme un jouet... »
« Seulement^ vois-tu, tu as la manie de contredire,
tu t'y trouves pris quelquefois, dame ! et il rit d'un air
de vainqueur indulgent. »
LA POLITIQUE. 59
On trouve généralement que je n'ai pas d'enthou-
siasme pour deux sous.
- Pas d'enthousiasme ! Que dites-vous là?
A l'heure où la Voix du peuple paraît, je vais fré
missant la détacher de la ficelle où elle pend contre
les vitres du marchand de vins ; je donne mon sou et
je pars heureux comme si je venais d'acheter un
fusil. Ce style de Proudhon jette des flammes, autant
que le soleil dans les vitres, et il me semble que je
vois à travers les lignes flamboyer une baïonnette.
Pas d'enthousiasme? Ah! qu'on soulève un pavé et
vous verrez si je ne réponds pas présent à l'appel des
barricadiers, si je ne vais pas me ranger, muet et
pâle, sous la bannière où il y aurait écrit : Mourir en
combattant!
Pas d'enthousiasme! Mais je me demande parfois si
je ne suis pas au contraire, un religieux à rebours, si
je ne suis pas un moinillon de la révolte, un petit es-
clave perinde ac cadaver de la Révolution.
Pourquoi ce frisson toujours aux premiers mots de
rébellion? Pourquoi cette soif de bataille, et même
cette soi f de martyre? Je subirais le supplice et je
mourrais comme un héros, je crois, au refrain de la
Marseillaise...
Ils trouvent à l'hôtel Lisbonne que je n'ai pas la foi!
Ils m'en veulent de ne pas croire aux gloires et aux
livres. — J'ai peùr d'y croire trop encore! Il me
semble qu'il se mêle à mon enthousiasme le roman
tisme de lectures ardentes qui font voir l'insurrection
pleine de poésie et de grandeur, et qui promettent
60 LA POLITIQUE.
aux cadavres républicains une oraison funèbre
scandée à coups de canon,
t Est-ce que je sais au juste pourquoi je voudrais la
bataille et ce que donnera la victoire? Pas trop. Mais
je sens bien que ma place est du côté où Ton criera :
Vive la République démocratique et sociale! De ce côlé-
là, seront tous les fils que leur père a suppliciés injus-
tement, tous les élèves que le maître a fait saigner
sous les coups de l'humiliation, tous les professeurs
que le proviseur a insultés, tous ceux que les injustices
ont affamés !...
Nous, de ce côté.
De l'autre, ceux qui vivent du passé, de la tradi-
tion, de la routine, les Legnagnas, les Turfins, les pa-
tentés, les fainéants gras!
J'ai assez des cruautés que j'ai vues, des bêtises aux-
quelles j'ai assisté, des tristesses qui ont passé près
de moi, pour savoir que le monde est mal fait, et je
le lui dirai, au premier jour, à coups de fusil... Pas
d'enthousiasme de commande, non! Mais la fièvre
du bien et l'amour du combat !
L'hôtel Mouton a remplacé l'hôtel Lisbonne. L'hô-
tel Lisbonne est mort ; c'est un marchand de vins
restaurateur qui a succédé au marchand de vins mas-
troquet, et qui a pris pour lui toute la maison.
Les chambres des bohèmes se sont converties en
cabinets particuliers. Où nous épluchions nos haricots,
on sert des poulets marengo et des filets'aux truffes;
les buissons d'écrevisses — emblème du recul — lieu-
LA POLITIQUE. 61
rissent dù hurlaient des hommes d'avant- garde 1
Cette maison, où l'on cassait la coquille aux préjugés,
a pris pour enseigne : A la renommée des escargots.
L'hôtel Lisbonne est mort.
Chacun est allé de son côté ; Royanny a pris pour
maîtresse la fille de la concierge et vit avec elle,
comme un bourgeois, dans le coin de la rue Madame.
Voilà ce qu'est devenu Royanny ! ainsi s'en vont les
tapageurs d'antan ! Du reste Royanny voulait être
notaire ; il n'était échevelé que par complaisance, et
se promettait bien d'être chauve, au besoin, — ses
examens une fois passés, — si cela lui était utile pour
avoir une étude achalandée.
Matoussaint, lui, s'est attaché au tombeau d'un
philanthrope, d'un homme de bien, qui distribuait des
soupes dans la rue, et à qui sa famille veut élever une
statue; elle a pensé qu'un livre, où seraient les anas de
sa bonté, aiderait à consolider la gloire du défunt, que
sa renommée tiendrait là dedans comme une cuiller
dans une soupe d"auvergnat, et c'est Matoussaint qui
a été chargé de tremper le bol. Il s'en acquitte con-
sciencieusement, écumant les bonnes actions, les traits
de charité qui surnagent dans la vie du défunt, comme
des yeux sur un bouillon.
11 vit chez les héritiers, où il est très bien, sauf
qu'on est obligé de manger la soupe à tous les repas
— par respect pour la mémoire du philanthrope —
ce qui lui fait venir du bedon. Matoussaint le cache en
vain ; il a du bedon, ce qui ôte beaucoup d'étrangeté
à sa physionomie.
6
62 LA POLITIQUE.
Du reste, il est entré carrément dans le pot du bon-
homme; il a le vêtement arrondi des sages — comme
en portent aussi les baillis dans les pantomimes ; ii a
un chapeau bas et des souliers lacés. .
Je crois qu'Angelina l'a quitté et trompé. Il prétend
qu'elle est en villégiature chez une parente ; mais
cette parente-là a des moustaches et un chapeau
pointu, à ce qu'il paraît.
La coiffure nouvelle de Matoussaint soupophore a
semblé à Angelina une bassesse et l'habit de bailli une
trahison.
— Puis, a-t-elle confié à quelques-uns, il n'avait
plus que des gestes d'homme qui écume le pot au feu.
Mais non: Matoussaint n'a pas trahi, et quoiqu'il
ait cette odeur de soupe et ces habits ronds, il n'on
reste pas moins attaché aux idées avancées — de toute
la longueur de ses cheveux, qu'il n'a pas sacrifiés,
mais qu'il coiffe en rouleaux tombant sur un col
blanc, large comme une assiette.
. Tout le monde n'est pas de notre opinion dans l'hô-
tel ; et il faut la situation exceptionnelle que m'a créée
mon amour pour que nous puissions faire le tapage
que nous faisons, les jours d'enthousiasme. On monte
sur les chaises, on attaque la Marseillaise — en basse
d'abord — mais bientôt les voix grondent, le père
Mouton aussi, et les locataires se fâchent.
Un soir, on s'est battu et l'on nous â menés au
poste. En route, Matoussaint a été rencontré par les
LA POLIÏIQUE. 63
héritiers de l'homme à la soupe qui lui ont signifié son
congé le lendemain.
Il se vengea, a-t-on dit.
Des bruits ont couru qu'il était descendu en cachette
à la cuisine et avait déshonoré la soupe — déshonoré !
comment? de quelle façon? — Il ne s'en ouvrit jamais
à personne ; on sait seulement que ce jour-là on
trouva un drôle de goût au bouillon, dans la famille
du Petit Gilet bleu. »
Collège de France.
Depuis que Matoussaint est libre, on n'entend que
nous dans le quartier et nous sommes en vue dans
tous les tapages.
Le cours de Michelet est notre grand champ de
bataille. Tous les jeudis, on monte vers le Collège de
France.
On a fait connaissance de quelques étudiants,
ennemis des jésuites, qu'on ramasse en route, et nous
arrivons en bande dans la rue Saint- Jacques.
Laid, bien laid, ce temple universitaire, enserré
entre ces rues vilaines et pauvres où pullulent les
hôtels garnis; tout cerné de bouquinistes misérables
qu'on voit au fond de leur boutique noire, éternelle-
ment occupés à recoller des dos de vieux livres.
Collège': c'est bien un collège, quoique les écoliers
aient des moustaches. Cela ressemble beaucoup aux
corridors et vestibules silencieux qui menaient aux
études ou aux classas. On s'attendà voir passer leprovi-
64 LA POLITIQUE.
seur causant avec l'économe, puis croisé par l'aumô-
nier qui rentre vite, comme si les péchés l'appelaient,
et qui fait, avec un sourire mécanique et blanc, un
grand salut.
C'est triste ! Matoussaint refuse d'en convenir :
« Tu trouves tout triste. Ne voudrais-tu pas qu'il
y eût des haricots avec des fleurs rouges?
— J'aimerais mieux ça, et aussi que Michelet fût
plus clair quelquefois !
— Alors, riposte-t-il d'une voix sourde et avec un
riie de pitié, Zoïle n'a pas encore été content de lui à
sa dernière leçon?... »
Content? mais il ne comprend rien, ce Matoussaint,'
et s'il n'y avait pas l'esprit de corps, l'esprit de disci-
pline, ce serait à lui flanquer des gifles ! Content ! —
Eh si! je suis content! Je sais bien que Michelet est
des nôtres et qu'il faut le défendre.
L'avant-dernier jeudi, est-ce que je n'ai pas à moi-
tié assommé un réac qui disait juste comme moi —
à cette différence près que, lui, il était enchanté que
le cours eût été ennuyeux ; moi, j'en étais triste, parce
que j'aurais préféré que ce fût moins élevé, plus terre
à terre. — Oui, Matoussaint — plus terre à terre. Je
me figure qu'il y en a beaucoup qui sont aussi terre
à terre que moi dans cette foule...
Je parie que les trois quarts de ceux qui applau-
dissent ne comprennent pas.
On attend toujours pour applaudir.
Quand ce n'est pas tout indiqué par l'intonation ou
LA POLITIQUE. 65
le geste du maître, deux grands garçons — un qui
a de longs cheveux, un autre qui n'en a pas —
donnent le signal; pas seulement pour l'applaudisse-
ment mais pour le rire aussi ; pas seulement pour
le rire mais pour le ricanement.
J'ai ricané à faux, deux ou trois fois, croyant bien
faire, ce qui a produit un très mauvais effet : les voi-
sins qui avaient ricané d'après moi, de confiance,
croyant que j'obéissais au signal du Chauve ou des
Longs cheveux m'en veulent beaucoup et me le
montrent.
Aussi j'attends maintenant que le ricanement soit
absolument adopté ; que le rire soit indiscutable;
que le bravo soit bien le bravo qu'il faut, avant de
faire n'importe quoi qui indique l'enthousiasme, ou la
joie, ou l'amertume. Je ne pars jamais avant les autres.
Je pars après quelquefois !
Je viens trop tard, et ma manifestation attardée,
solitaire, me compromet encore. Toute la salle se
tourne vers ce monsieur qui semble se moquer du
monde.
J'y mets de l'orgueil; je n'ose pas avoir l'air de
n'être qu'un écho stupide, et je continue tout seul à
faire des gestes ou à pousser de petits cris.
— Mais taisez-vous donc! me crie-t-on de toutes
parts. Est-il bête, cet animal-là !
Pourquoi Michelet a-t-il, de temps en temps, comme
des absences?
J'ai lu ses Précis, ses Histoires. Ça vivait et ça lui-
6.
66 LA POLITIQUE.
sait, c'était clair et c'était chaud. Je partais quelque-
fois dans nia chambre avec du Michelet, comme on
va se chau ffer près d'un feu de sarment.
Quelquefois aussi, quand il parlait, il avait des jets
de flamme, qui me passaient comme une chaleur de
brasier, sur le front. Il m'envoyait de la lumière
comme un miroir vous envoie du soleil à la face.
Mais souvent, bien souvent, il tisonnait trop et vou-
lait faire trop d'étincelles : cela soulevait un nuage
de cendres.
Cendres ou étincelles, les idolâtres saluaient tout.
A moi, il me semble que ce n'est pas honnête et
que c'est hypocrite de mentir pour rien ; de s'aveuglej
et d'aveugler ainsi le maître. Ce n'est pas la peine de
crier contre les Jésuites.
• Quelle belle tête tout de même, et quel œil plein de
feu! Cette face osseuse et fine, solide comme un buste
de marbre et mobile comme un visage de femme, ces
cheveux à la soldat maïs couleur d'argent, cette voix
timbrée, la phrase si moderne, l'air si vivant !
Il a contre le passé des hardiesses à la Camille
Desmoulins ; il a contre les prêtres des gestes qui
arrachent le morceau ; il égratigne le ciel d sa main
blanche.
Les journaux s'en sont mêlés, on a reproduit des
passages de quelques leçons — passages à mine ridi-
cule. Le professeur a protesté, il a rebouté les citations 3
refait le nez de ses phrases.
Pourquoi?
LA POLITIQUE. 67
— Au lieu de dépenser son éloquence et son ironie à
se défendre, je voudrais qu'il me parlât de choses
que je n'entrevois point, qu'il me jetât à la tête des
idées que j'emporterais — même pour les trouver
mauvaises, sans en rien dire à personne — mjùs
auxquelles je penserais en me couchant. »
« Il y a des jésuites, a-t-il dit, qui viennent ici
écouter mes leçons et les dénaturent. »
Tous ceux, dans la salle, qui n'ont pas de barbe,
qui ont le teint un peu blême, le nez un peu gros, des
redingotes un peu longues et des souliers noués : ceux-
là sont fouillés d'un œil menaçant et soupçonnés d'être
des échappés du séminaire, qui viennent faire le jeu de
l'ennemi. L'orage gronde au-dessus de leurs têtes, il
est question de les aplatir. Ils entendent murmurer
autour d'eux : « Rat d'église, punaise de sacristie,
mange bon Dieu! tète de cierge, on sait bien où sont les
cafards, à bas les calotins! »
Un garçon à lunettes, qui prend des notes, est dé-
signé par une main inconnue comme un des suppôts du
jésuitisme.
« Celui-là?...
— Où, où donc?
— Au troisième bànc.
— Ce grand?
— Oui... quelqu'un vient de dire qu'il était tou-
jours avec les prêtres. »
C'est tombé dans l'oreille d'un pur, qui s'est levé,
i
68 LA POLITIQUE.
a demandé ce que faisait l'homme là-bas, l'homme à
lunettes...
« Il prend des notes. »
Il y en a bien d'autres qui en prennent — et des
Micheletiers enragés — mais le vent est au soupçon.
, « A bas le preneur de notes! — Fouillez-le — Sa
carte d'étudiant! sa carte! Qu'il montre sa carte!... »
Il n'a pas de carte, moi, non plus! Sur les deux
mille individus qui sont là, qui donc a sa carte? Per-
sonne! Mais tout le monde demande celle delà redin-
gote longue, qui ne sait pas ce qu'on lui veut, qui
croyait d'abord qu'on parlait d'un autre.
A la fin on lui explique. Il se lève et répond :
« Je m'appelle Emile OUivier, le frère d'Aristide
Ollivier, tué en duel, l'autre jour, à Montpellier, dans
un duel républicain. »
Il avait bien l'air d'un jésuite, pourtant!
Vil
LES ÉCOLES
Un matin, une rumeur court le quartier.
• « Vous savez la nouvelle? On a interdit le cours
Michèle t. C'est au Moniteur. »
Nous l'apprenons à l'hôtel Mouton, où se produis
tout de suite une agitation qui se communique aux
petits cafés et crémeries environnantes.
On sait que l'hôtel est républicain, on connaît nos
crinières; surlepas delaporte, on nous a vus souvent
discuter, crier ; nous avons notre popularité sur une
longueur de quinze maisons et de trois petites rues.
On vient nous trouver.
« Que faire? Que dit Matoussaint?
— Et vous, Vingtras?
— Que faire? mais protester, parbleu I Allons, Ma-
toussaint, mets-toi à cette table et rédige-nous ça !
On ira ensuite en bande au Collège de France, et on
fera signer tous ceux qui viendront se casser le nez à
l'heure du cours.
— A qui enverra-t-on la protestation?
70 LES ÉCOLEri.
— OS IRA LA POETEE, A LA CHAMBRE. »
L'idée m'est venue tout d'un coup. Elle fait sensa-
tion. (Oui! oui!)
. Maton ssaint a déjà sauté sur un morceau de papier,
c Aide- moi ! dit-il.
— Eh bien ! est-ce fait? demande-t-on au bout d'un
moment. »
Non. — H y a des adjectifs qui se disputent, et
trois adverbes en ment qui font très vilain effet.
Je finis par déchirer nos longs brouillons et par
écrire d'un trait quatre lignes, pas plus.
« Les soussignés protestent, au nom de la liberté
de pensée et de la liberté de parole, contre la suspen
sion du cours du citoyen Michelet, et chargent les
représentants du peuple, auxquels ils transmettront
cette protestation, de la défendre à la tribune. »
— Ajoute : A la face de la nation.
— Si tu veux.
— Citoyens ! la protestation est ainsi conçue I »
Il lit.
— Bien ! bien !
Nouveaux cris de « Vivent les Ecoles ! A la Chambre
A la Chambre ! »
Ceux qui ont une belle main- copient des exem- x
plaires de la protestation. La première transcrite est
offerte aux citoyens Matoussaint et Vingtras ; ils si-
gnent sur la même ligne, en tête et en gros; et tout
LES ÉCOLES.
74
le monde de se presser pour mettre son nom après le
leur.
Il y eut même une crémerie, sur laquelle on ne
ïomptaitpas, qui vint et demanda à avoir des feuilles :
crémerie d'opinions pâles, où l'on en était encore à
Y adjonction des capacités! Comment osait-elle se lancer
dans le mouvement? Il fallait qu'il fût irrésistible.
Cependant elle garda dans cette occasion — tout en
apportant son contingent — les traditions bien con-
nues de prudence, qui l'avaient fait surnommer : Au
Chocolat pacifique. Sachant bien que dans les pour-
suites, ce sont toujours les premiers signataires qui
étrennent, ils signèrent en rond.
On se rend, muni de tout ce qu'il faut pour écrire,
à la porte du Collège de France.
Matoussaint est l'homme en vue; il se donne un
mal de tous les diables, pérorant, protestant, emplis-
sant la rue.
C'est vraiment lui le boute-en-train de cette foule
d'étudiants, jeunes ou vieux, qui viennent se joindre
au rassemblement.
Il pleut des adhésions.
72 LES ÉCOLES.
C'est décidé — Mercredi. Citoyens, voulez-vous
Mercredi? (Oui! oui!) A Mercredi!
Mercredi.
Aujourd'hui la manifestation !
Nous sommes sur la place du Panthéon. L'hôtel
Mouton est en avance d'une heure ; personne ne se
montre encore.
Le ciel est gris, le soleil se voile.
On vient lentement, regardant de loin s'il y a du
monde, les uns par modestie, les autres par timidité,
tous par peur de ne pas être dans la tradition. Enfin,
la place se garnit et l'on est déjà une cinquantaine
devant l'Ecole de droit.
On est prêt! En avant!
Nous descendons en silence — la consigne a été de
ne pas jeter un cri et on l'observe comme des gens
de caserne ou d'église.
C'est même un peu triste, cette promenade sans
b uit et sans drapeaux.
Les drapeaux, comme les cris, ont été défendus;
d'abord il n'y avait pas de drapeaux; on aurait été
obligé de les faire faire. Il fallait commander l'étoffe
et les ourler. Mais il n'y en avait pas de tout prêts,
comme je le croyais d'après les livres, pas de dra-
peaux des écoles, pas un.
On dirait qu'il pleut!
LES ÉCOLES. 73
« Il tombe de grosses gouttes, dis-je à Matoussaint
en étendant la main.
— Ce ne sont pas des gouttes, c'est quelqu'un qui a
craché, répond-il tout haut; mais tout bas, à l'oreille,
il me souffle ses craintes. »
Il » 'est plus permis de nier les gouttes sans être
taxé d'impudence; d'ailleurs nous voyons de loin
s'arrondir des parapluies. Le premier qui s'arrondit
fit pâlir Matoussaint!
Nous nous regardons trois ou quatre, avec des
yeux tristes, mais nous nous contentons de relever
les collets de nos habits — comme des colonels qui,
contre les balles, en tête des régiments, redressent
seulement la tête de leur cheval, et vont crânes sous
le feu.
Ça tombe, ça tombe !
Les sergents de ville ne se fâchent pas; au lieu de
barrer la révolte, ils s'écartent ; ils se mettent à
l'abri sous les portes et font même signe qu'il y 3
encore de la place pour un.
Nous arrivons sur la place Bourgogne.
La sentinelle crie : Qui vive? Le poste a couru aux
armes.
« Ceignons nos reins, dit Matoussaint. Êtes-vous
bien trempés? ajoute-t- il d'une voix de héros en se
retournant vers ceux qu'il croit les plus résolus.
Trempés !. . . Mais oui, pas mal comme ça! »
Dans la Chambre on s'est ému de ce qui se passe sur
74 LES ÉCOLES.
la place. La nouvelle a couru de bouche en bouche,
D'ailleurs, nous avons fait demander des députés ré-
publicains.
Il n'en vient pas ; il pbut trop! Ils veulent bien
mourir fusillés, mais pas noyés.
Tout d'un coup, cependant, un cri s'élève :
« Crémieux ! Crémieux ! »
Ma foi oui, c'est Crémieux qui arrive — l'avocat
Crémieux.
Il s'appuie sur le bras d'un homme jeune, modeste
et frêle, qui est aussi, assure-t-on, représentant du
peuple; on l'appelle Versigny.
Ils approchent, le pantalon retroussé.
Matoussaint va à eux, ouvre son paletot et retire la
pétition qu'il avait mise sur sa poitrine; malheureu-
ment la pluie a traversé son paletot et la pétition est
toute verte; le vêtement de Matoussaint est couleur
d'herbe et il a déteint sur le papier. On ne peut rien
lire, mais Matoussaint sait la pétition par cœur, il la
récite.
Le jeune représentant paraît vouloir répondre!
Non, il remue le nez, les lèvres et éternue. Il dit •„
« Alchoum! » seulement.
— Citoyen, reprend Matoussaint en allant à Cré-
mieux, je ne vous demande pas dem'embrasser.
Oh, non! Il est trop mouillé.
«' Mais je vous demande une poignée de main que
; e transmettrai à to jte la jeunesse des écoles. »
LES ÉCOLES. 75
Le vieillard fin et indulgent donne la poignée de
main — qui lui déraidit toutes ses manchettes.
« Vive la République !
— Atchoum! Atchoum! » fait le jeune représentant.
Et tout le monde fait atchoum ! comme on se mouche,
même sans en avoir envie, quand le prédicateur se
clarifie le nez avant le sermon.
Les feuilles réactionnaires se sont amusées de la
promenade dans la boue, sous l'averse, et l'on a
baptisé cette manifestation, déjà tant baptisée par le
ciel : la Manifestation des parapluies.
Il faut une revanche. Matoussaint et moi, nous
avons juré de l'organiser sous forme d'une protesta-
tion nouvelle.
Nous courons dans tous les coins, nous grattons
tous les enthousiasmes, nous mettons les convictions
à vif, nous chatouillons la plante des pieds à toutes
les passions — petites ou généreuses — qui peuvent
aider à rassembler de nouveau les écoles.
Je suis dépêché près des anciens . du quartier qui
ont été témoins et acteurs dans les protestations
célèbres.
Un petit homme me frappe beaucoup par l'étendue
de son dévouement et de son nez.
Il s'appelle Lepolge et jouit d'un certain prestige,
parce qu'il passe pour être ou avoir été secrétaire de
Cousin. On dit qu'il fait partie en même temps des
sociétés secrètes.
Par un hasard singulier, il appartient à ma race,
76 LES ÉCOLES.
il est né dans le même département, la même ville,
presque la même rue.
« Dans mes bras! » s'éerie-t-il , quand il l'apprend.
Son nez qui est colossal me gêne beaucoup pour
celte embrassade. 11 a une habitude bien gênante
aussi : il fait chut! dès que vous voulez parler et
vous met le doigt sur la bouche.
C'est qu'il est des sociétés secrètes ; voilà pourquoi 1
« J'amènerai des hommes des Saisoiis. »
J'ouvre la bouche pour le remercier, il met son
doigt.
« Et de Y Aide-toi, le ciel t'aidera, » répond-il.
Je fais un geste, il remet son doigt; il le laisse
même trop longtemps. J'ai envie de respirer, tiens!
Quand je dis au Comité directeur (le noyau a pris
le nom de Comité depuis l'averse) que nous aurons des
hommes des sociétés secrètes, l'effet est énorme.
— Alors ce n'est plus une manifestation, c'est une
révolution !
Quelques mots graves sont prononcés : « J'aurai?
voulu embrasser ma mère avant ce jour-là ! — N'avou
encore rien connu de la vie! — Nous irons soupei
chez Pluton ! »
Le grand jour est arrivé.
Je vais chez Lepolge en longeant les murailbs, ce
qui me salit beaucoup.
« Les Saisons sont-elles averties ? » ,
LES ÉCOLES. 77
11 me remet le doigt sur la bouche comme la pre-
mière fois.
;< Chut!... »
« Que t'a-t-il répondu?» me demande Matoussaint,
le soir, quand je rentre.
Chut! — Mais je ne lui mets pas le doigt sur la
bouche. Je le préviens seulement qu'on m'a défendu
de parler à âme qui vive.
Chut... — Et comme si tout en ne voulant rien dire,
je tenais pourtant à l'avertir que les hommes d'action
sont prêts, je chante avec des couacs qui me désolent
moi-même :
Il y avait des hommes sur des pavés !
Trois hommes noirs qui étaient masqués...
Matoussaint devine tout de suite que ce chant
d'allure naïve est un mot d'ordre ! et à son tour
comme un simple pâtre qui rentre à la ferme, il con-
tinue :
Ces hommes-là furent rejoignis,
Par des escholiers de Paris...
Matoussaint sait bien que rejoindre fait « rejoints »
au participe passé : « rejoints » et non pas «rejoignis. »
Mais « rejoignis » a l'air pâtre (ce qui déroute la
police; et en même temps m'indique qu'il a com-
pris).
78 LES BCOLEg.
En rentrant dans sa chambre, on entend sa voix qui
meurt. Il a interverti :
Par des escholiers de Paris
Ces hommes-là furent rejoignis!
Ohl ii est né conspirateur!
vin
LA REVANCHE
Place du Panthéon.
Noire de monde, la place, cette fois ! C'est plein de
mouvement et de vie.
La première manifestation, malgré son malheur, a
été un bon champ de manœuvre. On a déjà fait cam-
pagne. Il pleuvait alors ; aujourd'hui le soleil flambe,
On était trois cents, on va être deux mille !
Nous verrons ce que c'est que les Écoles sans la
pluie !
Est-on prêt? Tous ceux qu'on attend sont-ih
venus ?
Y a-t-il encore des pelotons de libres penseurs qui
ne soient pas en place et qui fassent languir la Révo-
lution ?
On y est !
Matoussaint monte les marches du Panthéon, met
sa main en abat-jour sur ses yeux, embrasse la foule
80 LA REVANCHE.
d'un regard et descend, grave comme un Gracque
venant du Capitole : Il va donner le signal.
Mais voilà qu'un autre homme que Matoussainl
monte comme lui les marches et observe la place !
Un grand garçon à moustaches et barbiche brunes,
teint blême, œil louche...
« C'est Delahodde, le mouchard, murmure une
voix près de moi.
— Plu? bas, dis-je instinctivement, en écrasant la
/nain de celui qui a parlé ; plus bas ; on va l'assassi-
ner !...».
Notre émotion est grande dans le groupe où a
éclaté la révélation et où je plaide le silence.
« Si l'on veut le châtier, il faut aller, lui brûler la
cervelle sur place, tirer au sort à qui s'en chargera;
mais si on le livre à la foule, chacun en prendra un
morceau, et ce sera odieux et sale, vous verrez ! il
sera tué à coups de poing, à coups de pied, à. coups
d'ongle ! — Et l'on nous accusera de scélératesse et de
lâcheté!... »
Il paraît que je parle comme il faut parler et que
j'ai dans la voix une émotion qui porte, car on se
range à mon avis ; seulement,. par curiosité de paysan
qui regarde se traîner un crapaud, on se presse sur le
chemin du signalé.
— C'est lui, c'est bien lui ! répète le garçon qui ne
l'avait vu que de loin.
Ce suspect a-t-il remarqué qu'on le dévisageait ?
toujours est-il qu'il tourne sa face blême de notre
côté et il écarte ses lèvres dans un rire muet, sinistre.
LA REVANCHE. 81
Je n'oub\ierai jamais ce rire-là, — J'ai vu un jour
un chien enragé qui agonisait : il avait l'œil boueux,
la lèvre retroussée et montrait ainsi sa mâchoire
blanche...
Si ce n'est pas Delahodde, c'est un misérable sûre-
ment ; ce rire le dit.
A-t-il eu peur, a-t-il eu honte ? — Il s'écarte de la
loule et disparaît dans la petite rue qui est derrière
l'Ecole de Droit...
J'ai peut-être été lâche de ne pas le laisser écharper.
« Où va-t-on ?
— A la Sorbonne pour sommer le doyen de paraî-
tre et lui lire la protestation contre la fermeture ck
cours, » répondent les meneurs.
Nous sommes dans la grande cour de la Sorbonne
— elle est pleine.
J'aperçois tout d'un coup Lepolge, vers lequel je
vais, mais qui d'un geste me fait signe de ne pas le
reconnaître.
Est-il avec les Saisons? Les hommes de Aide-toi le
ciel f aidera sont-ils là ? Y a-t-il des armes sous les
habits? Je ne le saurai pas de la journée ; au moment
où nous nous croisons avec Lepolge, je le questionne
à l'oreille.
« Chut ! »
Et il avance son fameux doigt. Il m'agace, à la fin 1
Je le mords, s'il y revient.
Je m'agite donc sans savoir si je coudoie des hom-
82 LA REVANCHE.
mes chargés de cartouches, vieux chefs de barricades,
qui vont tout d'un coup crier : « Vive Barhès ! » et
planter le drapeau rouge.
Le rouge, il s'étale en fromage sur la tête de
quelques étudiants à cheveux longs.
Sont-ce des chefs, ces porte-bérets ? Si ce sont de?
chefs, qu'ils le disent ! Mais ils sont bien jeunes et ont
diablement l'air de première année!
Cependant, dans le tas — comme dessus du paniei
— un de ces bouchons rouges couvre une bouteille, où
il m'a l'air d'y avoir du vin généreux. Cette bouteille
est un garçon blond, aux grands yeux gris, au front
large, à la mine un peu pensive.
Il n'a pas le bouchon sur l'oreille; il l'a planté
droit ; comme s'il ne voulait pas crâner avec sa coif-
fure, mais arborer du rouge, simplement parce que
c'est la couleur républicaine. Ce porte-béret me va
et je le suis d'un œil ami dans la foule.
Il n'est pas seul, il a avec lui un autre béret et
quelques camarades qui me bottent aussi. Ce groupe-
là m'inspire delà confiance ; si on se bûche, je suis sûr
qu'ils en seront.
On se bûche !
Le feu a pris aux poudres par une provocation des
Saint- Vincent de Paul.
Les Saint-Yincent se sont insolemment plantés sur
les marches du grand escalier.
LA REVANCHE. 83
Ils n'ont encore rien dit, mais voilà qu'ils applau-
dissent !
Il y avait des mouchards dans la foule, qui, tout
d'un coup, se sont jetés sur les bérets; les tètes
coiffées de rouge sont traquées par les policiers
en bourgeois.
C'est alors que les Saint- Vincent ont crié « bravo ! »
du haut des marches :
— Emballés, les coquelicots !
Où est donc mon béret aux yeux gris ?
Ah ! je l'aperçois avec son ami brun.
Ils gagnent les escaliers d'où la Saint- Vincenterie
hue les coquelicots emballés.
Ils ne regardent pas si on les suit; ils vont giffler
les Saint- Vincent... J'en suis !
SCRUPULES
Je ne me rappelle plus bien ce qui s'est passé, ce
qu'on a donné de giffles; je sais que je n'en ai pas
reçu, mais il y a eu une bousculade et l'on s'est perdu
tous dans la i'oule.
Moi, je tiens une oreille ! — Je la tiens entre le
pouce et l'index. Cette oreille appartient à un de ceux
qui ont applaudi.
« Tu vas demander pardon. »
Je tutoie ce jeune homme sans le connaître.
L'oreille fait la sourde; j'abaisse encore un peu le
museau.
84 LA REVANCHE.
Le Saint-Vincent crie, moi je parle et je dis :
« Tu crieras après... Tu vas demander pardon,
d'abord, Ah ! tu applaudis quand les sergents de ville
nous arrêtent !
— Ce n'est pas moi.
— Ce n'est pas toi ? Eh bien ! jure par le saint-père
(e pape que ce n'est pas toi. »
Je l'ai surpris criant bravo. Nous allons voir s'il
& sera jurer.
« Vous me lâcherez si je jure que ce n'est pas moi?
— Oui.
— Je vous jure...
— Par le saint Allons, faut-il épeler
— Par le saint...
— Père le pape.
— Perlepap. »
Il marmotte, il va trop vite. Ce n'est pas de jeu. Il
faut un père le pape plus sérieux : — pet-retj-leu-
PAPP !
Il le donne aussi sérieux que je le veux ; je suis bien
forcé de le lâcher.
Mais je me ravise au même moment!
Ai-je été parjure en cette occasion? Ai-je violé la
loi des serments, manqué à la parole promise? je me
le suis demandé souvent depuis. Je ne sais pas encore
si j'eus tort de courir après le Saint- Vincent et de le
ramener pai l'oreille.
« Que me voulez-vous?
— Viens, que je te donne encore un coup de pied
hu cul. »
LA REVANCHE. 8^
Le Dieu qu'il adore m'est témoin que je n'y mis
point de brutalité. Ma voix ne s'enfla pas pour récla-
mer de lui- cette faveur, et je le plaçai sans violence
dans, la position qui convient le mieux au but que je
coulais atteindre. J'avais plutôt l'air de lui faire un
cadeau qu'une menace ; et je visai avec la froideur ei
là -trécision d'un tireur qui a un beau coup de fusil
Le trouble s'est mis dans la manifestation. Que va
t— elle devenir?
« Chez Michelet! » crie une voix.
Je m'étonne etj.e proteste.
« Chez Michelet? Non! Restons ici! »
On me demande de développer mon plan.
« Le voici : Nous ne laissons entrer ni sortir per-
sonne; c'est nous qui allons arrêter les suspects et
chercher les mouchards.
— La police viendra.
— Eh bien?
— Ils tireront l'épée !
— Tant mieux !
— On enverra la troupe !
— Qu'on l'envoie! qu'on puisse dire qu'il a été né-
nessaire de dégainer contre nous, de dépêcher une
brigade, de faire venir des soldats! »
Je rêve ce tumulte, les officiers arrivant au pas de
course, les tambours battant, les sommations faites.
Reeulera-t-on? les étudiants tiendront-ils? Je ne
sais ; mais il y aura eu au moins une odeur de révolte
et. de révolution.
8
86 la re va ire il i:.
La foule continue à crier : chez Michèle t ! chez Mi-
chèle t !
« Allez-y si vous voulez, moi je reste! »
Une débandade ! Des gens qui fuient!
Je reconnais toute ma crémerie qui a les talons près
du derrière.
« On arrête, on arrête ! » crient les fuyards.
Je suis reconnu par l'un d'eux.
« Filez, filez, mon cher! les sergents de ville pin-
cent tout le monde, on cerne, on cerne ! »
Je ne fuirai pas !
Et je m'engage dans la rue même qui, au dire des
fuyards, est cernée»
Mais je ne vois personne.
On ne cerne pas! Où cerne-t-on?
Je cherche, je vais de droite, de gauche, je ne me
sens pas cerné ; je patauge, je prends cette rue-ci,
celle-là, je demande à tous ceux que je rencontre si
l'on a vu cerner.
« A-t-on seulement aperçu une manifestation?
— Plaît-il?
— Avez-vous vu une manifestation?»
Je fais un cornet avec mes mains pour qu'on entend?
mieux.
On n'a rien vu !...
Je reviens comme je peux vers le quartier, pour y
retrouver des échappés, avoir des nouvelles; quitte à
reprendre l'omnibus pour retourner du côté de la ma-
XjA revanche. 87
nifestation. Avec un bon plan de la banlieue, je la
déterrerai peut-être !
J'apprends à l'hôtel que les fuyards avaient raison.
On a vraiment cerné et arrêté ; mais pas du côté où
''étais.
« Et tenez, les voici qui viennent !...
— Combien sont-ils ?
-- Presque un bataillon. Ils descendent! Regardez
donc ! »•
Je regarde.
Les prisonniers marchent entre deux haies de ser-
gents de ville. Je reconnais les camarades.
Je m'élance! on me retient.
« Qu'est-ce que vous voulez faire?
— Aller délivrer mes frères !
— Tu es donc devenu fou? me dit tout bas Alexan-
drine, qui vient de rentrer et me tire par les basques
de ma redingote, — et tout haut elle ajoute :
— Tenez, monsieur Vingtras, voilà ce qu'on enfait,
de ceux qui veulent délivrer leurs frères ! »
Elle me montre une chose qui a l'air d'un torchon
et qui a voulu délivrer ses frères. Je reconnais la tête
de Ghampionnet, un des locataires, — ce qui reste du
moins de la tête de Ghampionnet, enveloppée dans
des serviettes comme un pain qu'on veut garder frais.
Il ne peut pas parler ; on lui a recousu la langue
au galop — un point en attendant; — mais ceux qui
l'ont amené ont conté son histoire.
88 LA REVANCHE.
C'était au parc aux Moutons, à l'endroit où la po-
lice s'est jetée sur la manifestation.
Ghampionnet a vu là une atteinte au droit de pa-
role sous les fenêtres, et s'élançant au-devant du bri-
gadier qui commandait :
« Savez-vous bien ce que vous allez faire?
— Parfaitement! » et, se tournant vers les agents,
le brigadier leur a dit : « Pilez-moi cet homme-là ! »
On a pilé Ghampionnet.
Je lui demande si le récit est exact ; les serviettes se
remuent pour répondre. Il y en a malheureusement
une qui se dégomme, Ghampionnet demande par signe'
qu'on le recolle et parait décidé à ne plus vouloir es-
sayer de déposer.
Je voudrais savoir pourtant !
Ghampionnet ne peut pas parler.
Veut-il écrire?
Il écrit en allant de la cave au grenier, avec des airs
de somnambule. Les caractères tracés par Ghampion-
net en bouillie, sont tellement confus à certains mo-
ments que je ne puis pas trop démêler les détails. Je
me contente donc du gros et du demi-gros.
Il semblerait établi, par quelques balancements de
tête de Ghampionnet en réponse à des questions (que
je pose d'ailleurs avec la prudence d'un médecin qui
ne permet pas au juge d'instruction d'aller trop loin),
il semblerait établi qu'on a crié snus la fenêtre d'un
monsieur qui n'était pas Michelet, qu'on s'est trompé,
et que quand on s'est aperçu de l'erreur il n'en restait
ibis pour Michelet; Michelet a eu une petite ovation
très enrouée
meur.
où
LA REVANCHE.
perçait beaucoup
89
de mauvaise hu-
Peu à peu cependant le jour se fait, — les rensei-
gnements arrivent. On accourt pour avoir de mes
nouvelles, pour savoir si je suis arrêté.
« Ah ! vous avez eu bon nez ! Vous nous l'aviez
bien dit ! »
Je triomphe, — triomphe douloureux en face des
torchons ensangi'antés qui représentent Championnet,
douloureux encore à cause de l'arrestation de Ma-
toussaint.
« A-t-il été blessé ?
— Nor, ' Ils se sont mis cinq à le prendre ! »
Ce n'est pas seulement Matoussaint qui est arrêté,
ils sont une dizaine des nôtres.
a Frères, aux charcuteries! »
J'ai toujours vu que, quand quelqu'un était arrêté,
on lui envoyait du saucisson.
Mais je trouve dans un étudiant à lunettes qui suit
les cours de chimie un adversaire inattendu.
« Du saucisson ! dit-il, toujours du saucisson ! . . . N'est
il donc pas temps de songer aux rafraîchissants , ci-
toyens?... »
Il convoque les amis et propose qu'un comité spé-
cialement élu s'occupe, non pas seulement de re-
cueillir les secours en nature, mais de leur donner
une direction intelligente.
8,
90 LA REVANCHE.
— Le saucisson, prolongé, enfièvre,... le laitage
débiliterait. — Et même... Ah! que diraient nos en-
nemis! » (Vive émotion).
On constitue le comité, qui entre immédiatement
en délibération et se distribue les rôles. L'un ramas-
sera les cotisations en argent, l'autre les cochonailles
celui-ci les fromages.
Ce fut un de ceux de l'hôtel qui fut chargé des fro-
mages, — pour le malheur de l'hôtel! car il em
pesta la maison avec des produits trop faits, et je lui
trouvai toujours, à lui personnellement dans la suite,
une. petite odeur de Camembert.
11 paraît qu'ils sont soixante-dix arrêtés, on les a
entassés au Dépôt.
Il y avait de la vermine, mais Matoussaint n'en
était point triste, et il disait en se grattant :
« Ces insectes laisseront des germes républicains-
dans les jeunes têtes, et les punaises s'écraseront plus
tard — en gouttes de sang — sur le front de Bona-
parte ! »
Sur les soixante-dix, soixante-neuf ont été mis en
liberté ; on garde Matoussaint tout seul. Le pouvoir a
donc peur de Matoussaint?
On est bien forcé de le relâcher, pourtant. Mais on
nous a laissé le temps de boucaner autour de son ar-
restation : il nous revient consacré par la souffrance.
« Comme Lazare , nous dit-il au punch qu'on lui
offrit le soir; comme Lazare, je viens de soulever-
LA BEVANCIIE. 91
après dix jours, le couvercle de mon tombeau. Je ren-
tre fortifié par le supplice! Ils ont cru m'abattre, ils
m'ont bronzé. Ombre du divin Marat, je te jure que
je n'ai pas faibli! »
Il est même un peu plus boulot qu'auparavant, i!
me semble. Je le lui fais remarquer avec plaisir.
« Graisse de prison, dit-il avec un sourire amer et
en hochant la tête; — c'est soufflé, tiens, tâte, c'est
soufflé! Pourvu que ça ne me gêne pas pour la lutte ! »
Un groupe particulier a pris place à nos côtés : ce-
lui qui avait pour guidon, dans la cour de la Sorbonne,
le béret du blond au front large, aux beaux yeux
gris.
Ils m'ont remarqué, paraît-il, quand, détaché
des miens, j'ai, sans consigne, par fureur, sauté
sur les Saint- Vincent qui applaudissaient. Nous nous
sommes trouvés côte à côte dans cette bagarre.
Au Dépôt, ils ont fait connaissance avec Matous-
saint, ils ont partagé le fromage et le saucisson,
rompu le pain noir de l'amitié, et quand Matou ssaint
sort du tombeau, il les invite à dîner avec nous — à la
fortune du pot !
— Disons, m'écriai-je en faisant allusion à la résur-
rection de Matoussaint et à son image biblique : Au
Lazare de la fourchette!... Le calembour n'empêche
pas les convictions! Qu'en dis-tu, Béret rouge ?... On
se tutoie, n'est-ce pas? Yive la Sociale !
là MAISON RENOUi.
Nous voilà donc amis comme tout avec le Béret
rouge et sa bande !
, Le Béret rouge s'appelle Renoul. Son père est le fils
d'un professeur de faculté de province qui connaît
Béranger ; gloire dont le fils a le reflet auprès de ses
camarades, mais qui ne m'éblouit pas assez, paraît-il.
Quand on m'a parlé, je n'ai pas eu l'air bouleversé.
« Tu entends, me dit- on, son père connaît
Béranger. Béranger l'a fait sauter sur ses genoux
quand il était petit.
— Oui, j'entends bien. »
On attend toujours une marque de satisfaction sur
ma figure, on regarde mon nez, mes yeux, on compte
sur une petite grimace. On répète :
« Béranger l'a fait sauter sur ses genoux!,..
— Et après? »
Renoul n'aurait pas été bercé sur les genoux de cette
tète vénérée, comme dit Matoussaint, queje n'en aime-
rais pas moins sa tournure de garçon franc, loyal et
LA MAISON EENOTJL, 93
droit, — un peu grave quand il parle de ses idées,
mais gai comme un moutard quand on est à la farce
et qu'il lui part sous le nez quelque mot bizarre ou
quelque blague joyeuse.
* Il a pourtant contre lui deux choses qui, au premier
abord, m'ont terrifié.
Quand j'étais sur le carré, à la première visite que
je lui ai faite, j'ai vu sortir un homme avec une robe
de chambre, et qui prisait. Il faisait noir, nous nous
sommes heurtés, demandé pardon, heurtés encore.
Chaque fois que nous nous heurtions, je trouvais qu'il
sentait la fève. Après nous être très difficilement dé-
barrassés l'un de l'autre, nous avons reconnu en nous
redressant qui nous étions : luiRenoul, moi Vingtras.
Renoul avec une robe de chambre à glands et une
tabatière de corne !
Eh bien ! moi, je vous dis que c'est la faute de
Béranger!
Il y a une autre raison hV air propriétaire de Renoul,
Ilenoul n'est pas seul. Le cœur de Renoul a déjà
battu — le mien aussi, mais en garni.
Celui de Renoul bat dans ses meubles, et ces meubles
sont époussetés , cirés , vernis par la main d'une
compagne, avec laquelle il vit depuis qu'il est à Paris,
Ils sont dans leurs meubles ! Ils font leur cuisine chez
eux !! Ils mettent le pot-au-feu le dimanche !!!
Ces révélations jettent d'abord une ombre et comme
94 LA MAISON EEKOUL.
an discrédit sur la réputation révolutionnaire de
Renoul.
Un béret rouge dans la rue, — chez lui une douil-
lette!
Que signifie ce double masque ?
Cependant la stupeur fait place à la réflexion ; et à
l'inquiétude que donnait la douillette succède même
— en y pensant — une sorte de respect pour ce jeune
républicain qui, ayant des meubles et une robe de
chambre, ne craint pas de se lancer dans la mêlée
tout comme un autre.
, Je n'ose pas dire qu'il ne me reste pas un peu de
défiance ! Je n'ai vu dans aucun poème les héros de
dix-sept ans avoir une tabatière et priser. Mais.je sens
au fond de mon cœur d'homme une certaine envie de
cette existence tranquille et, claire, dans un apparte-
ment dont on est le maître, dont on a la clef, où l'on
est roi !
Roi! — Mon Dieu! est-ce que déjà le spectacle de
ce bonheur, l'égoïsme qui reste toujours tapi au fond
du meilleur de nous, me ramèneraient aux idées mo-
narchiques?
Un mobilier de rien du tout, mais si propre, si
frais, avec des reflets luisants et une odeur de cire!
Sur le lit, une courtepointe aux dents roses Aux
fenêtres, des rideaux qui tamisent le jour. Je n'ai
jamais vu cela depuis que je suis libre ! Je ne l'ai vu
qu'autrefois en province, et seulement sous les toits
de bourgeois, comme chei nous. Mais chez ce jeune
LA MAISON RENOUL 95
républicain, chez ce souffleteur de Saint- Vincent !...
Puis, la saison est belle, — le printemps est venu
plus tôt cette année, — et il tombe du soleil par belles
plaques dorées sur les meubles et sur nos tètes.
Je garderai longtemps le souvenir d'une de ces pla-
ques d'or qui se teintait de rouge en traversant les
grands rideaux; c'était la poésie des églises où les
vitraux jettent des reflets sanglants sur les dalles,
et le charme intime et doux d'une chambre d'ami ;
mes regards se noyaient et mon cœur se baignait dans
ce calme et cette clarté.
Dans toutes les maisons que j'ai habitées jusqu'ici,
— dans l'hôtel même du père Mouton, — les cham-
bres n'ont qu'un lit pauvre, deux chaises vilaines,
une table grasse, un lavabo ébréché. Les réduits de
dix francs donnent si; r la cour, on croirait voir une
gueule de puits humide et noire! Si le soleil vient,
c'est tant pis ! il sert à chauffer le plomb ; si la brise
entre, elle apporte de la cuisine et de la table d'hôte
des odeurs de friture et de graisse.
Dans cette maison de Renoul,la croisée ne s'ouvre
pas sur une rue boueuse, mais sur un espace planté
d'arbres tout couverts de pousses fraîches comme des
petits haricots verts, et où sautent des oiseaux en
liberté.
Je n'ai rencontré jusqu'à présent que des oiseaux
«}ui sentaient la vieille femme, la suie ou le cuir : —
pies, perroquets, merles, avec des becs qu'on dirait
faits à la grosse. Ici j'ai l'oreille chatouillée et le cœur
affleuré par de grands frou-frou d'ailes "...
96 LA MAISON REÎTOtTL.
La maîtresse de ce petit appartement a deux pièces,
dont l'une', meublée par un lit assez grand, l'autre
par une bibliothèque toute petite.
Madame Renoul trouve bien que nous faisons un
peu de bruit; que moi, en particulier, j'ai une voix qui
casse les vitres et des souliers qui raient tout son par -
quet : elle trouve bien que Matoussaint, en levant les
bras, pour faire comme Danton, s'expose à renverser
l'étagère où il y a de petits bibelots de foire : — un
chat en chocolat et un bonnet phrygien en sucre
rouge — mais nous l'amusons quelquefois ; on n'imite
pa> Danton tout le temps; on n'est pas tribun éter-
nellement, on est un peu farce aussi; et après le
tocsin de 93, c'est le carillon de nos dix-huit ans que
nous sonnons à toute volée !
C'est le grésil du rire après les tempêtes d'élo-
quence.
Puis, on fait le café.-
Renoulreçoit tous les mois, de sa mère, des provi-
sions de moka en grain qu'on moud à tour de rôle, et
, le bruit -de ïe moulin-là, l'odeur de ce café, qui sent
les îles, adoucissent nos colères plébéiennes et nous
rendent, jusqu'au dernier grain, indulgents pour la
société mal faite; ou tout au moins il y a trêve — or.
met du sucre.
Le pli est pris; tous les soirs -on vient discuter
crier et moudre. On verse, on sirote, on fume, on rit
— puis l'on se remet en colère et l'on remonte sur les
chaises comme à la tribune.
LA MAISON RENOUL. 97
!( L'as sur celle-là ! » crie la maîtresse de la maison
en s'arrachant les cheveux ; là-dessus si vous voulez!
Et elle indique un tabouret infirme d'où l'on est
sûr de tomber chaque fois qu'on y grimpe.
On salit beaucoup le dessus des chaises.
Quelqu'un propose d'ôter ses souliers chaque fois
qu'il y aura une discussion un peu chaude. On vote.
« Non, non ! »
C'est la femme qui a protesté le plus énergique-
ment, elle a levé les deux mains — je présidais, je
l'ai bien vu.
Elle préfère encore qu'on garde ses souliers et que
l'on abîme ses chaises !
Matoussaint a voté contre le déchaussage. Pour-
quoi? lui qui n'est pas pour les préjugés. C'est une
faiblesse, voyons! mais il s'en explique.
« v Si j'ôtais mes souliers, me dit-il tout bas, je ne
pourrais plus les remettre, il ne tiennent qu'avec des
ficelles par dessous; ce n'est pas des semelles, c'est
du. crochet. »
Ah ! les bonnes heures, les belles soirées ! — aveci»
soleil, la brise, les colères jeunes, les rires fous; avec
!e tabouret qui boîte et le café qui embaume !
Ce printemps dans les arbres, ce printemps dans
nos tètes!... Les oiseaux qui battent la vitre, nos
cœurs qui battent la campagne !
Je garderai la mémoire de ces jours-là toute ma
vie •
J';ti eu du bonheur de tomber sur ce béret rouge.
9
98 LA MAISON EESOTIL.
Je ne me figurais un intérieur qu'avec un père et
une mère qui se disputaient et se raccommodaient
sur le derrière ensanglanté de leurs enfants. Je croyais
qu'on ne pouvait être dans ses meubles que si l'oii
avait l'air chagrin, maître d'école, que si l'on parais
sait s'ennuyer à mort, et si l'on avait des domestiques
pour leur faire manger les restes et boire da vin
aigre.
Chez R,enoul on ne s'ennuie pas, on ne fouette per-
sonne — du moins je n'ai rien surpris de pareil — on
ne se dispute pas, on ne fait pas boire des choses
aigres aux domestiques. Il n'y a pas de domestiques,
d'abord.
Ah ! le foyer paternel, le toit de nos pères!
Je ne connais qu'un toit, je ne connais qu'un père,
mais je préfère n'être pas sous son toit et moudre le
moka chezRenoul, entre une discussion sur 93 et iiAà
partie de colin-maillard !
// faut lancer un journal.
Ce mot, un jour, a traversé l'espace.
«Allons, que faisons-nous donc? (INous moulions
'lu café.) Nous n'avons donc rien là! crieMatoussaint.
— Où çà?
— Là!... — Il frappe en même cemps sur son cœur.
— Tu vas casser ta pipe!... Il faudrait peut-être
aussi quelque chose ici. — Je tape sur mon gousset
— Bourgeois, va ! »
LA MAISON RENOUL, 99
On m'accuse de semer la division. — J'ai voué un
culte aux intérêts matériels.
Je suis un adorateur du veau d'or!
Je me défends comme je peux.
« Je ne parle pas pour moi ; ma plume , on le
sait, est au service de la Révolution : mais l'imprimeur!
est-ce qu'on trouvera un imprimeur? »
J'emprunte une comparaison à Shakespeare pour
imager mon idée :
« L'imprimeur de nos jours! savez-vous comment
il s'appelle? Il s'appelle Shylock. Shylock, l'intéressé,
''avare, le juif, lerogneur de chair!
— Non, dit Matoussaint, sautant comme un ressort
sur le tabouret; il s'appelle « Va de l'avant! » Oui,
oui ! Va de l'avant, ou encore Fais ce que dois. Il s'ap-
pelle Le Courage, il s'appelle La Foi. «
Je redescends de ma chaise au milieu de l'émotion
générale, après m'être couvert d'impopularité.
Je suis mis à l'index pour toute la soirée, et quand
on verse le café, je n'en ai qu'une toute petite goutte!
Je demande s'il n'en reste pas.
« Non, » dit Renoul qui verse.
Un non sec, qui m'attriste venant d'un compagnon
d'armes, et puis j'avais bien envie de café ce stnr-Ià!
J'en ai trop envie! Tant pis! Je fais amende hono-
rable.
« Eh bien, oui, j'ai eu tort! L'imprimeur s'appelle
Fessequedoit ou Vadelavant! J'ai eu tort... il faut
d'abord agir, et ne pas jeter des bâtons dans les roues
du char qui porte la Révolution. »
100 LA MAISON KENOTTL.
On. revient à moi, on me serre la main.
« Donne ta tasse ! Il en reste encore un peu au fond
de la bouilloire. »
On a retrouvé du café sur ma déclaration, mon
aveu m'a raccommodé.
Je regagnai toute leur estime et j'eus à peu près —
pas tout à fait — la valeur d'une demi-tasse.
Donc, il n'est plus question de l'imprimeur; ce n'est
pas moi qui en parlerai! Il n'est question ni de l'im-
primeur, ni du papier, ni du cautionnement. Il est
décidé qu'on fera un journal, qu'on aura un organe,
voilà tout.
La grosse question est de prendre chacun sa partie,
celle qui rentre dans nos tempéraments, qui est le
mieux dans nos cordes.
« Moi, dit une voix qui a l'air de sortir de dessous
terre, je ferai la Philosophie de l'histoire. »
On cherche, on regarde.
C'est Championnet qui a parlé.
Championnet, penseur/ — Avant la scène de la
manifestation il n'était guère connu de nous que parce
qu'il tournait ses souliers en marchant, mais il les
tournait, c'est effrayant 1 II les tourne encore. Une
paire de bottines neuves lui fait trois jours; les bot-
tines de ce jeune homme ont toujours l'air de vouloir
s'en aller de droite, de gauche, comme si elle-s étaient
dégoûtées de ses pieds...
LA MAISON EEKOÏÏL. 101
Il veut faire la Philosophie de l'histoibe.
Comment l'entend-il ? A-t-ilune vue d'ensemble sur
déluge, sur leskalifes, sur. Omar, sur les croisades,
?ur Louis-Philippe?
<- Citoyens, fait Renou 1 qui préside, personne ne dit
rien? Matoussaint, tu n'as pas d'observation à faire?...
Vingtras?... Rock?... On ne demande pas la parole?»
Non, on se tortille sur ses chaises seulement; on a
l'air de chercher au fond de sa poche et de ne pas
pouvoir atteindre son diable de tabac qu'on a dans le
creux de la main... On se tortille beaucoup; il y a de
petites toux et un grand silence, troué de rires qui
pétillent...
Championnet a perdu la tête ; il fait comme beau-
coup de gens embarrassés qui regardent le bout de
leurs souliers. Il ne peut pas voir le bout des siens,
c'est impossible! il attraperait un torticolis. Il a jus-
tement tourné énormément, ces jours-ci.
a Citoyen Championnet, reprend Renoul d'un air
doctoral, c'est bien la philosophie de l'histoire que
tous avez voulu dire, ce n'est pas l'histoire de la phi-
losophie? »
— Non, non, c'est bien la philosophie de l'histoire,
c'est assez clair!
— Sans doute, mais pourriez- vous indiquer au comité
de rédaction (murmures flatteurs dans l'assemblée)
comment vous prendrez la chose! Montez sur ce
tabouret. »
On a justement ciré le plancher. Championnet a
l'air de patiner.
8.
102 LA MAISON EENOUL.
« Olez vos souliers!
— Oui, oui.
— Vous savez bien qu'il a été voté que non! On ne
peut pas aller contre un vote. »
. Championnet se dirige de nouveau vers le tabouret.
C'est difficile avec ses chaussures tournées!
« Qu'il parle assis !
— Non, non. A genoux I
— Assis, assis ! »
Mais il n'y a plus de chaises — on a caché sa
chaise.
Championnet fut simple et grand.
Il s'accroupit à l'orientale et commença à nous
expliquer, les jambes croisées, ce qu'il appelait la
philosophie de l'histoire.
Il fut long, très long. Nous écoutâmes avec beau-
coup de soin, mais personne n'y comprit goutte — et
encore aujourd'hui, je ne suis pas bien sûr, pour mon
compte, de savoir exactement ce que c'est que la phi-
losophie de l'histoire. Je me la représente toujours
sous la forme d'un homme assis en tailleur avec des
bottines tournées.
IX
MES COLÈRES
« Et toi, Vingtras, que feras-tu?
— Je ferai les Tombes révolutionnaires. »
L'idée m'est venue de visiter les cimetières où
sont enterrés ceux qui sont morts pour le peuple.
Je suis parti-de bonne heure souvent, pour aller
réfléchir devant ces tombes de tribuns et de poètes.
J'ai rôdé autour des grilles, j'ai dérangé les veuves
qui apportaient des bouquets.
Je ferai l'histoire de ces morts, je citerai les phrases
gravées au couteau sur la pierre — en essayant de
jeter un éclair dans le noir de ces cimetières. Il y a
des Heurs qui piquent de rouge l'herbe terne : je met-
trai des phrases rouges aussi.
« Ce Yingtras qui blague toujours, il choisit ce
sujet-là !... »
Je blague toujours — mais quand nous sommes
entre n )us, il ne servirait àrien d'avoir l'air de croque-
morts. Il faut être grave quand on Darle au peuple.
104 MBS COLÈEES.
On ne fait pas le journal, bien entendu.
On aurait un imprimeur qu'on ne le ferait pas da'
vantage. Tout le monde veut écrire le Premier Parts ,
avoir les plus grosses lettres, et un titre très noir
dans une masse de blanc. 11 n'y aurait que des grosses
lettres et des titres énormes. Pas de place pour les
articles !
Puis on se battrait deux jours après.
Je serais accusé sûrement de baver sur les tombeaux ;
car il y a des morts que je jugerais à l'égyptienne et
dont je souffletterais le crâne.
Quelques phrases de Matoussaint m'ont fait per-
sonnellement bondir ; je n'oublie pas que c'est lui qui
a dit, à propos de Renoul caressé par Béranger :
« Bercé sur les genoux de cette tête vénérée. »
Mais est-ce que nous saurions faire un article tout
du long? — Des vers, oui, — un article, je ne crois
pas!
J'ai bien vu, quand j'ai commencé mes Tombes révo-
lutionnaires» — Je répétais toujours la même chose, et
toujours en appelant lesmorts : « Sortez, venez, rentrez,
entendez-vous ! 0 toi, ô vous! » Et j'avais mis du latin
et cherché en cachette dans les discours de 93...
Sparte, Rome, Athènes. .. J'en plaisantais au collège
et je trouvais que c'était inutile, bête, les républiques
anciennes, grecques, romaines!... Lycurgue, Solon,
Fabricius, et tous les sages, et tous les consuls!... Je
vois à quoi cela sert maintenant. On ne peut pas écrire
pour les journaux républicains sans connaître à fond
son Plutarque. Est-ce qu'il y a une seule page des
MES COLÈRES. ]():;
nôtres, de nos écrivains jacobins, où il ne soit pas
question d'Annibai, de Fabricius, d'Aristogifon, de
Goriolan, de Gléon, des Gracques? On ne peut pas s'en
passer. Ce serait une impolitesse à taire aux hommes
de 93 que de ne pas leur dire qu'ils ressemblent aux
grands hommes de nos livres de classe.
Ceux qui se sont retirés dans un village ou ont
donné leur démission sont des Cincinnatus. Ceux qui
n'ont pas de femme de ménage et fendent leur bois,
des Philopœmens.
Je sens bien au fond de moi-même que je ne suis pas
né pour écrire. J'ai surpris cela, un matin, en relisant
des pages que j'avais brouillonnées la veille au courant
de la plume.
Je disais que j'avais remarqué la fille du concierge
du cimetière penchée à sa fenêtre, arrosant des fleurs,
en camisole blanche; que j'avais failli pleurer en
voyant une enfant, à petite robe courte, qui enterrait
sa poupée là où sa maman dormait. Failli pleurer,
oui — alors que j'étais devant la tombe d'un martyr
qui réclamait, au nom de la tradition, toute l'eau de
mes yeux.
J'avais oublié mon drapeau pour regarder cette
enfant auprès de son père en deuil.
J'avais écouté un chien hurler sur la tombe de son
maître.
Je mettrais ces bêtises dans nos articles, si je ne
me retenais pas!
Il vaut mieux qu'on n'ait pas fait le journal. Je
116 MES COLÈK.ES.
n'aurais pas pu m'en tirer, je ne sais pas causer de ce
que je n'ai pas vu. Ah ! je ne suis pas lort, vraiment!
Je ne m'en suis ouvert à personne. — J'emporterai
ce secret avec moi dans la tombe. — Mais, je le sens
* bien, je n'ai rien dans la tête, rien que MES idées!
voilà tout ! et je suis un fainéant qui n'aime pas à aller
chercher les idées des autres. Je n'ai pas le courage
de feuilleter les livres. Je devrais mettre de la salive
à mon pouce, et tourner, tourner les pages, pour lire
quelque chose qui m'inspire. Je ne trouve pas de
salive sur ma langue, et mon pouce me fait mal tout
de suite.
Rien que MES idées A MOI, c'est terrible! Des idées
comme en auraient un paysan, une bonne femme,
un marchand de vin, un garçon de café ! — Je ne vois
pas au delà de mes yeux, pas au delà, ma foi non! Je
n'entends qu'avec MES oreilles — des oreilles qu'on a
tant tirées !
J'ai envie de parler de ceux qui se promènent dans
les cimetières pendant que j'y suis, plutôt quede»
parler de ceux qui reposent sous terre.
Reqv.îescant inpacel
Le Béret rouge et les autres croient que je suis in-
telligent — il paraît qu'ils le croient... Ils n'ont pas
vu mes brouillons ! Ils ne se doutent pas du chien, de
la poupée, de la fille du cimetière!
Nous sommes pourtant simples quelquefois. Les
Grecs étaient simples à leurs heures, les convention-
nels aussi.
MES COLÈRES.
Nous jouons à colin-maillard.
107
On laisserait passer la Chambre des représentants
sous les fenêtres, sans se pencher pour la regarder,
lorsqu'on est en plein jeu.
Il n'y a que Matoussaint qui ne veut pas convenir
qu'il s'amuse. Il prétend qu'il joue parce que colin-
mailîard apprend à se cacher, à dépister les mou-
chards, à tromper l'ennemi.
— C'est un bon exercice pour les conspirateurs,
l'apprentissage des Sociétés secrètes.
Quand il aie bandeau — quand, c'est lui qui l'est —
il se figure être le Comité de Salut public qui cherche
les ci-devants dans l'ombre; quand on le poursuit, il
croit échapper comme les Girondins ; il a envie de
demander une omelette comme Condorcet, ou bien' il
marmotte tout bas le nom du gendarme qui arrêta
Robespierre.
Il rigole autant que les autres, quoi qu'il en dise,
quand il se cache les pieds sous le lit et la tête dans la
table de nuit.
Il y en a un qui l'est bien souvent ; c'est Cham-
pionnet, à cause de ses souliers. On le devine tout de
suite. Il n'y a pas une heure qu'il joue, que ses talons
sont tournés, et l'on n'a qu'à tâler ses chaussures. On
me devine aussi très vite, carjc sens toujours la pou-
dre de riz; j'ai toujours un peu embrassé Alexandrine.
Nous avons dix-huit ans, nous sommes un siècle à
nous cinq; rous voulons sauver le monde, mourir
108 MES COLÈEES.
pouf la patrie. En attendant, nous nous amusons
comme une école de gamins. Robespierre, s'il appa-
raissait soudain — ainsi qu'on le toit dans les bons
articles — Robespierre trouverait qu£ nous n'avons
rien des Spartiates et nous ferait sans doute guillo-
tiner.
Nous passons nos soirées à cela; quelquefois nous
allons au café — rarement, bien rarement.
Renoul reste dans sa robe de chambre, je demeure
auprès d'Alexandrine ; Ghampionnet pioche dans son
coin ia philosophie de l'histoire.
Il n'y a que Rock et Matoussaint qui, n'ayant ni
Alexandrines, ni robes de chambre, ni la manie de la
philosophie de l'histoire, aiment à jouer aux cartes en
prenant leur gloria.
Vis ont, paraît-il, découvert un petit café intime où
vont des étudiants en médecine, avec des femmes dont
'ls ont des enfants.
C'est prodigieux! Cela me paraît presque contre
nature I Avoir des enfants dans le quartier latin !
L'odeur de lait et de couches m'en éloigne comme
d'une crèche. Je n'y suis entré qu'une ou deux fois
pouf 'prendre Rock, et j'ai failli chaque fois m 'asseoir
sur un moutard qu'on avait mis une seconde sur une
chaise, pour pouvoir marquer dix de blanches.
On se rend cependant en bande, de temps en temps,
à un grand estaminet, qui tous les soirs, s'emplit
d'une foule bruyante et républicaine.
MES COLÈEES. 109
C'est au haut de notre rue justement, au coin de ia
place Saint-Michel, contre la fontaine} On l'appelle le
café du Vote universel.
Il y va des célébrités.
Nous sommes un peu dépaysés dans cette atmosphère
de démocratie autorisée, où les têtes sont déjà mûres ;
où il y a des gens qu'on dit avoir été chefs de barri-
cades à Saint-Merry, prisonniers à Doullens, insurgés
de Juin ; qui ont le prestige de l'enrégimentation
révolutionnaire, du combat et de la prison.
Ont-ils tous cette auréole? On ne peut pas bien
voir les auréoles dans cette fumée.
Mais il y a vraiment des figures sympathiques et
vigoureuses. Ce qui me frappe le plus, c'est l'air bon
enfant de ceux qui ont un nom, dont on dit : « Un tel,
c'est lui qui en février tirait sur les municipaux, an
Château-d'Eau. » — Cet autre, là-bas, a fait six moi;
de ponton après Juin. »
Je passe et repasse devant ces tables pour voir
comment on est fait quand on a reçu ces baptêmes de
feu. Oui, ce sont ceux-là qui crient le moins et qui
rient le plus.
Un jour Rock m'a tiré la manche.
« Tu vois bien ce grand?
— Là à gauche?
— Oui, ne fais pas semblant de le regarder.
— Qui est-ce?
■— Un représentant de la Montagne, X...
10
{10 MES COLÈRES.
— Il ne parle jamais à la Chambre?
— Non, il se réserve. »
C'est bien de Rock ce mot là !
« Il se réserve ! pour quand?
— Pour la Convention... »
Rock a l'air convaincu qu'il y aura une Convention ;
on dirait qu'il en a reçu la nouvelle ce matin ; il aurait
ilû nous en prévenir cette après-midi ! Il répète en
parlant du représentant X...
« Oui, il se réserve comme Robespierre, qui atten-
dait muet, àla Constituante, . . . qui attendait son heure.
Muet ? Non ! Il se leva une fois pour demander
l'abolition de la peine de mort. Sais-tu ça?^
Il y a un indiscipliné, dans un coin, qui hausse les
épaules et crie :
« Toute votre Révolution, vos longs cheveux, Ro-
bespierre, Saint-Just, tout ça c'est de la blague! Vous
êtes les calotins de la démocratie ! Qu'est-ce que ça
me fout que ce soit Ledru ou Falloux qui vous ton-
sure?... A la vôtre tout de même, les séminaristes
rouges ! »
Comme ces mots m'entrent dans le cœur! C'est
qu'il m'arrive souvent, le soirquandje suisseul, de me
demander aussi si je n'ai pas quitté une cuistrerie pour
une autre, et si après les classiques de l'Université,
il n'y a pas les classiques de la Révolution — avec des
proviseurs rouges, et un bachot jacobin!
Par moments, j'ai peur de n'être qu'un égoïste
MES COLÈRES. 11]
comme le vieil ouvrier m'appela quand je lui parlai
„. d'être apprenti. Je voudrais dans les discours des ré
^publicains trouver des phrases qui correspondissent à
mes colères.
Ils ne parlent pas des collèges noirs et cruels, ils ne
parlent pas de la loi qui fait du père le bourreau de
l'enfant, ils ne parlent pas de ceux que la misère rend
voleurs ! J'en ai tant vu dans la prison de chez nous
qui allaient partir pour le bagne et qui me paraissaient
plus honnêtes gens que le préfet, le maire et les auto
rités.
Egoïste I Oh ! non! Je serais prêt— je le jure bien!
— à souffrir et à mourir pour empêcher que d'autres
ne souffrent et meurent des supplices qui m'ont fait
mal, que je n'ai plus à craindre, mais que je voudrais
voir crever devant moi...
Matoussaint ne parle que de commissaires àécharpê
tricolore ou de tribuns à cocarde rouge, qui pren-
dront la place des rois et des traîtres... Je m'en
moque, de ça!
Quand donc brûlera-t-on le Code et les collèges !
Ils ne m'écoutent pas, me blaguent et m'accusent
d'insulter les saints de la République !
Ce sont des scènes ! — Il y en a eu de terribles à
propos de Béranger !
Béranger !
Oui , c'est lui qui est cause que Renoul prise et a une
robe de chambre, on ne me l'ôtera pas de l'idée.
112 MES COLÈRES.
C'est lui qui est cause aussi que Renoul est en
ménage.
Avec ses vers, il a mis dans 'la tête de celui qu'il
faisait sauter sur ses genoux, d'avoir une Lisette
comme il en avait une.
Je lui en veux moins pour cela.
Cette Lisette est bonne fille. Grâce à elle, nous
avons notre salon, avec la gaieté des robes claires
qui emplissent la.chambre de grâce aux jours d'été
et tranchent en bleu ou en rose sur notre rouge
sombre.
Nous jouissons de tous les riens qu'une femme
éparpille de droite et de gauche de sa main blanche.
Nous avons un moulin à cafe, des tasses à fleurs,
et l'on nous fait même un point à notre habit, quand
il y a une déchirure.
Lisette coud aussi de petits drapeaux républi-
cains et nous, promet d'être ambulancière s'il y a des
blessés.
Encore du Béranger!... les Deux Anges de charité!
N'importe, il me semble que Renoul, aux grands
i>eaux yeux honnêtes, au cœur droit, plein de courage,
aurait le langage plus jeune et plus vivant encore,
s'il n'avait pas, à dix-sept ans, Lisette, la tabatière et
la douillette. Tout cela ramassé dans la houppelande
et les poésies de Béranger !
Béranger i
Mon père avait un portefeuille qui en était piein,
MES COLÈRES. 113
A côté de vers bachiques imitant un verra, une
eourde, il y avait les Gueux :
Les gueux, les gueux
Sont des gens heureux,
Qui s'aiment entre eux ;
Viveut les gueux !
« Les gueux sont des gens heureux, qui s'aiment
entre eux » — mais on se cogne et l'on s'assassine
entre affamés !
« Les gueux sont des gens heureux ! » Mais il ne
faut pas dire cela aux gueux ! s'ils le croient, ils se se
révolteront pas, ils prendront le bâton, la besace, et
non le fusil !
Et puis, et puis — oh ! cela m'a paru infâme dès le
premier jour! — ce Béranger, il a chanté Napoléon !
Il a léché le bronze de la colonne, il a porté des
fleurs sur le tombeau du César, il s'est agenouillé
devant le chapeau de ce bandit, qui menait le peuple
à coups de pieds, et tirait l'oreille aux grenadiers que
Hoche avait conduits sur le Rhin et dans la Vendée :
Hoche qu'il fit peut-être empoisonner, comme on dit
qu'il fit poignarder Kléber ! . . .
Ce poète en redingote longue baise les pans de la
redingote grise !
Deux redingotes sur lesquelles je crache !
Tiens, imbécile! tiens lèche-éperons !
Béranger a. presque creusé un abîme entre nous !
10.
114 MES COLÈRES.
Tant pis ! Je ne croirais pas être honnête si je ne
parlais pas comme je le fais.
Je serai peut-être forcé de ne plus revenir; je per-
drai ce coin de camaraderie et de bonheur; mais je
ne puis cachei mon étonnement, ma douleur, ma
colère, de voir saluer cet homme par des révolution-
naires de dix-sept ans.
C'est à faire rire vraiment !
Avec son allure de vicaire de campagne, prenant
l'air bon enfant et patriote, il va en mission chez les
simples, dans les mansardes, dans les cabanes, pour
mettre de la pâte sur les colères, les empêcher de
fermenter et d'éclater en coups de feu !
* Et il se moque de nous !
Dans un grenier qu'on est bien à vingt ans l
On y est bien, comme un évadé qui, contre un coin
de mur, a une minute pour se reposer, mesurer
l'espace et bander sa blessure. On y est bien comme
moi chez Alexandrine — quand on est l'amoureux, de
la fille d'en bas, et qu'on ne reste jamais en haut, où
il fait trop triste, trop chaud ou trop froid, pour y
vivre autrement qu'enfoncé sous les draps, l'hiver, et
étendu sur le lit, l'été: où l'on ne travaille pas, parce
que l'odeur est horrible, parce qu'on n'a pas de livres,
parce qu'on a des puces ! — Blagueur de bonhomme !
' Eh! misérable, si l'on était bien dans un grenier à
vingt ans, pourquoi es-tu allé demander une place à
Lucien Bonaparte!...
Personne ne pense comme moi. Je parais un brutal
et un fou.
MES COLÈRES. 115
« Montré -nous quelqu'un parmi les avaticés, qui
dise, qui ose dire ce que tu dis ! »
En effet les plus écarlates même saluent Eéranger !
« Ah ! celui-là par exemple ! » — et ils se découvrent.
Les plus indulgents, quand ils m'entendent, sou-
rient et me donnent des tapes sur l'épaule d'un air
qui sfgnifle : « tu ne sais pas ce que tu dis — allons,
mon garçon!... »
« C'est pour se faire remarquer, se singulariser, »
insinuent en ricanant les autres I
Eternelle bêtise que j'entends sortir de la bouche
des jeunes comme de la bouche des vieux! Mais se
singulariser, c'est très bête ! On se brouille avec tout
le monde. J'aimerais bien mieux être de l'avis de la
majorité ; on a toujours du café, et avec ça des poli-
tesses ; les gens disent : « Il est intelligent » parce que
vous êtes de leur avis.
Me faire remarquer, me singulariser ! Quand cela
m'empêche d'avoir mon gloria et ma goutte de con-
solation!
Seul, seul de mon opinion!
Pas un homme, connu ou obscur, pas un livre, gros
ou mince, à tranches fades ou violentes, n'a laissé
échapper un mot — comme un souffle d'écrasé —
contre cette popularité qui met son pied mou, chaussé
de pantoufles, sur le cœur du peuple, et qui lui en-
fonce du coton tricolore dans les oreilles !
Au secours, donc, les fils de pauvres ! ceux dont
(es pères ont été fauchés par la Réquisition ! Au
116 MES COLÈRES.
secours, les descendants des sans-culottes! Au se-
cours, tous ceux dont les mères ont maudi l'ogre de
Corse! ceux qui étouffent dans les greniers, ceux dont
es Lisettes ont faim ! Au secours !...
J'en suis pour mon ridicule et ma rage, et l'on est
arrivé à traiter mon indignation de manie.
La compagne de Renoul m'en veut avec fureur!
c'est à elle que je touche en fripant le bonnet de la
Lisette du chansonnier.
« Personne ne paye vos toilettes pourtant, lui ai-je
dit un soir.
— Insolent ! »
. Elle a pris contre moi de la haine, et si je n'étais
pas un boute-en-train, à mes heures, un rigolo qui
sait la faire rire, elle m'aurait déjà chassé.
Renoul, pourtant, l'empêche de me faire trop ou-
vertement la mine, ete 'est lui qui verse le café quand
mon tour arrive.
Elle se rattrape surMe gésippe.
J'oppose Moreau à Béranger, la Fermière à Lisette,
la pièce sur les Conventionnels aux tirades sur Na-
poléon.
Lisette Renoul hausse Jes épaules :
« Ah ! tenez ! vous me faites rire avec votre Hégê*
stppe! y>
Je ne suis pas fou d'Hégésippe — j'en conviendrais
s'il ne fallait me défendre à outrance. — Il y a de la
pleurarderie, il me semble, par ci, par là : mais quelle
différence tout de même!
MES COLÈRES. 117
Le soir, quelquefois, quand j'étais seul, je relisais
ses vers-; et il me semblait que je trempais mes mains
qui sentaient le tabac, dans une eau vive comme celle
qui coulait à travers les jnés de Farreyrolles, en fai-
sant trembler l'herbe et les clochettes jaunes 1..-
X
te COMITÉ DES JEUNES
On n'a pas de journal. Du moins, faudrait-il an
Comité!
Quelqu'un prend l'initiative, et au moment du café,
chez Renoul, nous trouvons un soir, devant nous, des
petits bouts de papier attachés avec>des épingles, .
«•Pour minuit ! (sans femmes), s
Lisette arrive juste à ce moment. Nous mangeons
tous notre bout de papier ; Championnet a failli
avaler l'épingle avec et s'est à moitié étranglé.
Qui nous a convoqués? Les masques sont impéné-
trables.
Mais à l'heure de minuit, Renoul, ayant envoyé sa
femme se coucher, nous conduit à pas lents dans le
cabinet du fond, ferme la porte, pose la lampe sur la
table et attend.
Nous avons l'air très bête à nous regarder comme
ça.
« C'est moi, citoyens, qui ai pris sur ma tête de vous
IiE COMITÉ DES JEUÎÏES. 119
réunir! » dit Matoussaint se levant tout d'un coup.
•-Il est malheureusement à côté de Ghampionnet, qui
tient la bouche ouverte depuis l'après-midi à cause du
mal que lui a fait l'épingle ; Matoussaint le heurte
avec son coude. Ghampionnet referme la bouche pré-
cipitammc nt et se mord la langue. Il ne pourra que
voter — mais pas parler. — Il lui est défendu de par-
ler!
« C'est moi qui ai pris l'initiative d'une convoca-
tion, citoyens, reprend Matoussaint : convocation né-
cessaire, je crois, au salut de ia Révolution...
— Oui, oui, » disent tous ceux qui peuvent parler
(pas Championnet).
«Je vous propose, au nom del'UNE etIndivisible^
de nous constituer en Comité secret, et je demande
qu'on lui donne, dès à présent, un nom! »
Personne ne dit mot pendant un moment, enfin
quelqu'un crie :
« Le Comité des Jeunes...
— Oui, oui! le Comité des Jeunes!...
— Silence ! fait Matoussaint avec un geste et une
voix de vieux de la montagne; sachons bien que nous
nous appelons le Comité des Jeunes, mais sachons-le
seuls! Que nul sur terre ne nous connaisse! Ne nous
révélons que le jour où nous déploierons notre ban-
nière dans la bataille, où nous écrirons ce nom, tout
du long, avec du sang, sur une guenille de drap noir.
— Pourquoi une guenille? »
On me fait taire et Matoussaint reprend, avec une
modestie digne des temps antiques :
120 LE COMITÉ DES JEUNES.
« Mon rôle est fini. Vous vous êtes constitués — le
Comité des Jeunes vit. A vous maintenant de nommer
votre président; celui qui, en cas de danger, doit
mourir et marcher à votre tète.
— A demain, à demain pour l'élection, crient plu-
sieurs voix. A demain! »
Samedi, minuit un quart.
On vient de dépouiller les votes; on a voté sur de
vieilles cartes prises dans un jeu de bézigue qui res-
tera dépareillé ; on ne fera plus le cinq cents. J'avais le
valet de carreau, et j'ai allumé ma pipe avec.
- Vingtras, Vingtras, Yingtras. Trois Vingtras. C'est
la majorité.
Nous sommes cinq.
(Frémissement.)
Je suis appelé à prendre place au fauteuil. Je passe
derrière la table, très pâle...
« Citoyens! Je sais à quoi m'engage l'honneur que
vous m'imposez. Le président du Comité des Jeunes
doit mourir et marcher à votre tête — ensuite être
digne de vous, cligne, digne... »
J'ai l'air de sonner les cloches.
« Digne, digne... En attendant, je vous crie : Sen-
tinelles, prenez garde à vous I »
Bon, hou/...
Chacun se retourne ! C'est le coucou de Renoul qùt*
sa mère lui a envoyé On voit un petit oiseau qui
LE COMITÉ DES JEUNES. 121
ouvre une porte avec son bec et qui fait : Hou, hou !
Hou! hou! Je m'empare de ce hou, hou-là!
« Hou! hou! L'oiseau de nuit dit « hou-, hou! » mais
nous verrons bien ce que dira l'alouette gauloise, celle
de nos pères (toujours nos pères !) quand elle partira
vers le ciel en effleurant de son aile, la tête, peut-être
fracassée déjà] du Comité des Jeunes! »
J'ai lancé ces mots en relevant fièrement mon front,
comme s'il venait d'être effleuré par la queue de
l'alouette, et en menaçant du doigt le coucou.
Nous nous assemblons en séance ordinaire quel-
quefois, en séance extraordinaire presque toujours.
On se réunit maintenant chez Rock qui a une grande
chambre au fond d'un jardin.
C'est commode, on peut y entrer sans être vu. On
prend un corridor où il y a des araignées, on trouve
la porte des lieux à droite ; à gauche, on avance à
travers des gravats ; on y est.
Je me fatigue vite de tout. Je suis un drôle de gar-
çon!
Au bout de deux mois, ça finit par m'ennuyer de
passer par ce corridor où il y a des araignées, de
pousser la porte des lieux (on dérange toujours quel-
qu'un), de marcher sur ces gravats qui usent les
souliers.
Je me relâche comme conjuré.
Quelquefois, je ris comme si l'Histoire ne me re-
U
122 LE COMITÉ DES JEUi'ES.
gardât jas: Matoussaint nous a assuré maintes fois
que l'Histoire nous regardait.
Fin novembre 51
Mauvaises nouvelles, privées et publiques !
J'ai perdu la leçon de mon Russe.... L'actrice de;
Délassements est partie au diable, il l'a suivie.
Je reste avec mes quarante francs par mois et des
habits râpés. C'est dur !
En politique, le ciel est noir.
La République sera assassinée un de ces matins au
saut du lit. Les symptômes sont menaçants, la patrie
est en danger. Nous n'avons peut-être pas été si fous
et tellement gamins de nous constituer en Comité,
quoique j'en aie rougi de temps en temps tout seul, et
mes camarades aussi, je crois bien.
Mais cependant, cependant! ne vaut-il pas mieux
que nous ayons joué au soldat, même au tribun, et
que nous soyons là, ne fût-ce que nous cinq, pour
sauter dans la rue et appeler aux armes, si Napoléon
fait le coup !
Nous pouvons entraîner, réunir dix, vingt, trente
étudiants.
Auprès des jeunes gens, cesmots'de « Comité » font
bien ; ils croient être dans un cadre d'armée, suivre un
mot d'ordre venant de chefs élus. Je sens bien que je
marcherais, moi, plus confiant, devant un groupe
d'hommes qui se seraient triés, qui auraient la glo-
LE COMITÉ DES JEUX ES. 123
liole du danger, l'émulation du courage, l'air crâne
et un bout de drapeau:
Nous aurons cela — et nous nous surveillerons l'ui
l'autre. — Nous pensons bien que nous ne sommes
pas des lâches, mais nous ne savons pas ce que c'est
qu'un coup de fusil, un coup de canon. Seul devant
les" balles, sous les boulets, on aurait peut-être peur —
il ne faut pas se vanter d'avance - — mais je sais bien
que devant mes amis je ne voudrais pas reculer;
et mon courage me viendra beaucoup de ce que
j'ai juré d'être brave dans ces séances à la chan-
delle.
Ces discours, ces phrases, ce latin, ces images, tout
cela a eu du bon si nous nous sentons engagés vis-à-
vis de nous, sinon vis-à-vis du drapeau !
Ne rions pas trop du Comité des Jeunes I
Rire? — C'est fini de rire !
Tous les matins le journal apporte une menace de
plus, et tous les matins nous trouvent plus simples et
plus graves.
Tout ce qui était fantasmagorie, parodie de 93,
s'est évanoui; la mise en scène des séances de nuit a
disparu, nous faisons moins de phrases. On ne se
moque plus de Championnet.
Nous sentons venir le froid du danger et nous en
avons le frisson. Ce n'est pas la crainte du combat, ni
124 LE COMITÉ DES JEUNES.
des blessures, ni de la mort, je ne crois pas ; mais il
y a dans l'air la fièvre de l'orage...
Que fait donc la Montagne?
Elle est, en grand, un Comité des Jeunes.
On dirait qu'ils n'ont que l'envie d'être éloquents el
que cela suffît pour écarter le péril. — Révolution-
naires de 4 sous !
Le fia fia des phrases, que signifie -t-il à côté du clic
clac des sabres?
Dimanche, 25 novembre.
Quelle journée celle d'aujourd'hui!
Nous étions tous réunis chez Renoul.
Lisette était là ; on n'avait plus à se cacher d'elle,
a voiler ses paroles. Elles étaient rares, les paroles,
et de celles que tout le monde peut entendre : rares et
tristes.
Pendant que nous étions au coin du feu, on votait
dans Paris — pour nommer un député dans je ne
sais quel arrondissement, en remplacement d'un
autre.
Lugubre farce ! Le vote, par ce temps de menace et
de haine, avec ce bruit d'éperons dans les couloirs de
la Chambre !
La neige assourdissait les pas dans la rue.
Sans savoir pourquoi, nous avions tous le front cha-
grin, la poitrine serrée.
On ne s'est point disputé ce dimanche-là ; au con- "
LE COMITÉ DES JEUNES. 12S
traire, il me semble qu'il y avait un rapprochement
de cœur entre nous et qu'on se demandait pardon tout
bas, l'un à l'autre, de ce qu'on avait pu se dire de
blessant et d'injuste depuis qu'on se connaissait ,
comme si l'on allait être tout d'un coup appelé à se
joindre contre le malheyr !
il.
Xi
2 DÉCËIV.3SE
« Vingtras ! »
On casse ma porte !
« Vingtras, Vingtras! »
C'est comme un cri de terreur !
Je saute du lit et je vais ouvrir, étourdi...
Rock ! pâle et bouleversé !
« Le coup d'Etat !... »
Il me passe un frisson dans les cheveux.
■ « Les affiches sont mises ; l'Assemblée est dissoute;
la Montagne est arrêtée...
— Rendez-vous chez Renoul, tous, tous I »
Je grimpe au sommet de l'hôtel et je tire de dessous
une planche un pistolet et un sac de poudre. J'ai ce
pistolet et cette poudre depuis longtemps, je les tenais
en réserve pour le combat !
Alexandrine s'accroche à moi, — je l'avais oubliée,
Elle ne compte plus, elle ne comptera pas un mo-
2 DÉCEMBRE. 127
ment, tant que la bataihe durera ; elle ne pèse pas une
cartouche dans la balance.
Je ne lui dis que ces mots :
« Si je suis blessé, me soignerez-vous?
— Vous ne serez pas blessé, — on ne se battra pas!»
On ne se battra pas? — Je la souffletterais. Elle
m'en fait venir la terreur dans l'âme !
C'est qu'au fond — tout au fond de moi, — il y a,
caché et se tordant comme dans de la boue, le pres-
sentiment de l'indifférence publique!...
L'hôtel n'est pas sans dessus dessous ! Les autres
locataires ne paraissent pas indignés, on n'a pas la
honte, la fièvre. Je croyais que tous allaient sauter
dans la salle, demandant comment on allait se parta-
ger la besogne, où l'on trouverait des armes, qui com-
manderait: t<.Allo?is! en avant! Vive la République l
En marche sur l'Elysée! Mort au dictateur! »
On ne se battra pas?
La rue est-elie déjà debout et en feu? Y a-t-il des
chefs de barricades, les hommes des sociétés secrètes,
les vieux, les jeunes, ceux de 39, ceux de Juin, et der-
rière eux la foule frémissante des républicains?
A peine de maigres rassemblements ! des gouttes dé
pluie sur la tête, de la boue sous les pieds, — les affi-
ches blanchîs sont claires dans le sombre du temps,
et crèvent, comme d'une lueur, la brume grise. Elles
128 2 DÉCEMBRE.
paraissent seules vivantes en face de ces visages
morts !
Les déchire-t-on? hurle-t-on ?
Non. Les gens lisent les proclamations de Napo-
léon, les mains dans leurs poches, sans fureur !
Ohl si le pain était augmenté d'un sou, il y aurait
plus de bruit!... Les pauvr.es ont-ils tort ou raison ?
On ne se battra pas !
Nous somme perdus ! Je le sens, mon cœur me le
crie! mes yeux me le disent!... La République est
morte, morte!
Dix heures.
On est assemblé chez Renoul.
— Y sommes-nous tous?
Oui, tous, et encore quelques amis. Il doit en venir
d'autres à midi...
A midi? Mais d'ici là, il faut commencer le branle-
bas !
Il faut qu'à midi la rue soit en feu, que la bataille
soit engagée, qu'on sache le mot d'ordre, et qu'on
crie de barricade en barricade, et pour tout de bon,
cette fois : Sentinelles ! prenez gardé à vous!
On ne se battra pas !
Voilà qu'il vient d'arriver un grand garçon brun,
fong et gras, frère d'un célèbre de 1848.
Plus vieux que nous, couvert de son nom, il a la
parole, on l'écoute.
Que dit-il? „
2 DECEMBRE. 129
« Citoyens, je vous apporte le mot d'ordre de la
résistance. — « Ne pas se lever ; attendre ; laisse?' se
fatiguer la troupe ! »
Et on l'écoute ! et on ne le prend pas par les épaules,
et on ne le jette pas dans la rue pour faire le premier
morceau de la barricade?
Je m'indigne !
« Proclamons plutôt que c'est fini, perdu ! Rentrez
chez vous, faisons-en notre deuil! Est-ce cela que vous
voulez?... »
On se récrie.
— Non ? — -eh bien ! faites voir, comme un éclair,
que tous les bras, toutes les âmes protestent et se révol-
tent... A l'œuvre tout de suite! Je vous le demande
au nom de la Révolution !
— Que veux-tu donc faire?
— Faire ce que nous pourrons, descendre l'esca-
lier, entamer le pavé, crier aux armes ! aux armes!...
Camarades, croyez-moi!...»
On m'arrête. L'homme brun, long et gras, se tourne
vers les amis et demande si l'on veut suivre le mot
d'ordre qu'ont donné les députés qu'on a vus; ou
bien si l'on veut m'écouter, moi: descendre l'escalier,
entamer le pavé, crier aux armes !...
— Il faut obéir aux Comités, dit la bande.
Un autre arrive encore.
Est-il aussi pour fatiguer la troupe f
130 î DÉCEMBRE.
Oui... et il apporte quelque chose de plu3
« On fera passer, dit-il, un mot d'ordre pour c&
soir. Ce soir, rendez-vous place des Vosges... »
Mes camarades me regardent; suis-je convaincu,
cette fois?
« Convaincu? Je suis convaincu que nous sommes
perdus... convaincu que nous sommes des enfants,
convaincu que si nous étions des hommes d'action,
nous aurions déjà une barricade commencée...
— Nous serions tout seuls... hasarde Renoul, le
plus prêt à se ranger de mon avis, et la voix frémis-
sante.
— Tout seuls! Mais si tout le monde en dit autant,
c'est la lâcheté sur toute la ligne ! Que ceux qui par-
lent de fatiguer la troupe aillent derrière les soldats,
les mains dans leurs poches, avec des chaussettes de
rechange!...
Allez chercher des chaussettes, monsieur, moi je
dis qu'il faut aller chercher des combattants et en
faire venir en commençant le combat
— Où le commencer?
— Où nous voudrons, encore une fois ! Sous ces
fenêtre,... n'importe où ! Et je m'offre à arracher le
premier pavé.
Ce n'est pas pour montrer que j'ai du courage, c'est
pour indiquer que je sens venir la défaite à pas de loup !
Je ne crois pas que nous pouvons, à nous dix, sauver
la République, mais nous monterons sur un tas de
pierres, sur le plus haut tas, et nous crierons : «A nous !
à nous ! Voyez, nous sommes dix ; dix hommes de
2 DÉCEMBRE. 131
dix-huit ans, en redingote... dix des Écoles . Que les
Blouses viennent nous commander ! »
Je m'accroche aux habits, aux regards de mes ca-
marades... Il paraît que je dis une folie. On me blâme,
on me parle même avec colère.
« Tu commences par insulter ceux qui viennent
avec nous.
— Je n'insulte pas. Je dis que c'est insensé de
croire que la troupe sera fatiguée avant nous; je dis
que nos souliers seront usés, nos bas percés, nos ta-
lons mangés, nos voix cassées avant que les soldats
aient une ampoule... — Fatiguer la troupe!... »
Le dégoût et la douleur m'étranglent.
On ne se battra pas !
Je reviens à Renoul et aux autres :
« Pour la dernière fois, je vous en supplie. Pas
besoin de mot d'ordre ! Partons ensemble, prenons
un bout d'étoffe rouge, arrachons ces rideaux, déchi-
rons ce tapis et allons planter ça au premier carre-
four ! Mais tout de suite ! Le peuple perd confiance, la
troupe devient notre ennemie, Napoléon gagne du
terrain à chaque minute qui s'envole, à chaque phrase
que nous faisons, à chaque bêtise que dit cet homme,
à chaque cri que je jette en vain !... »
On ne m'éaoute plus ; on fait, même autour de moi
un cercle de fureur, J'ai trouvé le moyen d'exaspérer
mes amis...
132 2 DÉCEMBRE.
Il y en a un qui m'a dit déjà :
« Si nous survivons, tu te battras avec moi. »
Si nous survivons ? mais nous en prenons le chemin.
Il faut se rendre pourtant à l'avis de tous ! — Je
serais seul, tout seul, et désavoué par les miens. Le«
étudiants qui me connaissent me demanderont où
sont les autres, où est ma bande?
J'ai pensé à aller quand même me planter, comme
je l'ai dit, devant la porte, avec une barre dei^er pour
soulever les pierres. Où la prendrai-je, cette barre? il
faut que je l'arrache à la boutique et aux mains de
quelqu'un; on se mettra vingt pour m'assommer et on
me la cassera sur le dos. — Puis, avant tout, le tort
d'être isolé! Je n'aurai pas qualité d'envoyé de barri-
cade, ni de délégué de résistance...
« Il va faire remarquer la maison, et l'on viendra
nous assassiner! voilà ce qui arrivera, » a dit Lisette,
pendant que je criais si fort.
Il faut se rendre !...
Se rendre à la merci de ce frère d'adjoint!
Je lance encore un suprême appel.
« Vous croyez qu'il faut de la discipline... la disci-
pline, toujours la discipline... mais" c'est l'indiscipline
qui est l'âme des combats du peuple!... Ah! bour-
geois!...»
On me met la main sur la bouche ; un peu plus, ils
m'étrangleraient. Us ont leur énergie de leur côté.
2 DÉCEMBRE. 133
c'est leur conviction qui parle; mais pourquoi a-t-elle
ce caractère d'obéissance, ce respect des mots d'ordre
à attendre et du signal à recevoir? Ils veulent des
chefs! ët pourquoi. C'est le plus brave qui commande.
3 décembre.
Depuis bier, onze heures, nous courons, cherchant
le danger et sentant la déroute.
Nous nous sommes réconciliés, pour appeler aux
armes, publiquement. On s'est battu, de ci, de là,
avec une écharpe rouge au bout d'une canne — point
comme il fallait pour vaincre. Alexandrine avait
raison.
Les redingotes ont pris le fusil ; les blouses, non !
Un mot, un mot sinistre m'a été dit par un ou-
vrier à qui je montrais une barricade que nous avions
ébauchée.
« Venez avec nous, lui criais-je! »
Il m'a répondu, en toisant mon paletot, qui est
bien usé cependant :
« Jeune bourgeois ! Est-ce votre père ou votre oncle
qui nous a fusillés et déportés en Juin? »
Ils ont gardé le souvenir terrible de Juin et ils ont
ri en voyant emmener prisonnière l'assemblée des
déporteurs et des fusillards.
Quelques hommes de coeur ont fait le coup de feu —
les ouvriers n'ont pas bougé.
Cinq cents gantés qui tirent et meurent, ce n'est pas
une bataille
134 2 DÉCEMBRE.
Le frère de l'adjoint se promène toujours et dit :
« Allons fatiguer la troupe. »
4 décembre, au soir.
Nous n'avons pas fatigué la troupe, et je ne puis ,
plus me tenir, je n'ai plus de voix dans la gorge;
à peine s'il peut sortir de ma poitrine des sons brisés,
tant j'ai crié : « Vive la République ! à bas le dicta-
teur! » tant j'ai dépensé de rage et de désespoir,
depuis que Rock a frappé à ma porte...
Il est je ne sais quelle heure. J'ai regagné l'hôtel
j'ignore comment — en m'attachantaux murs, en traî-
nant les pieds, en soutenant de mes mains ma tête pe-
sante, pesante comme s'il y était entré du plomb, et
je suis tombé sur mon lit.
Je n'ai pas reçu une blessure, je ne saigne pas ; je
râle...
Le sommeil me prend, mais il me semble qu'une
main m'enfonce la bouche dans l'oreiller ; je me réveille
suffoquant et demandant grâce, j'ouvre ma fenêtre.
J'entends un roulement de coups de fusil !
On se bat donc encore? On m'avait dit que c'était
fini, que tous ceux qui avaient* du cœur étaient épuisés
ou morts.
C'est sans doute des prisonniers qu'on achève ; on dit
qu'on tue à la Préfecture...
Si la lutte avait recommencé !
2 DÉCEMBRE. 135
Je dois y être!... Ma place n'est pas dans ce lit
d'hôtel. Je vais essayer de repartir, d'aller voir...
Mais le sommeil m'accable, mais mes jambes refu-
sent le service, mais j'ai le bras droit qui est lourd
comme si j'avais un boulet au bout.
Encore des coups de fusil !
Ob ! je descendrai tout de même !
• Tout le monde dort dans la maison, excepté deux
ou trois personnes qui jouent aux cartes.
Il y en a un qui dit : Quatre-vingts de rois! et
l'autre qui répond : « Dis plutôt quatre-vingts d'empe-
reurs! »
Et je croyais qu'on se battrait, que les jeunes gens
se feraient hacher jusqu'au dernier!... — Cinq cents
de désigne, quatre-vingts d'empereurs...
J'ai pu me traîner jusque dans la rue. Comme elle
est noire!... Je descends jusqu'au pont. Des faction-
naires montent la garde.
« Où allez-vous ! » . j
Sij'avais du courage, si j'étais un homme, je leur
dirais où je vais... où je crois de mon devoir d'aller.
Je crierais: A bas Napoléon!
Je regretterai plus d'une fois peut-être dans l'ave-
nir, de ne pas avoir poussé ce cri et laissé là ma vie...
J'ai balbutié, tourné à'gauche...
La Seine coule muêlte et sombre. On dit qu'on y a
jeté , un blessé vivant et qu'il a pu regagner l'autre
rive en laissant derrière lui un sillon d'eau sanglante.
Il est peut-être blotti mourant dans un coin. N'y a-t-ii
pas quelque part une flaque rouge?
i3t> 2 DËCEÎlBiîB.
Je n'entends plus la fusillade, mais les factionnaires
reparaissent, victorieux et insolents.
C'est fini... fini... Il ne s'élèvera plus un cri de
révolte vers le ciel '
Je suis rentré, le cerveau éteint, le cœur troué, chan-
celant comme un bœuf qui tombe et s'abat sous le
maillet, dans le sang fumant de l'abattoir 1
APRÈS LA DÉFAITE
8 décembre*
il y a trois jours que c'est fini... -
Il me semble que j'ai vieilli de vingt ans !...
La terreur règne à Paris.
Renoul, Rock, Matoussaint, tous les camarades sont
comme moi écrasés de douleur et de honte. On se
revoit — mais en osant à peine se parler et lever les
les yeux. On dirait que nous avons commis une mau-
vaise action en nous laissant vaincre.
Qu'allons-nous devenir?
Moi, je vais partir. Mon père m'a écrit qu'il fallait
revenir — revenir sur-le-champ !
On prétend à Nantes que j'étais parmi les insurgés
et que j'ai été blessé à une barricade. — Il est destitué
si je n'arrive pas pour démentir ce bruit par ma pré-
sence.
Devant cette peur de destitution, je dois obéir, quoi-
que cependant je sois malade.
«S.
138 APRÈS LA DEFAITE.
Dans le froid de ces trois nuits de décembre, mon
bras droit s'est glacé. Je n'ai pas une plaie glorieuse,
j'ai un rhumatisme bête qui me supplicie l'épaule
gauche:
N'importe, je retourner.!.. Mais il y a une question
qui me rend bien malheureux.
Je dois à l'hôtel; c'est grâce à Alexandrine que j'ai
eu crédit.
Je pensais payer à la première éclaircie de journa-
lisme ou de professorat libres. Je ne dois, pas beau-
coup, je dois un peu plus de cent francs. Voilà tout.
Depuis le départ du russe je mangeais à trente-deux
francs par mois — le café au lait le matin ; le bœuf, le
soir.
J'écris la situation à Nantes, en suppliant qu'on
m'envoie de quoi m'acquitter avant que je parte.
J'aurais honte de rester le débiteur du père après
avoir été l'amoureux de la fille.
On me repond qu'on verra quand je serai revenu.
J'ai pleuré de tristesse et de colère; j'oublie la ba-
taille perdue pour ne voir que ma situation pénible et
fausse.
J'écris et supplie encore.
On envoie cinquante francs, en répétant que tout
sera réglé dès que j'aurai remis le pied au foyer
paternel.
II faut s'humilier — demander à Alexandrine d'in-
tercéder auprès de son père et de faire accepter la
convention.
APRÈS LA DÉFAITE. 139
« Ce n'est rien, dit- elle, et elle me console et
m'engage à partir vite pour revenir plus tôt — vous
me retrouverez comme autrefois, ajoutc-t-elle dou-
cement. »
Je l'ai remerciée, mais je donnerais mon bras ma-
lade pour ces cents francs 1
Enfin, c'est fait.
Elle m'a dit adieu dans un coin. Je tenais la tête
Baissée et j'avais comme de la boue dans le cœur.
J'ai pris le train, les troisièmes. Mon épaule se gèle
dans ces wagons ouverts au vent. Je ne puis plus
lever mon bras; il est comme mort quand j'arrive.
« Mais avec ce bras mort, tu as l'air d'avoir été
blessé comme on le dit, me crie mon père d'un air
furieux. Tu peux bien le lever un peu , voyons !
— Non,, je ne puis pas, mais j'essaierai, je te le
promets; seulement j'ai un poids sur la conscience.
Qu'on m'en débarrasse pour me donner du cou-
rage ! Envoie dès ce soir à Paris l'argent de l'hô-
tel. »
Je montre la lettre où est sa promesse de payer dès
que je serai revenu; il me répond à peine et cela
dure un jour, deux jours.
Mon père n'est pas un méchant homme. Je me rap-
pelle ses sanglots, le matin où après que je m'étais
battu pour lui j'allais être arrêté, saignant encore,
sur une demande qu'il avait faite huit jours avant.
Mais, la frayeur de perdre sa place, — que serait-il
devenu? — la colère de me voir lui répondre, comme-
140 APRÈS LA DÉFAITE.
un écolier rebelle — il se vantait de les mater tous —
la fièvre d'ignominie qui était alors dans l'air! et aussi
— je l'ai su depuis — une aventure de femme à la suite
de laquelle il avait été ridicule et malheureux ; tout
cela avait affolé cet homme qui avait déjà, de par
son métier, l'âme^malade et appauvrie.
Ma mère, depuis le jour où je lui avais crié combien
ma vie d'enfant avait été douloureuse près d'elle, ma
mère avait ménagé mon cœur avec des tendresses de
sainte. Seulement elle était si loin de comprendre
les révoltes, les barricades, les coups de fusil sur.
l'armée !
Elle ne me reprochait rien, mais au fond, je crois,
me trouvait criminel. Malgré elle, ses pensées de
bourgeoise honnête donnaient raison à son mari et
m'accusaient. Sa main prenait la mienne dans les
coins quelquefois, mais ses yeux se tournaient en
même temps, vers le ciel, comme pour demander
pitié ou pardon pour moi ! Pauvre femme !
E'ie promène sa douleur muette entre nos deux co-
lères.
« Je vais chercher le médecin, dit-elle un jour.
— Je suis mieux.
— Laisse moi faire, mon enfant. S'est pour qu'il
voie bien que ce n'est pas une blessure. Il lefera savoir
dans la ville.
Le docteur amve, me demande çi. ça... — Je ne
vais pas lui conter ce que j'ai dans le cœur. A lui de
voir ce que j'ai à l'épaule.
APRÈS LA DÉFAITE. 141
Il prononce je ne sais quels mots, ordonne je ne
sais quoi, et s'en va.
Ma mère de faire l'ordonnance et de me veiller
comme un agonisant.
« Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit ! Ma maladie,
la belle affaire ! un rhumatisme, et après ! C'est de ma
dette de Paris qu'il faut parler — dette sacrée!
— Pourquoi sacrée ? fait ma mère. »
Pourquoi? — Je ne peux pas, je ne veux pas leur
conter que, Alexandrine et moi, nous nous sommes
aimés !... ils seraient capables d'avertir le père Mou-
ton. Je ne puis que rappeler à mon père sa pro-
messe, et, comme il me répond presque avec ironie,
je me dresse devant lui et je lui jette — le bras pen-
dant, la tête haute — ces mots d'indignation :
« Tu m'as menti alors, en m'écrivant! »
J'ai répété le mot sous son poing levé 1 II ne l'a pas
laissé retomber sur mon épaule endolorie, mais il a
lâché ces paroles :
« Tu sais que tu n'as pas vingt et un ans et que j'ai
le droit de te faire arrêter. »
Encore cette menace!...
Me faire arrêter, ce n'est pas ce qui guérirait mon
bras...
Il y a songé sérieusement. On me laisserait quelque
temps en prison, le temps de laisser tomber les bruits
qui ont pu courir sur mes folies barricadières de
Paris.
L'exemple de ces expédients paternels a été donné,
142 APRÈS LA DÉFAITE.
et plus crânement encore, par un collègue du lycée.
Son fils aussi a crié publiquement : A bas le dictateur !
dans une ville de province, au Mans, je crois.
Qu'a fait le père? Il a dit qu'il fallait pour cela que
son fils eût perdu la tête, et il l'a fait empoigner et di-
riger sur l'hospice où l'on met les fous.
Au bout de deux mois on l'a délivré, mais sa sœur a
été tellement émue d'entendre dire que son frère était
fou qu'elle est tombée malade et va, dit-on, en
mourir.
La peur courbe toutes les têtes, la peur des fonc-
tionnaires nouveaux et des bonapartistes terrorisants!
Us promènent la faux dans les collèges, et jettent sur
le pavé quiconque a couleur républicaine.
Au dernier moment mon père a hésité cependant...
mais mon bras est déjà guéri, mon rhumatisme envolé
depuis longtemps, qu'on n'a pas encore payé ma
dette de Paris.
J'en reparle. Je ne puis vivre avec cette idée, il me
semble que je n'ai plus d'honneur.
Mon père, à la fin, me jette la nouvelle qu'il va
payer ; mais il accompagne cette nouvelle d'ob-
servations amères , sanglantes , qui font de nous
deux ennemis, et la vie va s'écouler sournoise et
horrible dans la maison Vingtras. (l'est comme avant
mon premier départ pour Paris.
Je demande à m'éloigner... je vivrai au loin comme
je pourrai... Ou bien veut-on me laisser entrer en ap-
prentissage ici pour être ouvrier?
« Toujours démoc-soc. n'est-ce pas? Va-t'en dire au
APBÈS LA DÉFAITE. 143
proviseur que tu veux te faire savetier, te remèler à la
canaille! Arrive en blouse au collège, devant ma
classe ! C'est ce que tu veux, peut-être !
Je passe mes journées dans ma chambre. Mon père
exige de moi que j'abatte un devoir grec ou latin,
tous les jours.
Voilà à quoi j'occupe mon temps, moi, l'échappé de-
barricades.
Est-ce pour me châtier? Est-ce une farce de bour-
reau ?
Quand j'ai latinassé, je suis libre — libre de regar-
der le quai.
Quai Richebcurg.
Oh! ce quai Richebourg, si long, si vide, si triste !
Ce n'est plus l'odeur de la ville, c'est l'odeur du
canal. Il étale ses eaux grasses sous les fenêtres et
porte comme sur de l'huile les bateaux de mariniers,
d'où sort, par un tuyau, la fumée de la soupe qui cuit.
La batelière montre de temps en temps sa coiffe et
grimpe sur le pont pour jeter ses épluchures par des-
sus bord.
C'est plein d'épluchures, ce canal sans courant!
C'est le sommeil de l'eau. C'est le sommeil de tout.
Pas de bruit. Trois ou quatre taches humaines sur
le ruban jaunâtre du quai.
En face, au loin, des chantiers dépeuplés, où quel-
ques hommes rôdent avec un outil à la main, donnant
de temps er. temps un coup de marteau qu'on entend
144 APBÈS LA DÉFAITE.
à une demi-lieue dans l'air, lugubre comme un coup
de cloche d'église.
A gauche, la prairie de Mauves brûlée par le givre.
A droite, la longueur de la rivière, qui est trop
étroite encore à cet. endroit pour recevoir les grands
navires. On y voit les cheminées des vapeurs de tram-
port, rangées comme des tuyaux de poêle contre un
mur ; et les mâts avec les voiles ressemblent à des
perches où l'on a accroché des chemises — espèce de
hangar abandonné, longue cour de blanchisseur, cor-
ridor de vieille usine, ce morceau de la Loire !
Le ciel, là-dessus, est pâle et pur: pureté et pâleur
qui m'irritent comme un sourire de niais, comme une
moquerie que je ne puis corriger ni atteindre... C'est
affreux, ce clair du ciel ! tandis que mon cœur saigne
noir dans ma poitrine...
Oh ! ce silence S — troublé seulement par le bruit
d'une conversation entre les mariniers! ou le ho, ho!
lent de ceux qui tirent sur la corde, dans le chemin de
halage, pour remonter un bateau...
Pourquoi le train qui me ramenait n'x-t-il pas
sauté! Pourquoi n'ai-jepas eu le courage de me jeter,
la tête la première, sous la locomotive, au lieu de
m'installer dans le wagon comme un condamné à
mort dans la charrette qui le prend et le mène, à tra-
vers champs, à l'en droit de l'exécution ! Il y en a qui
vont ainsi trois heures en voiture, côte à côte, avec îe
bourreau! Mais, quand ils arrivent, ils n'en ont plus
que pour un moment, ils sont près de la délivrance;
APBÈS LA DÉFAITE. 145
moi, je suis arrivé et je ne sais pas quand mon agonie
finira!
J'avais à mes côtés, dans le train, un homme qui
ne devait descendre de wagon que pour s'embar-
quer sur un paquebot ; il allait dans le pays des aven-
tures et du soleil, où l'on se poignarde dans les ta-
vernes, où l'on se tue à coups de pistolet dans les
rues !
Il fallait lui dire :
« Emmenez-moi ! je me jetterai à côté de vous
dans les mêlées — payez mon passage, et je vous
vends , ma peau pour le temps qui servira à m'ac-
quitter ! Je ne serai pas chien, j'ai du sang de reste à
vomir. »
Pourquoi ne le lui ai-je pas dit?
C'est affreux ! il me semble que mon cœur s'en va
et je pousse comme des aboiements de douleur.
Donc, par devant, c'est le quai vide, la rivière lente,
le canal sale; à gauche, la prairie pleine de mélan-
colie...
Par derrière s'étend îa rue mal pavée, bordée dt.
maisons de pauvres, pleine — comme toutes les rues
misérables — d'enfants déguenillés , de femmes dé-
braillées, de vieillards qui se traînent!
Il y a un nègre qui a cinq enfants dans ce tas, et
qui va sans souliers et tête nue demander de l'ouvrage
et du pain...
43
146 APRÈS LA DÉFAITE.
Il y a un estropié qui criait l'autre jour sous une
fenêtre : « Ma femme a faim, ma femme a faim ! »
Et cela ne fait pas plus dans cette rue, que le hea
nissement d'une bête dans un pré ou le cri d'un gea'-*
clans un arbre 1
XIII
DÉSESPOIR
Mon passé se colle à moi comme l'emplâtre d'une
plaie. Je tourne et retourne dans le cercle bête où
s'est écoulée une partie de ma jeunesse.
Le vieux collège me menace encore de sa silhouette
lugubre, de son silence monacal.
Je ne puis entrer dans la ruelle qui longe ses mu-
railles , sans me rappeler les années affreuses ,
où, quatre fois par jour, je montais ou descendais
ce chemin, pavé de pierres pointues qui avaient la
barbe verte. Au milieu, quand il pleuvait, courait un
flot vaseux qui entraînait des pourritures.
En été, il y faisait, bon, quelquefois; mais mon père
me disait: « Repasse ta leçon, » et je n'avais pas
même la joie de renifler l'air pur, de regarder se ba-
lancer les arbres de la grande cour, troués par le
soleil et fourmillant d'oiseaux.
Au coude, à l'endroit où la ruelle tournait, se
trouvait une maison garnie de fleurs aux croisées et
148 DÉSESPOIR.
qui montrait, à dix heures, une de ses chambres ou«
verte au frais, toute gaie et bien vivante.
Mais il était défendu de s'arrêter pour voir, parce
que, paraît-il , cette maison était le nid d'un ménage
immoral, où l'homme et la femme se couraient après
pour s'embrasser. J'avais risqué un œil deux ou trois
fois ; ma mère m'avait surpris etretiré brusquement en
arrière comme si j'allais tomber dans un trou.
Une vieille dame qu'elle connaissait et qui demeu-
rait en face avait été chargée de l'avertir.
« Si Jacques regarde, vous me le direz. »
Et cette femme, à l'heure du collège, m'espionnait,
le nez aplati contre la vitre, la bouche méchante, l'air
ignoble — bien plus ignoble que les deux amoureux
qui s'embrassaient en face.
Elle y est encore, cette moucharde! — elle a des
mèches grises maintenant, qui passent sous son bon-
net crasseux du matin ; elle me dévisage d'un regard
vitreux, et il me semble qu'elle me vieillit en arrêtant
sa prunelle ronde sur moi !
A. travers la grille du collège j'aperçois la cour des
classes...
C'est donc là que je suis venu, depuis ma troisième
jusqu'à ma rhétorique, avec des livres sous le bras,
des devoirs dans mon cahier? Il fallait pousser une de
ces portes, entrer et rester deux heures — deux
heures le matin, deux heures le soir 1
DÉSESPOIR. " 149
On me punissait si je parlais, on me punissait si
j'avais fait un gallicisme dans un thème, on me punis-
sait si je ne pouvais pas réciter par cœur dix vers
d'Eschyle, un morceau de Cicéron ou une tranche
de quelque autre mort; on me punissait pour tout.
La rage me dévore à voir la place où j'ai si
bêtement souffert.
En face, est la cage où j'ai passé ma dernière
année. J'ai bien envie de me précipiter là dedans et
de crier au professeur :
« Descendez donc de cette chaire et jouons tous à
saute-mouton! Ça vaudra mieux que de leur chanter
ces bêtises, normalien idiot ! »
Je me rappelle surtout les samedis d'alors !
Les samedis, le proviseur, le censeur et le surveil-
lant général venaient proclamer les places, écouter
les notes.
Est-ce qu'ils ne se permettaient pas, les niais, de
branler la tête en signe de louange, quand j'étais pre-
mier encore une fois !
Niais, niais, niais ! Blagueurs plutôt, je le sais main-
tenant. Vous n'ignoriez pas que c'était comme un cau-
tère sur une tête de bois, cette latinasserie qu'on
m'appliquait sur le crâne !
Plutôt que de repasser sous ces voûtes, de rentre?
dans ces classes, plutôt que de revoir ce trio et de re-
cevoir ces caresses de cuistres, je préférerais, dans
cette cour qui ressemble à un cirque, me battre avec
un ours, marcher contre un taureau en fureur, même
13
ISO DÉSESPOIR.
commettre un crime qui me mènerait au bagne!
oh ! ma foi, oui !
Allons plus loin!
Voici un endroit que je hais bien!
On me promena sur cette place, de maison en
maison, chez des gens de notre connaissance, un
jour de distribution de prix, pour montrer mes
livres.
J'avais l'air de vendre des tablettes de chocolat.
Une femme charmante, en robe gris d'argent —
je la vois encore — n'avait pu cacher un sourire ; il lui
était échappé un mot de bonté :
« Pauvre garçon ! »
Enai-je gardé un souvenir de ces distributions!
Il fallait bien avoir des prix cependant, puisque
c'était utile à mon père.
Dans toutes ces rues de collège et de professeurs,
je retrouve une douleur comique. Il me semble, que
j'ai un palmarès accroché dans le dos, et que ma
mère me suit avec de la musique! Je marche, mal-
gré moi, comme un petit éléphant que promène une
troupe de cirque.
Je me croise à chaque instant avec d'anciens cancres
qui ne s'en portent pas plus mal. Ils n'ont pas du tout
l'air de se souvenir qu'ils étaient les derniers dans la
classe. Ils sont entrés dans l'industrie, quelques-uns
ont voyagé; ils ont la mine dégagée et ouverte. Ils se
rappellent qne je passais pour l'espoir du collège.
DÉSESPOIR. loi
« Eli bien, que deviens-tu? Vas-tu un de ces jours
faire parler de toi ?
— Dis donc, est-ce vrai que tu t'en es mêlé et que
tu as failli être tué en décembre ? »
11 est interrompu par le rire et le coup de coude
d'un autre qui dit :
« Allons donc, c'est pas Vingtras qui irait où l'on
joue sa peau ! »
Que fais-tu? Va-t-on un de ces jours entendre parler
de toi?
Que répondre ?
Un matin, je disparaîtrai pour n'avoir à rougir
devant personne de n'être rien, de ne rien gagner;
sans aucun espoir d'être quelqu'un ni de jamais ga-
gner quelque chose.
Je suis le seul, peut être à Nantes, qui vive cette vie
de malheureux.
Je ne sors plus le jour, je me cache.
Je ne puis pas expliquer à tout le monde mes rela-
tions tendues avec mon père; je ne le veux ni pour iui
ni pour moi. On me donne les torts — Qu'on me les
donne !
On m'accuse de le réduire au désespoir — Je me
défendrais, que j'aurais encore plus l'air d'un fils in-
digne.
Je vis comme les bêtes de nuit, je fuis les rues éclai-
rées, je me croise avec les mendiants et les maniaques.
G'est épouvantable I
152 DÉSESPOIR.
Chercner le bruit ? Me perdre dans la foule ?.. . Quelle
émotion y trouverais-je?
Il n'y a, dans cette grande ville de province, comme
bruit et comme foule, que les marchés où l'on fait
tapage, sur le bord de TErdre; mais je n'aime pas les
paysans à la ville — avec leurs têtes de renards mé
' chants. — Ils ne me plaisent que dans la campagne,
derrière les bœufs, ou battant le blé dans la grange !
Sur la place fashionable, à certaines heures, on voit
du monde, mais un monde qui ressemble à celui des
dimanches de Paris, un monde sans passion sur la
face, et qui parle de tout ce que je hais, qui méprise
,tout ce que j'aime.
Je leur sens l'insolence dédaigneuse et le bonheur
impitoyable;..
On entend des plaisanteries sur Bonaparte :
« Il les atout de même foutus dedans, les républi-
cains I »
Et de rire !...
Je préfère encore le silence écrasant du quai et le
spectacle désolé de la rue...
Où est donc la vie? La vie!
 Paris, les pauvres mes voisins seraient des irrités
et il y aurait la consolation des souvenirs de Répu-
blique, la gloire des cicatrices ! Sur le quai, il y au-
*ait des bouquinistes, il passerait des blouses !
DESESPOIE. 153
Le peuple ! où est donc le peuple ici ?
Ces meneurs de bateaux, ces porteurs de cottes, ces
Bas-Bretons en veste de toile crottée, ces paysans du
voisinage en habit de drap vert, tout cela n'est pas le
peuple !
Trouverai-je quelque part, dans un coin, parmi les
redingotes, sinon parmi les vestes ou les blouses, quel-
qu'un à qui je puisse conter mon supplice, qui soit
capable de comprendre ce que je souffre, qui ait dans
le cœur un peu de ma foi républicaine, de mon an-
goisse de vaincu !
Si M. Andrez, le directeur des Messageries était en-
core ici ! Mais il est parti.
N'avait-il pas un ami jadis, qui est venu s'installer
à Nantes ?
J'apprends qu'il y est encore.
Il est chef de bureau je ne sais où. Il a habité Paris.
Si je me souviens même, il y avait publié un livre où
il mettait en scène une maison de filles et où la jus-
tice humaine commettait un crime à la face du ciel.
Il faisait mourir sur l'échafaud un innocent, pendant
que le vrai coupable regardait l'exécution, son bras
passé dans le bras du président des assises, et qu'une
catin faisait des moumours au valet du bourreau.
C'était hardi.
Avec celui-là peut-être je pourrai parler société in-
juste, peuple à défendre.
Je monte chez lui
154 DÉSESPOIR.
Il a maintenant des lunettes, une redingote un peu
longue.
Il m'accueille singulièrement; il me fait sentir
qu'il n'est pas libre de recevoir qui il veut : il parle
bas et marche mou
« Vous a-t-on vu monter? me demande-t-il.
— Comment, vous qui avez écrit ce livre , vous avez
aussi peur que cela?... »
Quoiqu'il ait vingt ans de plus que moi, je lui parle
comme s'il avait mon âge, et je lui reproche d'avoir
trahi, ou tout au moins, dis-je en corrigeant ma co-
lère, d'avoir abdiqué.
« Abdiqué, mais oui, j'ai abdiqué, du jour où
j'ai eu la lâcheté de venir ici après vingt ans de
Paris ! »
Et il s'est levé au bout de trois minutes :
« Allons, jeune homme, quittons-nous! Je ne veux
pas avoir été si longtemps servil pour, être compromis
en un quart d'heure par vos éclats de voix. Vous n'a-
vez pas de femme à nourrir, vous, ni de famille à
élever. »
Il y a peut-être de l'héroïsme à faire ce qu'il fait !
Il a écrasé son orgueil et étouffé ses idées pour donner
du pain aux siens !
Gomme il coûte cher, ce pain I...
Celui que mon père me donne est cher aussi.
On me tient comme un prisonnier et on me traite
comme un mendiant !
DÉSESPOXB. 155
Je ne puis pas même me lever de table quand j'ai
fini la part qu'on m'a donnée. Un jour mon père m'a
• dit:
« C'est impoli de partir ainsi, on ne va pas digérer
si vite ! »
Il faut à tout prix que je trouve une besogne à faire.
J'y mets du courage. Je m'adresse à d'anciens ca-
marades, en leur demandant s'ils n'ont pas des pa-
rents, des amis, grands ou petits, à qui je pourrais
donner des leçons.
Ils rient ! — H y a trop peu de temps que j'ai été
élève, que je faisais des farces avec eux et que je bla-
guais le latin! L'un d'eux, cependant, me présente, à
la fin, à son père, qui me déniche une répétition.
Ils ont été séduits par le bon marché.
« Vous me donnerez ce que vous voudrez, » ai-je dit.
J'ai même ajouté que c'était pour m'occuper, plutôt
que pour gagner de l'argent, et il est entendu que
moyennant, vingt francs par mois j'enseignerai, une
heure par jour, un petit mulâtre dont le père de mon
camarade est le correspondant. Il me paiera vingt
francs et en comptera peut-être cinquante à la fa-
mille; c'est ce qui m'a fait avoir la répétition, pro-
bablement.
Je repasse mon Burnouf, je prends' un Conciones
dans la bibliothèque de mon père, et je vais donner
ma leçon au mulâtre.
Je reviens — c'est l'heure du dîner. — Ma mère
156 DÉSESPOIR.
est seule à table. Elle est fort pâle et m'annonce qua
mon père a une explication à me demander avant de
consentir à s'asseoir près de moi.
« Laquelle donc?
— Il paraît que tu donnes tes répétitions au rabais,
maintenant... »
Mon père entre sur ces entrefaites ; il essaie d'être
calme, mais il ne peut y parvenir. Il est forcé de se
lever et sort pâle comme un linge.
J'interroge ma mère.
« Mais, malheureux, si tu fais payer tes répéti-
tions vingt francs, comment veux-tu que ton père les
fasse payer quarante!... Ton père en est malade...
— Dis-lui qu'il peut ôter son bonnet de nuit;
je ne donnerai pas de répétition à vingt francs, je
ne ferai pas baisser les prix ! »
Le soir de ce jour-là, dans la maison où je devais
aller, l'homme disait à sa femme :
« Comprends-tu ce fils Vingtras?... Nous convenons
hier qu'il viendra donner des leçons à Virgile (c'était
le nom du petit mulâtre), il m'écrit ce matin qu'il ne
faut pas compter sur lui.
— Quel braquel
— Dis plutôt quel feignant! J'ai vu ça tout de suite,
que c'était un feignant!... Ah ! son .pauvre père n'a
pas de chance ! »
Si j'allais trouver des fils d'armateurs maintenant?
DÉSESPOÎE. 157
Non plus pour avoir des répétitions, mais pour obtenir
de partir sur un navire qui m'emmènera loin de mon
père qui a si peu de chance, loin de ma mère qui est
si désolée, loin de ce quai qui est si vide, loin de ce
coin de France qui ressemble si peu au grand Paris:
ce Paris où j'ai souffert, mais où toute douleur a
son remède et toute passion son écho !
J'irai n'importe où : là où il y a la fièvre jaune, la
peste noire, la loi de Lynch, mais ou je pourrai dé-
fendre ma liberté à coups de fusil, où à coups de
couteau. Je me ferai chercheur d'or ou chasseur de
buffles ; j'irai peut-être avec des aventuriers envahir
un pays, tuer un roi, relever une République — ce
qu'on voudra! Ou bien je vivrai sur un corsaire,
quitte à être pendu et à mourir en tirant la langue
au bout d'une vergue...
C'est entendu. J'essaierai de m'évader sur l'Océan.
Je vis avec les marins. Quelques-uns de mes anciens
condisciples ont été pilotins ou mousses. Le frère ainé
de l'un deux est lieutenant sur un vaisseau marchand ;
dans quelque temps il doit repartir pour un voyage
au long cours. Il me prendra; j'aiderai à bord pour
payer ma place. En attendant, il noce comme un
matelot qui a touché sa paye et il m'entraîne dans
ses orgies.
Quelles soirées, devant les bouteilles dont on fait des
massues, dans ces bougesoù l'on se soûle etoùl'pn
s'assomme !
4*
158 DÉSESPOIE.
Mais pendant qu'on hurle et qu'on se bat, la
fièvre me tient, je vois mon but à travers la fumée des
pipes et le sang des blessures.
Le lendemain, j'ai les côtes brisées, j'ai aussi l'âme
malade; mais le silence de la maison, le froid glacial
des visages me font plus peur encore ; et le soir je re-
tourne avec joie piquer ma tête et noyer mon cœur
dans cette fange.
XIV
LEGR AND
Je suis tombé sur Legrand !
Au collège, Legrand était d'une classe au-dessous
de la mienne et nous ne nous rencontrions que dans
la cour ; mais il m'avait remarqué à cause de mon air
embêté, éternellement embêté.
J'avais remarqué, moi, qu'il était grand comme un
officier : qu'il avait tout autant — sinon plus que moi
— le mépris le plus parfait et le plus convaincu pour
es versions, les thèmes, des vers latins, le grec, la
philosophie.
Oh mais ! un mépris !...
Il n'apprenait jamais une leçon, ne faisait jamais
un devoir, il opposait à toute question sur ce sujet,
point l'injure , point le mensonge ; il opposait le
sommeil et l'ahurissement...
Pendant sept ans, quand on lui demandait ses le-
160 LEGRAND.
çons ou qu'on s'étonnait qu'il ne fît jamais un devoir,
Legrand répondit en se frottant les yeux et en ayant
l'air d'être pris au saut du lit.
Lorsqu'on insistait, quand les pensums venaient, et
que le professeur voulait absolument avoir une expli-
cation... alors on assistait à un spectacle vraiment la-
mentable... celui de Legrand se levant et regardant
du côté de la chaire, d'un œil terne, la bouche ouverte,
comme s'il se passait là quelque chose de curieux et
qu'il aurait bien voulu comprendre, mais il ne jetait
que des sons inarticulés : pas moyen d'en tirer autre
chose !
Il n'avait pas l'air de se moquer, ni d'être méchant!
— Non! Il voulait bien rendre service, s'il le pouvait,
mais il indiquait par des gestes sans suite qu'il n'était
pas à la conversation et qu'il vaudrait mieux qu'il fût
dans un hospice de sourds ou d'innocents, plutôt que
de faire ses études.
Il était parvenu à les faire tout de même de cette
façon ; mis à la porte de la classe, mais point du
collège.-
On avait pitié de lui.
« Sortez! allez-vous-en!»
Il ne bougeait pas; ou bien si on le mettait de-
hors par les épaules, il allait s'asseoir tranquillement
dans la cour entre les colonnes : souvent en hiver, il
entrait où il y avait du feu, — chez le concierge,
qui ne pouvait pas le renvoyer ; car Legrand faisait
paquet, et devenait trop lourd.
LEGRAÎTD. 161
H allait aussi dans la classe de spéciales ou d'élémen-
taires, où il n'y avait jamais que sept ou huit élèves
qui travaillaient en famille avec le professeur ; on
laissait Legrand se mettre comme un vieux près du
poêle.
J'avais conçu une grande admiration pour lui.
Cette patience, tant de simplicité! — Se Irotter les
yeux ou faire heuhl heuhl et de cette façon, éviter
le grec et le latin! Que n'avais-je eu cette idée-là!
J'aurais passé pour un idiot ; mais je ne trouvais
pas grand avantage à passer pour avoir beaucoup de
moyens.
On ne me saluait pas dans la rue pour mes moyens,
et je recevais mes raclées tout pareil quand j'étais
petit.
« Mais comment ça t'est-il venu? lui demandai-je
un jour, avec le respect qu'on a pour l'inventeur et la
curiosité qui se mêle à l'étude d'une découverte nou-
velle.
— Je m'en vais te le conter. Je connais Janet qui
joue les ganaches au théâtre. J'ai voulu être acteur et
faire les ganaches aussi... Yoilà comment l'idée m'esL
venue. Je n'ai même pas fait exprès au commence-
ment, je t'assure.
— Ah ! tu voulais être acteur ! »
J'aurais dû m'en douter. Il avait toujours des gilets
à revers, des vestes en velours, des pantalons à car-
reaux; il marchait, dès qu'il n'était plus forcé d'avoir
44;
1B2 LEGBASID.
L'air ahuri — il marchait comme j'ai \u marcher au
théâtre ; il secouait ses cheveux en arrière.
IL AVAIT UNE CAÎÎNE.
C'était le seul probablement dans tous les collèges
de France ! Il avait une canne pour laquelle il payait
deux sous de location par semaine : pour deux sous
on la lai gardait chez le savetier en face pendant les
classes.
Nous nous entendons bien avec Legrand. Il est tant
soit peu catholique, mais il n'en est pas moins une
belle plante d'homme, libre et forte, qui ne repousse
pas la chicorée sceptique qui pousse près de lui,
dans ma personne.
Nous nous disputons, c'est clair — il y a des malen-
tendus, c'est sûr — mais nous sentons bien, tous deux,
que nous avons du ridicule à venger et que nous avons
besoin de nous détendre plus que d'autres, tant nous
/ avons été étouffés : lui, entre les feuillets d'un pa-
roissien; moi, entre le dictionnaire latin-français de
mon père et l'éducation paysanne de ma mère!
Aussi, comme nous nous en doanons ! Ma foi, ma
douleur pesante et laide, ma douleur qui sentait le
canal aux épluchures et la rue aux pauvres ; qui sen-
tait aussi la pommade des femmes à matelots et l'eau-
de-vie des bouges ; ma douleur d'hier s'est changée
sn une fièvre qui n'a plus la sueur si sale et si noire !
Nous cherchons querelle dans les cafés. C'est notre
occupation, à mon élève et à moi — car Legrand est
LEGEAND. 163
mon élève. C'est en qualité de camarade que je suis
entré dans l'entresol de la famille, et que j'ai pris la
première demi- tasse; c'est en qualité de préparateur
au baccalauréat que je suis resté.
Je suis censé préparer Legrand au baccalauréat!
Je fais bien ce que je peux — lui aussi! Il voudrait
se débarrasser de cela, ramasser ce diplôme! Et j'es-
saie de lui faire entrer cette bachellerie dans la tête,
puisque je me connais mieux en bachellerie que lui,
— moi nourri dans le sérail, fils de professeur, âne
vnargé des reliques des distributions î...
Je paye donc ainsi mon café, ma part de melon.
Mon père et ma mère n'ont rien dit, parce que je ne
fais pas baisser les prix des répétitions en buvant
du café et en mangeant du melon.
Café Molière.
Nous allons au Café Molière.
Un café célèbre, le café de la jeunesse dorée. Là se
trouvent toutes les têtes brûlées de la ville. Des
garçons qui mangent leur fortune.
Je ne savais pas qu'il y eût cette race de gens dans
ce pays.
Je n'aurais pas eu des évanouissements de courage
et d"espoir si profonds, si j'avais connu ce monde
inquiet et fiévreux — bourreaux d'argent, crèveurs
de chevaux, entreteneurs de filles, crânement batail-
leurs et duellistes.
Je ne puis pas vivre toujours dans ce milieu — je
t
164 LBGRAîTD.
n'ai pas de fortune à manger — mais ce voisinage
m e va !
Il y a ici la comédie de la misère frottée de blanc
d'argent, avec des impures dans le fond, et les émo-
tions du tapis vert, la nuit.
Il en est, parmi ces rieurs, quelques-uns dont le
père s'est fait sauter la cervelle le lendemain de sa
ruine ou à la veille de son déshonneur! Il en est
qui vont être ruinés ou déshonorés pour leur compte,
avant d'avoir eu — comme leur père — la vertu de
la lutte : déshonorés avec des cheveux blonds et une
rose à la boutonnière...
Mais je me suis senti à l'aise tout de suite dans ce
café, avec ces gens. Ils n'auraient pas l'idée de se
moquer d'un paletot mal fait — ils ne s'amuseraient
pas de si peu.
Ces viveurs méprisent la pauvreté, point les pau-
vres : je le sens. Ils sont tous les soirs trop près de
l'abîme... ils savent trop combien la ruine arrive vite...
combien les créanciers deviennent facilement inso-
lents!... Aussi mon habit ne me gêne pas. C'est la
première fois peut-être.
On ne laisse pas traîner un soufflet sur la joue au
café Molière.
J'ai vu des cimes d'herbes se gemmer de rouge,
l'autre matin.
C'était le frère d'un de nos anciens condisciples qui
se battait ; nous avions été prévenus du combat. Nous
LE GRAND. 165
pouvions tout voir, abrités derrière un bouquet
d'arbres.
Il m'est venu des idées folles par la tête. J'aurais
voi lu être le témoin du blessé, prendre l'épée tombée
de ses mains. -
/ J'ai honte de vivre comme un crapaud dans une
mare ; je voudrais sortir de mon silence et de mon
obscurité — par besoin d'action ou par orgueil, je ne
sais pas !...
Legrand est comme moi — pis encore...
C'est un homme de théâtre.
Je crois sur ma parole qu'il préférerait être blessé,
pour avoir un plus beau rôle, une plus belle scène,
pour tâter la place qu'a fouillé l'épée, et tourner sa
tête sur son cou comme cela se fait dans les beaux
moments des mélodrames.
11 le voudrait, il en crève d'envie, j'en suis sûr !
Je suis plus lâche...
Je ne comprends pas pourtant qu'on ait peur d'un
duel. Est-ce parce que je trouverais là l'occasion
d'être l'égal d'un riche, et même de faire saigner ce
riche, de le faire saigner dur, si le fer entrait bien?...
Est-ce parce que je me figure qu'on ne peut pas me
tuer? Je me sens trop de force! Mourir, allons donc I
J'ai encore à faire avant de mourir !
En me tâtant, j'ai vu que j'avais autant que ces
viveurs ce qu'ils appellent le courage du gentilhomme.
Je ne manquerais pas de toupet sur le terrain.
Àh! je crois bien! Il y a eu deux ou trois occasions
166 LEGRAND.
de se montrer. Nous nous sommes jetés dessus, Le-
grand et moi.
Nous sommes arrivés, gourmands de la querelle,
avides d'empoigner l'occasion. lime semble que cela
me grandirait de tenir cette belle lame d'acier, que
cela m'apaiserait aussi de tuer un homme, un de
ceux qui trouvent niais les gens qui ont un drapeau
Nous serions certainement arrivés à un duel avec
n'importe qui, si un jour le père Legrand n'avait dit
a son fils :
« Tu tiens à aller à Paris? — Eh bien, vas-y i Je
* t'y ferai cent francs par mois. »
Legrand voulait m'emmener.
J'en ai parlé à mon père, qui a repris son masque
de glace, son geste menaçant — les gendarmes sont
au bout. Je ne suis pas majeur encore!
J'ai souhaité bonne chance à Legrand, en lui don-
nant des lettres pour les camarades, et de la fenêtre
de notre maison triste j'ai suivi le panache de fumée
qui flottait au-dessus du paquebot; j'ai regardé du
v côté de Paris, pâle, irrité. — Pourquoi me retient-on
ici?
Loi infâme : qui met le fils sous le talon du père
jusqu'à vingt-un ans !
UNE OUBLIÉE. -
Mais la physionomie de la maison change tout à
coup...
LEGRAXD. 167
Mon père me parle presque avec bonté depuis
quelque temps.
La barrière de glace qui séparait Vingtras senior et
Vingtras junior est trouée, et désormais la vie est
moins pénible ; toujours aussi bête, mais point si gênée
et si cruelle.
Qu'est-ce que cela veut dire?
J'ai oublié qu'il y avait au pays jadis une créature
qui m'aimait, qui fut la protectrice de ma vie d'en-
fance... qui depuis notre départ ne nous a donné de
ses nouvelles que deux fois — deux fois seulement —
mais qui n'a pas cessé de penser à moi. Bonne made-
moiselle Balandreau !
On a appris, je ne sais comment, à la maison,
qu'elle est depuis longtemps souffrante et paralysée,
ne pouvant écrire, mais qu'elle parle de Jacques et
qu'elle a fait venir le notaire pour lui annoncer
qu'elle voulait — quand elle mourrait — laisser au
petit Yingtras ce qu'elle avait.
Mon oncle m'avait parlé aussi autrefois de me faire
son héritier Est-ce que tas douleurs des enfants les
font aimer des vieillards?
Toujours est-il qu'on connaît â la maison — sans
m'en rien dire — la maladie et le vœu de mademoi-
selle Balandreau, et voilà pourquoi on me-ménage
maintenant.
Un jour ma mère m'appelle.
« Jacques, ton père a à causer avec toi. »
168 LEGRAÎTD. .
Elle dit cela d'une voix grave et me conduit jusqu'au
salon dont les volets sont baissés. Une lettre enca-
drée de noir est sur la table, mon père me la montre
et dit :
r Tu te rappelles mademoiselle Balandreau? »
Oh! j'ai compris... et les larmes me sortent des
yeux.
« Morte... Elle est morte?...
— Oui : mais elle te fait son héritier. »
Mes larmes coulent aussi fort. — Je regarde à
travers ces larmes dans mon passé d'enfant.
« Elle te laisse 13,000 francs et son mobilier. »
Son grand fauteuil? La table où elle mettait la
nappe pour moi tout seul? Sa commode avec des cro-
chets dorés? La chaise où je m'asseyais — meurtri
quelquefois!... Brave vieille fille!
Ma mère reprend :
« Mais tu es mineur. »
Ah! je m'en aperçois bien! Si j'avais vingt-un ans,
je ne serais pas ici. Pourquoi n'ai-je pas vingt- un
ans!... Avec ces 13,000 francs-là je retournerais à
Paris — on aurait de quoi acheter des armes pour un
complot, de quoi payer un gardien pour faire évader
Barbès...
Il m'en passe des rêves par la tête ! Des rêves qui
brûlent mes pleurs et me font déjà publier celle qui
a songé à moi en mourant. Ma mère me ramène
à la lettre encadrée de noir... mais je l'arrête.
Je me suis enfermé seul avec ma douleur.
J'ai pleuré toute la journée comme un enfant l
169
7 juin.
Dix heures cinq minutes, sept juin!
J'ai ma liberté! J'ai le droit de quitter le quai Riche-
bourg, de lâcher Nantes, de filer sur Paris.
Je l'ai payé, ce droit; il est à moi; on me l'a vend n.
Me l'a-t-on vendu cher, bon marché? Je n'y ai pas
regardé.
On m'a dit : « Tu es mineur, il te faudra attendre
des années avant d'être maître de ton argent; si tu
veux t'arranger avec ton père, il te laissera libre dès
Hujourd'hui, tu pourras partir. »
— Mais, mineur, est-ce que j'ai le droit de, signer?
— Pourvu que tu écrives une lettre. Nous avons
confiance en toi. Tu ne manqueras pas à ta parole,
nous le savons. »
Vous le savez ? — Je sais, moi, que vous avez
souvent manqué à la vôtre! Je me rappelle la
dette du père Mouton... Oh! le sang m'en bout dans
les veines, à y penser ?
Allons, faisons l'acte, écrivons la lettre que vous
voudrez, demandez-moi la promesse qu'il vous plaira
— et queje tiendrai. Ouvrez-moila porte. Que je sorte
pour ne jamais revenir! Les gendarmes ne in'arré-
lëront pas maintenant que j'ai hérité. Je ne suis plus
ni gredin et un vagabond.
On a terminé, je ne sais comment. Je me rappelle
seulement que j'ai transcrit une '. jttre dont le brouil-
lon a été mis sous ma main. Mon père gardera l'ar»
15
170 LEGRASD.
genl de lasuccession, mais me servira quarante francs
par mois — plus cinq cents francs d'un coup pour
m 'habiller et «l'installer â Paris.
J'oubliais ; on m'assurera pour un billet de mille
ou quinze cents contre la conscription.
« Quand aurai-je ces cinq cents francs?
— Dans huit jours. »
C'est long !...
Je commande des habits chez le tailleur en vogue.
Qu'ils soient prêts samedi, surtout!
Ils arrivent à l'heure, les cinq cents francs aussi.
Je les prends et je regarde mon père. Il tremble un
peu. • ,
« Tu vas donc me quitter en me haïssant?
— Non, non... Vous voyez bien qu'il me vient des
sanglots... mais nous ne pouvons vivre ensemble,
vous m'avez rendu trop malheureux!... »
Adieu ! adieu !
Je ne suis pourtant pas parti encore ! Ma foi, de le
voir pleurer, j'en ai eu le cœur attendri et j'ai tout
pardonné !
J'ai passé avec eux la dernière soirée.
« Je vous paie le spectacle : voulez-vous? »
Nous sommes allés au théâtre. Jejes y ai menés en
leur donnant le bras à tous deux.
Il me semblait que c'était moi le père, et que je con-
duisais deux grands enfants qui m'avaient sans doute
lait souffrir, mais qui m'aimaient bien tout de même!
XV
Nous voici dans la cour uaffitte et Gaillard.
Je reconnais l'homme qui brusqua ma malle lors
de ma première arrivée à .Paris; il me parla alors
d'un hôtel rue des Deux-Ecus, où je ne pus aller parce
que je n'avais que 24 sous. Allons à cet hôtel-là main-
tenant que je suis riche !
« Cocher, connaissez-vous un hôtel, rue des Deux-
Écus?
— Oui, hôtel de la Monnaie. »
Mais je suis très mal à l'auberge de la Monnaie. Je
n'y resterai que le temps de chercher un logement
définitif.
J'ai écrit de Nantes, à Alexandrine : elle ne m'a pas
donné signe de vie. J'ai prié Legrand d'y passer ; il
m'a répondu qu'elle avait eu l'air de ne pas se rappeler
M. Vingtras.
172 PARIS.
J'en ai souffert d'abord! Mais peu à peu son sou-
venir s'est noyé tout entier dans mes colères de
province.
En remettant le pied sur le sol de Paris, j'ai de
nouveau pourtant un petit battement de cœur.
Je vais rue de La Harpe.
Elle est là — le père, la mère aussi. La mère me
dit qu'il reste encore 25 fi ants de dûs ; elle les avait
oubliés dans le compte.
— Les voici.
La fille est gênée, et me reçoit froidement. Elle a
un autre amoureux, elle va se marier, parait-il.
Qu'elle se marie! Elle fait bien. Je sens que je suis
guéri. Mon compte est réglé. Son caprice est mort.
N'en parlons plus !
J'ai été bien heureux avec elle tout de même, jadis,
et elle était bonne fille.
Hôtel Jean-Jacques Rousseau.
J'ai lu mon Balzac, et je me rappelle que Lucien
de Rubempré demeurait rue des Gordiers, hôlel Jean-
Jacques Rousseau.
M'y voici.
Une vieille femme — à tête de paysanne corrigée
par un bonnet à rubans verts — est assise et tricote
dans le fond du bureau.
PARIS. 173
Ce bureau est une pièce noire, humide, bien triste.
Cette vieille n'a pas l'air gai non plus ; rien de la
femme de roman.
Je la fais causer tout en demandant si elle a quel»
que chose de libre.
Causer? — Elle cause peu; on dirait même qu'elle
redoute de montrer sa maison aux voyageurs, et
qu'elle craint qu'on n'y découvre un mystère comme
dans une pièce queLegrand m'a racontée : on versait
du plomb fondu dans l'oreille des gens quand ils
étaient couchés, puis on les coupait en morceaux,
et on les donnait à manger aux cochons ! Je crois
même que le voile se déchirait sur une exclamation
d'un voyageur qui s'écriait : « Comme vos cochon?
sont gras ! » L'aubergiste se troublait, le voyageur
le remarquait, et l'on remontait ainsi à la source du
crime.
La vieille me montre une chambre qui est toute
chaude encore du dernier locataire. Le lit est défait,
la table de nuit trop ouverte. Il y a un faux-col éraillé
sur le carreau.
« Combien ?
— Dix-huit francs. »
Elle reprend :
« Vous avez une malle? Qu'est-ce que vous faites?
Vous êtes étudiant ?
Va pour étudiant ! — J'écris « étudiant » sur la
livre de garni.
Ah ! ce livre ! où il y a de toutes les écritures, où les
45.
174 PARIS.
ûoigts ont fait des marques de toute crasse et de toute
fièvre !...
Balzac, sans doute, a choisi l'hôtel qui lui parais-
sait répondre le mieux à l'ambition et au caractère
de son héros... — C'est à donner la chair de poule!
Je suis gelé par l'aspect misérable de cette mai-
son. Ma fenêtre donne sur un mur. Je ne puis pas
regarder Paris et le menacer du poing comme Rasti-
gnac ! Je ne vois pas Paris. Il y a ce mur en face,
avec des crottes d'oiseaux dessus. E„ns un coin — sur
une tuile rongée — un chat qui me regarde avec des
'yeux verts.
Je suis installé.
On a refait le lit, mis des draps blancs, fermé la
table de nuit, effacé la tache d'encre. On a même ap
porté sur la cheminée un vase en albâtre avec lequel
j'ai envie de me frotter : il ressemble à du camphre.
On a ajouté à mes gravures un Napoléon au siège de
Toulon, qui a vraiment l'air d'avoir la gale. Je vou-
lais le renvoyer d'abord, à cause de mes opinions ;
mais je le garde, tout bien réfléchi — je cracherai
dessus de temps en temps.
Je meurs d'ennui chez moi !
J'avais été si heureux , jadis , à ma première
arrivée, hôtel Riffault? Il me restait dans un morceau
de journal, un bout de côtelette que m'avait laissé
Angelina, dans le cas où j'aurais faim la nuit...
% J'étais heureux parce que je me- sentais libre!
PARIS. ITo
Je me sens à peine libre aujourd'hui dans cette
chambre trois fois plus grande, où je puis faire les
cent pas.
C'est que je suis plus vieux, c'est que j'ai déjà été
mon maître dans Paris !
Hôtel Riffault, je sortais du collège : voilà tout,
aujourd'hui j'entre dans la vie.
Maintenant, c'est pour de bon, mon 'garçon !
J'ai de l'argent, heureusement ! — Courons après
les camarades!
Nous irons à Ramponneau prendre des portions à
dix sous, boire du vin à douze... je demanderai le ca-
binet qui donnait sur le jardin et où l'on met des
nappes sur la table. Tant pis si ies purs se fâchent !
Nous appellerons par la fenêtre la marchande de
noix et la marchande de moules. Nous mangerons des
moules tant que nous voudrons.
Je m'étais toujours dit : — « Dès que tu auras de
l'argent, il faudra que tu te paies des moules jusqu'à
ce que tu gonfles ! »
Nous allons tous gonfler, si ça nous fait plaisir.
Ohé ! la marchande de moules !
Je demanderai du veau braisé — je n'ai jamais
mangé mon comptant de veau braisé.
Nous filerons vers Montrouge sous le hangar mi l'on
buvait le vin à quatre sous. Nous en boirons pour cinq
francs! On invitera les carriers du voisinage!...
Je tombe dans la rue sur un de nos anciens condis-
176 PARIS.
ciples qui venait quelquefois fumer une pipe avec
nous. Il est tout étonné de me revoir.
« On disait que tu étais parti pour les Indes !
— Où sont les amis? Quel est le café où l'on va c
— On ne va pas au café, mais il y a le restaurant
de la mère Petray, rue Taranne, où l'on dîne en
bande le soir.
Je cours rue Taranne au restaurant Petray.
Ce n'est pas le chand de vin du quartier. Ce
n'est pas la crémerie non plus. Il n'y a ni la fumée
des pipes d'étudiants , ni l'odeur de plâtre des
maçons ; ils n'y viennent pas à midi faire tremper la
soupe.
Aù comptoir se tient madame Petray ; elle a les
cheveux blonds, le teint fade, elle ressemble à un
pain qui a gardé de la farine sur sa croûte.
Je n'ai jamais été à pareille fête, dans une salle à
manger si claire.
Il y a un bouquet sur une table du milieu, qui do-
mine l'odeur des sauces. Cela sent bon, si bon!...
Il me semble que je suis à Nantes, auxjours calmes,
quand on avait un grand dîner, lorsque ma mère
rendait d'un seul coup ses invitations de trois
ans.
C'était presque toujours aux vacances de Pâques
quand renaissaient le printemps, les lilas, et j'étais
chargé d'aller chercher des fleurs en plein champ.
On en décorait la grande chambre qui reluisait de-
fraîcheur et avait un grand parfum de campagne.
PARIS. 177
Par le soleil d'aujourd'hui, avec ce linge blanc et ce
bouquet, le petit restaurant, où je viens d'entrer, a
l'air de gaieté honnête qu'avait par exception tous les
trois ou quatre ans la maison Vingtras!
Les joies du foyer, mais les voilà! Je n'ai pas be-
soin de ma famille pour les savourer; madame Petray
peut me servir un bon dîner sans m'avoir donné le
jour ; le père Petray a l'air plus aimable que mon père :
il aune toque aussi et un uniforme, mais c'est beau-
coup plus joli que le costume de professeur, son cos-
tume de cuisinier.
« Garçon, l'addition !
— Vingt-quatre sous !
J'ai eu une julienne, une côtelette Soubise, un
artichaut barigoule, un pot de crème, mon café.
Les puissants ne dinent pas mieux, voyons !
Quelle demi-heure exquise je viens de passer!
Je m'essuie la bouche en lisant un journal, le dos
contre le mur, un pied sur une chaise ; je fais cla-
quer entre mes dents de marbre le bout de mon cure-
dent.
L'égoïsme m'empoigne !
Si je gardais pour moi, si je caressais, encore une
heure, cette sensation du premier repas fait sans
autre convive que ma liberté?
Je retrouverai les camarades demain, rien que
demain.
Le ciel est si clair et il fera si bon marcher dans les
rues! Oui, sortons!
« Garçon, payez-vous! »
Payez-vous ; avec de l'argent qui n'est ni àla famille,
ni à la communauté, ni à la maison Vingtras, ni à
l'hôtel Lisbonne, avec cette belle pièce de cinq francs
qui a de grosses sœurs blanches et de petites sœurs
jaunes.
Il y a encore des roues de, derrière par ici et dans
cet autre coin quelques louis. Je suis sûr qu'ils y sont,
car je tâte à chaque instant la place où dort ma
fortune
« Payez-vous, et gardez ces trois sous pour vous ! »
J'en ai une petite larme d'orgueil au bout des cils,
Un salut à madame Petray ; un dernier coup d'œil
— jeté par pose — sur le journal, de l'air d'un homme
qui regarde le cours de la rente ; un signe de tête au
garçon; et je m'esquive de peur d'incidents qui cou-
peraient ma sensation dans sa fleur.
,Tous les bonheurs!
J'achète un trois sous : blond, bien roulé, et qui
donne une fumée bleue...
— La bouquetière! Vite un bouquet!
Mes bottes reluisent et sonnent comme des bottes
d'officier; mon habit me va bien, on dirait.
» Je vois dans une glace un garçon brun, large d'é-
paules, mince de taille, qui a l'air heureux et fort.
PARIS. 179
Je connais cette tète, ce teint de cuivre et ces yeux
noirs. Ils. appartiennent à un évadé qui s'appelle
Vingtras.
Je me dandine sur mes jambes comme sur des tiges
d'acier.
Il me semble que j'essaie un tremplin : j'ai de l'élas-
ticité plein les muscles, et je bondirais comme une
panthère.
Je donne à tous les aveugles; la monnaie qu'on m'a
rendue chez madame Petray y passe.
Je préférerais un autre genre d'infirmes, soit des
gourds ou des amputés qui pourraient voir au moins la
mine que j'ai quand je suis habillé à ma manière, et
que je marche sans peur de faire craquer ma ca-
lotte.
Les Tuileries ! — Ah ! voilà le sanglier ! — C'est là
qu'on faisaitles parties de barres, au temps du collège.
Je déteste ce sanglier de marbre, truffé de taches
noires faites par la pluie. Legnagna, mon maître de
pension, avec son nez rouge, ses joues bleues, ses
jambes cagneuses, son air de sacristain, me revient à
la mémoire et va me gâter ma journée !...
J'aime mieux passer de côté où le pion défendait
d'aller et où étaient les femmes.
Oh! ces remous de jupe, ces ondulations de han-
ches, ces mains gantées de long, ces éclairs de chair
blanche, que laisse voir le corsage échancré!..-. Il n'y
180 PARIS.
a ni ces hanches, ni ces remous en province... An
quartier latin non plus!
Et dire que je ne suis jamais venu m'asseoir sur un
de ces bancs pendant tout le temps que j'ai habité
autour du Panthéon ! Je regardais sauter, au Prado,
des filles de vingt ans; les promeneuses d'ici en ont
trente. Je préfère leurs trente ans, et leurs reins sou-
ples, leur corsage plein et leur peau dorée.
Je m'étends sur une chaise verte et je reste à les
boire des yeux...
Elles s'en vont une à une. Il y en a qui s'attardent
un moment avec des hommes à tête de capitaines,
après avoir dit à leur enfant : — « Va, va, fais aller
ton cerceau. »
Les femmes de chambre aussi disent à leurs ouailles:
Faites à celui qui sera le plus tôt à la grille ! — et
tandis que les gamins courent, elles se retournent
pour embrasser des moustachus.
Tout ce monde a l'air heureux et amoureux! Oh!
je reviendrai et je tâcherai de retenir en arrière, moi
aussi, une de ces robes de soie ou. d'indienne...
J'ai dîné au café!
Un bifteck avec des pommes soufflées roulées au-
tour, comme des boucles de cheveux blonds autour
d'une tête brune.
Ici encore je retrouve des femmes qui parlent
plus haut, qui rient plus fort que celles des Tui-
leries, qui ressemblent davantage aux filles du
quartier latin, mais, dans cet éclat de lumières
PARIS. 181
dorées, dans ce poudroiement du gaz et dans ce sein-
Ullement de vaisselle d'argent, le criard de la voix
ou df- la robe ne l'ait point trop vilain effet.
Elles ont de la poudre de. riz sur les joues, comme
tl y a du sucre sur les fraises.
Mon dîner m'a coûté trente-cinq sous — sans vin.
Je n'ai pas bu de vin ce matin non plus; je veux
prendre l'habitude de n'en pas boire. J'aime mieux
pourle prix acheter des bouquets, et m'étendre sur une
chaise verte prés du Pkil<>i>œmen.
Je n'ai"pas besion — comme jadis, quand je cher-
chais Torchonnetle — de me donner du courage.
Je pris un canon sur le comptoir, ce jour-là... J'ai
de quoi me payer une boulcillc aujourd'hui. — Mais
pourquoi?
J'ai eu mon ivresse, je me suis grisé à respirer cet
air, à voir ces femmes, à. lécher les fourchettes
d'argent!... Gela vaut mieux que dix canons de la bou-
teille.
Je vois passer tout Paris ! Il ne me fait plus peor
comme jadis !
Peur?...
J'ai appelé aux. armes sur cebouievaro même. C est
?'ur ce banc, en face, devant le passage des Pano-
ramas, que je montai et criai, le 3 décembre : « Mort
à Napoléon! »
Encore ce souvenir! — Faiblesse !... Regret d'en-
fant!...
« Garçon ! le Journal pour rire!-.. »
16
182 PAKIS.
Où irai-je flair' ma journée ?
On donne Paillasse kY Ambigu, y s. pour Paillasse /
Sacrebleu, c'est beau, la scène où Paillasse dit,
en s'évanouissant : j'ai faim! — C'est beau, l'acte de
la maison vide, la femme partie, les enfants qu'il faut
faire souper, le coup de couteau dans le cœur, le coup
de couteau dans le gros pain !
En sortant, je suis allé m'asseoir à Y Estaminet des
Mousquetaires, plein d'hommes de lettres, plein de
comédiens, plein de femmes encore. ! <
J'emporte avec moi, rue des Cordiers, un monde
de sensations douces et fortes.
Est-ce le vent de la nuit qui secoue mes cheveux
sur mon cou? Est-ce l'émotion de ces heures si saines?
Je ne sais ! — mais j'ai un frisson qui mevajusqu'au
cœur : frisson de froid ou frisson d'orgueil.
Le ciel est clair et dur comme une plaque d'acier...
Quelques jupons éclairent de blanc les trottoirs ;
on voit à cent pas devant soi... mon ombre s'allonge
aux rayons de la lune et emplit toute la chaussée...
Il s'agit de me faire une place aussi large au
soleil 1 .
LES CAMARADE?
J'arrive chez Pétray.
Personne encore. Le garçon me demande si je venu
an journal, en attendant.
Je prends le journal , comme s'il devait y être
question de moi, de mon bonheur d'hier, d'un 1 mon
sieur qu'on a vu se promener, cigare aux dents, fleur
à la boutonnière, poitrine en avant : qui est allé aux
Tuileries, puis au spectacle le soir, un De Marsay che-
velu, trapu, et qui va compter dans Paris.
Parole d'honneur, je cherche entre les lignes s'il n'y
a pas trace de ma promenade si inondée de soleil, de
joie intime, d'insouciance robuste et de confiance en
moi!
C'est Legrand qui paraît le premier, mais Legrand
méconnaissable. — L'air d'un homme épié par le
Conseil des Dix, regardant de droite et de gauche
comme s'il avait peur de la Bouche de fer, vêtu d'un
paletot sombre et coiffé d'un chapea 1 triste.
184 LES CAMAKADE8.
Il me reconnaît, comme dans wie conspiration,
avec àps gestes de conjuré. Je lui serre la main et
lui lâche mon impression sur sa mine et son costume.
. « Je t'aime encore mieux dans les rôles de cape et
d'épée, tu sais ! Tu ressembles à un ermite, tu as l'air
d'un capucin de baromètre.
— Rôles de cape et d'épée ! fait-il avec un sourire
de Tour de Nesle : cinq manants, contre un gentil^
homme — ce temps-là est passé — c'est maintenant
dix sergents de ville contre un républicain, un officier
de paix par rue, un mouchard par maison ! On voit
bien que tu arrives de Nantes ! Vingtrasssello, il n'y a
plus qu'à se cacher dans un coin et à rêvasser
comme un toqué ou à faire de l'alchimie sociale
comme un sorcier. .. J'ai le costume de la pièce ! »
11 a dit juste, le théâtral/
Le souvenir de la défaite m'est revenu deux ou trois
fois hier, pendant que je me promenais, — mais j'ai
chassé ce souvenir, je lui ai crié : « Ote-toi de mon
soleil! »
N'ai-je pas dit une bêtise? Ne viendra-t-il pas
toujours, ce souvenir, jeter son ombre noire et san-
glante sur mon chemin? Il enténèbre déjà ce restau-
rant I =
Nous, qui parlions toujours si haut, voilà que nous
parlons tout bas ! ...
Je n'y pensais plus, je n'en savais rien. Je suis parti
le lendemain de la bataille, n'ayant vu que les
soldats, la tragédie, le sang! Je n'ai pas respiré la
LES CAMARADES. 185
fange, je n'ai pas senti derrière moi l'œil des es-
pions.
» La police avait une épée et tuait en plein jour au
coup d'État; maintenant c'est autre chose.
On ne peut pas parler, on ne peut pas se taire...
Les mots sont saisis au vol... les gestes et le silence sont
mouchardés... Oh je sens la honte me monter, comme
un pou, sur le crâne ! Mes impressions d'hier, mes
espoirs de demain, tout cela est fané, rayé de sale
tout d'un coup...
Quelle pitié !
Les bouches se ferment machinalement, nos yeux
se baissent, nos laces s'essaient à mentir — parce
qu'un homme à mine douteuse vient d'entrer et s'est
mis dans ce coin...
Legrand m'a fait signe, et nous avons dû jouer la
comédie comme au collège on criait : Vessel quand
on croyait que le surveillant arrivait.
Je me sens plus malheureux que quand j'avais mes
habits grotesques, que quand ma mère faisait rire de
moi, que quand mon père me battait devant le collège
assemblé ! Je pouvais faire le fanfaron alors, ici il faut
que je fasse le lâche!
« Tu as raison, Legrand. Trouve-moi, comme à
toi, un chapeau qui me tombe sur les yeux, une sou-
quenille d'ermite, un trou de sorcier!
— Plus bas, plus bas donc ! »
Justement, le garçon a cligné de l'œil du côté de
46.
186 LES CAMARADES.
la mine doiteuse, pour nous faire signe qu'on écou-
tait, et tout le monde a dit : « Plus bas, plus bas ! »
Voici d'autres camarades 1
Mais ils n'ont plus les mêmes têtes, le même re-
gard, les mêmes gestes que la dernière fois où je les
vis!...
Les mains dans les mancbes, eux. aussi : le pied traî-
nant, la lèvre molle...
Ils trouvent que je fais trop de bruit, ils le trouvent
pour tout de bon. Leur poignée de main a été chaude,
mais leur conversation est gelée.
Ils m'envoient des coups de genou sous la table.
Est-ce la rancune du passé, de nos querelles de Dé-
cembre, qui revient malgré tout, et qui a creusé
entre nous un abîme ? Il y a peut-être des mots irré-
parables, même ceux prononcés sous le canon !...
Non! c'est bien Décembre qui pèse sur nous;
mais point 16 souvenir de ce que j'ai dit en ces heures
de désespoir : c'est la peur de ce que je puis dire dans
le milieu d'espionnage et de terreur que Décembre a
créé.
L'homme à minedouteuse regarde toujours de notre
côté.
Nous avons dîné ainsi, sur le qui-vive 1
Je tire ma bourse.
« C'est moi qui paie, voulez-vous?
LES CAMAEADES. 187
— Allons, si tu es riche î
r J'offre des petits verres , un punch. Ça
va-t-il?
— Non, non, » disent-ils d'une voix- fatiguée, d'un
air indifférent, et nous sortons.
J'étais entré dans ce restaurant joyeux et rayon-
nant. J'en sors désespéré.
Cette séance d'une heure m'a montré dans quel
ruisseau j'avais à chercher ma joie, mon pain, un mé-
tier, la gloire!...
— Eh bien ! tenez, je crois qu'il aurait mieux valu
nous faire tuer au coup d'Etat...
Je n'ai pas eu le temps de parler en particulier h
personne, avec tout cela, et je n'ai pas vu les intimes.
Pourquoi Renoul et Rock n'étaient-ils pas là? :
— Où est Renoul? Que fait-il?
— Entré au ministère de l'instruction publique
comme surnuméraire.
— Où demeure-t-il?
— Encore rue. de l'Ecole de Médecine , mais non
plus au 39; plus haut, près de chez Charrière.
J'y vais.
La concierge me reçoit mal — on dirait qu'elle
èroit que j'en suis.
« "C'est au cinquième. »
Je suis venu le soir, pensant que Renoul serait de
retour de son bureau.
188 LES CAMARADES.
En effet, il est là, en redingote , il ne porte plus de
robe de chambre.
Mais c'est la peste du chagrin, la gale du déses-
poir ! . . . Il a l'air si las et si triste ! Sa robe de chambre
le vieillissait moins. Où donca-t-il pris ce teint gris,
ce regard creux?
« Tu as été malade?
— Non... »
Lisette arrive.
Oh ! non, vous n'êtes plus Lisette I
« Quel vent a donc passé, qui vous a changés ainsi
tous deux?... Vous ne m'en voulez pas?... Ce n'est
pas parce que ma visite vous déplaît?
— Mais non, non! »
Un « non » qui jaillit du cœur.
« Nous sommes si heureux de te revoir, au con-
traire ! Nous te croyions perdu, enlevé, mort.
— J'ai eu ma part de supplice, en effet...»
Je leur racontai ma vie de Nantes.
Je file chez Rock, qu'on ne voit que par hasard
chez Pélray, parce qu'il reste trop loin.
Il ne demeure plus où il demeurait, lui non plus.
Tout le monde a délogé. On était connu comme ré-
publicain par le concierge et les voisins ; ils savent
qu'on a été absent pendant les événements de Dé
cembre. Il y a à craindre les dénonciations et les pour-
suites, et l'on a porté ailleurs ses hardes, sa malle et
sa douleur.
LES CAMARADES. 189
J'aborde Rock plus difficilement encore que je
n'avais abordé Renoul. C'est lui-même, qui à la fin,
après avoir regardé par le trou de la serrure, vient
m 'ouvrir en chemise.
Il me paraît bien changé.
Il est un peu moins abattu que les autres, cepen-
dant. Il trouve à la défaite une consolation.
Il a le goût du complot, l'amour du comité dans
l'ombre. Est-ce ^croyance ou manie ? Il est vraiment
maniaque et il tourne la tête de tous les côtés avant
de parler. Même il regarde sous le lit et fait toc toc à
tous les placards. Il sait que, s'il y avait quelqu'un
dedans, le son serait plus sourd.
Rock s'ouvre à moi - autant qu'il peut — il ne
peut pas énormément. — Plus tard, il me dira tout,
dès qu'il aura reçu du « centurion » le droit de me
communiquer le mot d'ordre.
Gomme il répondra de moi, ça ne sera pas long.
« Tu feras bien de ne pas rester longtemps, par
exemple. On doit savoir ton retour, à la préfecture
de police ! »
Il regarde de nouveau, par surcroît de précaution,
entre le mur et la rueile, et ouvre carrément un
placard dont il n'était pas sûr.
Il n'y a personne.
N'importe ! il me reconduit sur les orteils et je
rentre chez moi découragé.
Je m'accoude à ma fenêtre dans le silence du soir,
et je réfléchis à ce que j'ai vu et entendu depuis deux
jours !
190 LES CAMARADES.
Oh! ma jeunesse, ma jeunesse! Je t'avais délivrée
du joug paternel, et je t'amenais fîère et résolue dans
la mêlée!
Il n'y a plus de mêlée ; il y a l'odeur de la vie ser-
vile, et ceux qui ont des voix de stentor doivent se
mettre une pratique de polichinelle dans la bouche.
C'est à se faire sauter le caisson, si Ton ne se sent pas
le courage d'être un lâche !
Quand j'ai lâché en fermant ma porte, le cri que
j'avais gardé au fond de ma gorge, dans les cafés,
chez mes amis, le long du chemin plein d'agents et de
soldats; à ce bruit, on a dû se demander dans la
chambre à côté, s'il y avait par là un sanglier mangé
par des chiens !
Ah! ils disaient au collège que les gamins de
Sparte se laissaient dévorer le ventre par le renard !
Je me sens le cœur dévoré, et il faudra que, comme
le Spartiate, je ne dise rien?
Que je ne dise rien?... de combien de semaines, de
combien de mois, de combien d'années ?...
Mais c'est affreux! Et moi qui avais pris goût à la
vie!... qui avais trouvé le ciel si clair, les rues si
joyeuses !...
Malheureux ! Il n'y a plus qu'à se tapir comme une
bête dans un trou, ou bien à sortir pour lécher la
botte du vainqueur !
Je le sens!... c'est la boue... c'est la nuit! ..
LES C AM Alv A D E >S. 491
J'ai fermé ma fenêtre du geste d'un dompteur qui
boucle la porte de la cage où est le tigre et s'enferme
avec lui.
RÉGICIDE.
11 m'est venu une pensée!...
Elle me seVre le crâne et me tient le cerveau. Je
n'en dors pas de la nuit.
Plus de calme, voyons! Tes amis ont raison — i!
faut voiler ton œil, cacher ta fièvre, étouffer tes
pas. f
Il faut marcher à ton but prudemment, pour pou-
voir arriver, sauter et faire le coup...
Je n'oserai pas tout seul !
Il faut que j'aille consulter ceux qui ont de l'expé-
rience et qui approchent les hommes influents du
parti.
Il y a Limai i, Dutripond, dont j'ai fait connais-
sance en SI.
Je les trouve gris, en face d'une absinthe qui est la
cinquième de ia soirée, et ils s'avancent vers moi en
titubant; ils me prennent les mains et me tirent par
les basques, baveux et laids, l'œil écarquillé, la
bouche béante.
« Laissez-moi!... »
Je les écarte d'un geste trop fort, l'un d'eux va
rouler dans le coin ; il se relève gauchement avec des
allures d'estropié.
C'est qu'aussi j'ai été irrito et indigné en les voyant
192 LES CAMARADES.
ivres, moi qui venais parler du salut de la patrie!...
Oui, je venais pour cela !
Le salut de la patrie ! — Et qui donc veut la sauver?
Ce n'est ni celui-ci, ni celui-là ! A aucun je n'ose
confier ce que j'ai rêvé, ni dire que j'épargne mon
argent pour réaliser mon projet!... Car je l'épargne,
je vis de rien.
J& regrette les sous que je donnai aux- aveugles, que
je dépensai en bouquets.
Personne qui m'écoute, ou qui m'ayant écouté,
m'encourage...
« Faites le coup! nous verrons après, répondent
quelques-uns. »
D'autres s'indignent et s'épouvantent.
« Ne les écoutez pas!... Vous inspirerez l'horreur
simplement et cela ne mènera a rien, à rien — me dit
avec sympathie et effroi un vieillard qui a déjà fait
ses preuves, et au courage duquel je dois croire.
Chassez cette idée, mon ami! Réfléchissez pendant
dix ans! Il y sera encore dans dix ans, allez!... »
Et comme je murmurais : C'est pour qu'il n'y
soit plus !
« Vous n'avez pas, en tout cas, le droit, dit-il en
dernier argument, parce que vous joueriez votre vie
comme un fou, déjouer la vie de ceux que votre
action fera, le soir même, emprisonner et déporter en
masse! Vous n'avez pas ce droit-là!... »
J.ES CAMARADES. 193
Il ne faudrait écouter personne.
Le courage me manque.
J'offre d'avancer le premier, de donner le signal.
Je l'offre! Je commanderai le feu en tête du groupe;
mais voilà tout... Et encore, je demande que l'insur-
rection soit prête derrière... moi; que ce soit le com-
mencement d'un combat!...
Je tiendrais Bonaparte sous ma main que je ne lè-
verais pas le bras, que je n'abaisserais pas l'arme si
j'étais seul à avoir décrété la mort!...
J'ai voulu avoir l'opinion et l'appui de ceux qui
l'ont autorité, avant de confier aux intimes l'idée qui
avait traverse mon esprit et me brûlait le cœur.
Puisqu'il n'y a rien à attendre de ce coté, rien que
la peur, la pitié ou le soupçon, je vais retourner aux
amis sans nom, mais sûrs et braves, et leur conter
mon projet et mon échec.
Rock me répond comme on m'a répondu déjà :
« Cela ne servirait à rien, à rien!... N'y pense
plus ! »
Mais il ajoute : « Il y en a de plus braves que ceux
que tu as vus qui s'en occupent. On te préviendra.
Ne tente plus de démarches, ne bouge pas!... Tu
te ferais arrêter, et nous lerais peut-être arrêter
aussi!... »
Ah! il a raison!... Il n'est pas. facile de tuer un
Bonaparte!"
M
194 LES CAMAÏlAJiLS.
Doncil n'y a pas à jouer sa tête pour le moment,
eu nom de la République.
Mon rêve est mort !
Maintenant que la fièvre du régicide est passée, il
me semble que c'eût été terrible, et je me figure du
sang tiède me sautant à la face — un homme pâle,
que j'ai frappé... Il aurait fallu être en bande et que
personne ne fût spécialement l'assassin!
Il n'y a plus qu'à rouler sa carcasse bêtement, tris-
tement, jusqu'au moment où elle sera démantibulée
par la maladie plutôt que par le combat — j'en
tremble!...
Je gardais mes pièces de cent sous, mes pièces d'or,
pour acheter des armes, pour avoir aussi de l'argent
dans mon gilet quand on m'arrêterait, afin qu'on ne
crût pas que j'avais du courage par misère et que
j'avais attendu mon dernier sou pour agir.
Puisque je n'ai plus besoin de cet argent pour cela,
il me servira au moins à me consoler.
Mais la consolation ne vient pas!
Il y a par les rues autant de soleil et autant de
bouquetières; dans les Tuileries, autant de femmes à
la peau dorée; il y a au'ant de bruit et d'éclat dan-
les cafés; pour trois sous on a toujours, un cigare hk>:id
qui lance de la fumée bleue — mais je n'ai plus le
même regard, ni la même santé ! Je n'ai plus l'insou-
ciance heureuse, ni la curiosité ardente; j'ai du
dégoût plein le cœur.
LES CAMARADES. 1 • D
Je dois avoir l'air vieux que je reprochais à nios
amis; j'ai vieilli , comme eux, plus qu'eux peut-être,
parce que j'étais monté plus haut sur l'échelle des
illusions !
Oh ! je voudrais oublier cela... en rire... m 'enfiévrer
d'autre chose!
Con tre quoi se cogner la tête?
Voilà huit jours que nous courons les restaurants
de nuit en cassant des chaises et du monde ! Nous
nous rattrapons sur les civils de ne pouvoir nous
mettre en ligne contrôles soldats. Nous courons après
les heureux qui sont contents de ce qui se passe et
qui s'amusent: nous leur cherchons querelle avec
des airs de fous !
Nous campons dans les restaurants des Halles où
l'on passe les nuits.
On siffle du vin blanc, on gobe des huîtres. Mais
ee vin nous brûle et lait bouillir dans nos veines
le sang caillé de Décembre!
La nostalgie des grands bruits, le regret des foules
républicaines me revient en tête, se mêle à mon
ivresse bête, et la rend méchante.
Malheur à qui me regarde et me donne prétexte à
insulte!
On nous défend de faire tant de bruit.
Mais nous venons pour en moudre, du bruit! C'est
-parce que dans Paris, écrasé et mort, nous ne pou-
vont plus éievei la voix , jeter des harangues ,
196 LES CAMARADES.
rrier : « Vive la République! » quenous sommes ici
Et que nous poussons des hurlements.
Notre colère de bâillonnés s'y dégorge, nos gorges
se cassent et nos cœurs se soûlent...
Le reste de mes cinq cents francs file vite dans cellr
vie-ià !
L'achat des habits, le prix du voyage, le reliquat di
au père Mouton, avaient déjà fait un trou.
[1 ne me reste plus que quelques pièces de cinq
francs; je les retrouve au milieu de gros sous qui se
sont entassés dans mes poches.
Oh! j'ai eu tort !
Maintenant que l'argent est parti, je me dis qu'en
mettant le pied sur le pavé il fallait aller acheter tout
de suite — le soir de mon arrivée — un mobilier
de pauvre, et porter cela dans une chambre de cent
francs par an dont j'aurais payé six mois d'avance.
J'avais cent quatre-vingt-deux nuits assurées -—
bien à moi! clef en poche!
Je pouvais regarder en face l'avenir.
Ah bah ! — Je ne pouvais pas être heureux ! Que)
ques sous de plus ou de moins !
Petit à petit, d'ailleurs, la fièvre tombe et il ma
reste de ma foi meurtrie, de ma crise de désespoir
une douleur blagueuse, une ironie, de crocodile.
Je me retrouve avec mes quarante francs par mois
— la même somme que lorsque j'arrivai rejoindre
Matoussaint en pleine république et en pleine bohème.
Mais on ne vit plus maintenant avec quarante
LES CAMARADES. 197
francs comme on vivait avant décembre. On ne vivai!
pas d'ailleurs. Il fallait s'endetter chez les Tournis
seurs d'Angelina, ou chez le père Mou Ion.
Je pourrais avoir crédit dans un hôtel du quartier
latin .
Non. Pas de dettes!
J'ai trop souffert avec le compte Alexandrine.
D'ailleurs il me faudrait vivre près de ces fils de
bourgeois qui n'ont ni passion ni drapeau. Je les
méprise et je veux les fuir.
Je préfère me réfugier dans mon coin : travaillant le
jour pour les autres, afin de gagner les quelques sous
dont j'ai besoin en plus de mon revenu misérable;
le soir, travaillant pour moi seul, cherchant ma voie,
méditant l'œuvre où je pourrai mettre mon cœur,
avec ses chagrins ou ses fureurs.
Allons, Vingtras, en route pour la vie de pauvreté
et de travail! Tu ne peux charger ton fusil I Prépare
un beau lividl
XVII
LE GARNI
Je donne congé à la mère Honoré. II faut chercher
une chambre qui soit au niveau de mes ressources.
Il s'agirait de trouver quelque chose dans les cinq
francs par quinzaine.
Je cours beaucoup. Je ne puis mettre la main sur ce
que je désire. Dans ce cours-là, il n'y a que les garnis
de maçons — du côté de la place Maubert.
Comme j'ai une redingote, quand j'entre dans les
maison, on croit que je vais acheter l'immeuble, et
l'on est prêt à me faire un mauvais parti. — Je ferais
blanchir, tapisser, coller du papier... Où irait donc
se loger le pauvre monde?...
On me regarde de travers. Mais quand je dis ce que
je veux — à savoir : un cabinet, qui me revienne à
six sous par jour comme aux maçons — on me toise
avec défiance et l'on me renvoie lestement. Si I'od
LE GARNI. 199
m'accueille, il faudrait coucher à deux avec un li-
mousin.
J'en fais de ces garnis, j'en monté de ces esca-
liers !...
Je me trompe quelquefois du tout au tout.
Rue de la Parcheminerie, je croyais avoir dé-
couvert ce qu'il me faut, quand la propriétaire m'a
posé une question qui équivalait à celle-ci : « Est-ce
que vous vivez des produits de la prostitution? »
Sur ma réponse négative :
« Mais alors quelles sont vos ressources, vous
n'avez donc pas d'état? »
Du haut de l'escalier, elle m'a encore regardé avec
mépris :
« Va donc ! Hé ! feignant ! »
Enfin je suis tombé sur un logement qu'on ne vou-
lait pas me montrer d'abord.
Le propriétaire me regardait du haut en bas et con-
sultait sa femme au lieu de répondre à mes questions.
— Quel étage? Est-ce libre tout de suite?...
Il se grattait les cheveux sous sa casquette et avait
l'air de faire de grands calculs.
« Je crois que ça pourra aller, a-t-ildit cependant,
au bout d'un moment. »
Se tournant vers moi :
« Combien avez-vous? »
Je crois qu'il me demande mes ressources et m'ap-
prête à répondre.
200 LE GARNI.
« Je te dis qu'il je pourra pas entrer, dit la
femme. »
Est -ce qu'ils veulent me mettre dans une malle?...
Non, c'est bien d'une chambre qu'il s'agit.
On m'y conduit. J'entre.
« Tenez-vous courbé. Tenez-vous donc courbé, je
vous dis ! »
Ah ! quel coup ! — Je ne me suis pas courbé à temps,
mon crâne a cogné contre le plafond ; ça a fait clac
comme si on cassait un œuf.
Le propriétaire instinctivement et doucement me
frotte la place coznme on fait rouler une pilule sous
le bout du doigt.
« La hauteur, dit-il, en retirant son doigt de des-
sus ma tête qu'il paraît avoir assez caressée pour
son plaisir, la hauteur, c'est entendu... Je sais qu'il
faut se courber, vous le savez aussi maintenant, mais
c'est de la longueur qu'il s'agit... Voulez-vous vous
mettre dans le coin de l'escalier? Nous avons plus
court de mesurer, ôtez votre chapeau ! »
lime mesure.
« Je le disais bien ! Vous avez encore deux pouces
de marge. »
Deux pouces de marge ! Mais "c'est énorme ! Avec
deux pouces de marge, je serai comme un sybarite.
Il ne faudra pas laisser pousser mes ongles, par
exemple !
Il y a de la bonhomie et une grande puissance de
ascination chez cet homme, qui n'est pourtant qu'un
LE GARNI. 201
simple Mturier; il a ses poêles au rez-de-chaussée et
ses cabinets garnis au quatrième.
J'ai tant trotté, traîné, j'ai été si mal reçu, si mal
jugé, depuis que je cherche des logements, que j'ai
hâte d'en finir. Puisque j'ai deux pouces de marge,
c'est tout ce qu'il m'en faut!...
« Je ne pourrai pas me promener, d is-j e en riant.
— Ah ! si vous voulez vous promener, n'en parlons
plus ! »
Il ne veut pas m'induire en erreur. Si je veux me
promener, il me conseille de ne pas louer ce cabinet.
Je me gratte la tête pour réfléchir, — et aussi parce
qu'elle me lait encore mal, — et je me décide.
« Vous dites neuf francs? Mettons huit francs.
— Huit francs cinquante, c'est mon dernier mot. —
— Tenez, voilà vingt sous d'acompte, je vais
chercher ma malle.
Avant de partir, nous causons encore une minute
en bas, dans l'escalier, avec le fritiyier qui me félicite
de ma décision.
« Je crois que vous serez bien, dit-il; et puis, vous
savez, si un soir... j'ai été jeune aussi, je comprends
ça; si un soir... (il cligne de l'œil et me donne un
coup de coude) si un soir l'amour s'en mêle!... eh
bien, pourvu que ma femme n'entende pas, moi je
fermerai les yeux... »
J'ai apporté ma malle. Il y a une place dans un
202 LE~GARNI.
renfoncement où on peut la mettre. On peut même
faire une petite pièce de ce renfoncement.
< Celui qui y était avant s'asseyait là, le soir, pour
réfléchir, m'a expliqué le friturier. Je ne vous ai pas fait
remarquer ça tout à l'heure... Je me suis dit : « 1!
a l'air intelligent, il le remarquera tout seul » ; puis,
on ne peut pas tout dire en une fois! »
Pour un petit cabinet comme ça, je crois "que si.
Mais je sais que j'ai l'esprit trop critique et que je
cherche des poux où il n'y en a pas.
Pourvu qu'il n'y ait pas de punaises !... Ce n'est pas
probable. S'il y en a, c'est deux ou trois tout au plus '
Les autres ne pourraient pas tenir.
C'est que c'est l'exacte vérité ! Il n'y a que deui
pouces de marge — et malheureusement je gagne
beaucoup dans le lit.
Je suis forcé de recroqueviller mes doigts quand je
veux être tout de mon long. C'est une habitude à
prendre.
Le jour vient par une tabatière, qui s'ouvre en
grinçant comme celle de Robert Macaire.
Je puis rentrer à l'heure où je. veux. J'ai ma clef.
Je pourrai amener... 0 amour !
J"ai ce renfoncement où je n'ai qu'à méditer — pas
autre chose! et à méditer sérieusement et longtemps
— car on ne s'amuse pas là dedans, et c'est le diable
pour en sortir.
Quand je n'ai que du pain pour mon souper, je
passe mon bras dans l'escalier, et je fais prendre l'air
à ma tartine qui s'imbibe de l'odeur de friture dont la
maison est empestée.
Je ne vole personne et j'ai un petit goût de poisson
qui me tient lieu d'un plat de viande. De quoi me
plaindrais-je?
J'aurais pu tomber sur une de ces grandes chambres
tristes où l'on a toute la place qu'on veut pour se
promener !
Se promener, et après? Flâner, toujours flâner, au
lieu de réfléchir! Se dandiner, faire aller ses jambes
de droite et de gauche dans un grand lit — comme
une courtisane ou un saltimbanque !
"Vendredi, 7 heures du soir.
Ils -ont dû laisser tomber une sole dans le feu, en
bas ! C'est une infection — elle ne devait pas être
fraîche... non plus!...
Samedi, 1 heures du matin.
Tiens '. une de mes deux punaises !
Pas de fia fia.
Je vis comme cela sans faire de fia fia, dans mon
petit intérieur.
Tout s'arrange bien. Je n'ai pas de quoi manger
beaucoup, mais je me dis que si je menais une vie
de goinfre, j'engraisserais et ne pourrais plus entrer
dans mon réfk'chissotr.
204 LE G-AKNI.
II me reste \ingt et un sous pour attendre la fin de
la semaine ; samedi l'on doit me rendre deux francs
que j'ai prêtés à un garçon sûr. Sûr? Aussi sûr qu'on
peut être sûr de quelqu'un en ce monde ! -
J'ai heureusement un petit crédit en bas. Je crois
bien que le friturier me donne les raies dont on ne
veut pas — en tous cas il me donne des têtes,
beaucoup de têtes.
— Vous les aimez, m'avez-vous dit?
J'ai fait croire que je les aimais, pour avoir crédit.
Je n'osais pas demander crédit d'une friture avec des
Doissons comme on les pêche, ayant une tète, un
ventre et une queue. C'est le poisson de ceux qui
paient comptant, celui-là! C'est le poisson des arri-
vés?
J'ai dit :
« Quand vous aurez des têtes, vous m'en donnerez :
c'est le morceau que je préfère. »
J'ai même eu bien peur, l'autre jour. Il y avait un
homme, à face de mouchard, dans La boutique. On
m'a appelé devant lui : l'homme qui demande des têtes ,
c'était assez pour me faire arrêter.
Où est Legrand?
Si Ton en croit des « on dit» il vit dans le grand
inonde. Il est venu des gens de Nantes qui lui auraient
apporté, de la part de sa mère, une malle bourrée de
chaussettes, avec un vêtement de fantaisie complet,
et un chapeau mou tout neuf!
On dit!... Il y a bien des bruits qui courent.
LE GARNI. 205
Un vêtement complet, un chapeau mou tout neuf!
On parle aussi de cinq livres de beurre salé.
Si Legrand a reçu cinq livres de beurre salé, il
aurait bien fait de m'en apporter un peu, avant d'aller
dans le monde! On va, dans le monde, on étale ses
grâces, on fait le talon rouge, et on laisse des amis
seuls dans leur renfoncement.
Je n'ai rien fait à Legrand pour qu!il me cache
son beurre. Il sait pourtant qu'un demi-quart m'aurait
rendu service!
Je passe des tournées bien longues et des nuits bien
courtes — trop courtes de jambes, décidément. — Ce
n'est pas tout à fait assez, deux pouces de marge!...
C'est monotone, presque humiliant de vivre en
chien de fusil, l'estomac vide... Il crie, cet estomac,
mes boyaux font un tapage! Et comme c'est tout petit,
ça vous assourdit.
Je n'ai toujours comme ressource habituelle que le
poisson d'en bas. Il commence à me faire horreur!
J'ai eu l'énergie de demander des queues — pas tou-
jours des têtes! On m'a donné des queues, mais c'est
la même pâte; il me semble que je mange de la
chandelle en beignets. Je suis sûr qu'avec une mèche
un merlan m'éclairerait toute la nuit.
- Qui est là?
Je dormais les jambes en Fair! J'ai arrangé un petit
appareil — comme on met dans les hôpitaux pour
que les malades accrochent leurs bras. Ce n'est pas
.18
2 OC LE GARNI.
mes bras, moi. que j'ai envie d'accrocher, c'est mes
jambes.
Je leur ai fai ; une petite balançoire — ça les délasse
beaucoup.
Je dormais, les jambes en l'air...
Et l'enfant prodigue revint.
{Bible, vers, n.)
On frappe à ma porte — on la pousse — c'est
Legrand! Je ne me dérange pas! Un homme qui a
reçu de province- deux douzaines de chaussettes — un
vêtement complet — un chapeau mou — tout neuf —
cinq livres de beurre salé — et qui a disparu sans
donner de ses nouvelles pendant un mois!... Je ne me
dé-ran-ge-pas! ...
A lui de comprendre ce que ça veut dire ; tant pis
s'il se sent blessé.
Mais ii n'a pas son vêtement neuf, il est très râpé,
Legrand!
r II faut tout pardonner à qui a souffert.
Legrand ne s'est pas jeté dans mes bras — il n'y
avait pas de place, c'est trop bas. — Je ne le lui
demandais point. — Une foule de raisons ! — Il ne s'est
pas jeté dans mes bras, mais il m'a tout conté; ii
m'a mis son cœur à nu 1...
L'histoire de Legrand est lamentable ! C'est un bé-
guin qui l'a perdu !
LE GARNI. -Uï
Legrand, sans en dire rien, aimait. Ayant reçu ces
choses de chez lui, il les a portées dans la famille de
sa connaissance qui a pris son beurre, ses vêtements,
son chapeau , ses chaussettes . et puis l'a flanqué
dehors.
Il pourrait plaider, il ne veut pas; il lui répugne de
salir un souvenir de tendresse.
En attendant, il n'a plus rien à se mettre sur le dos
ni sous la dent, et il vient me demander un bout d'hos-
pitalité.
Une petite sole aussi, s'il y a moyen... il a bien
faim . . .
Je lui ai pardonné.
Je voudrais bien tuerie veau gras! Je ne puis!
J'obtiens même, à grand'peine, d'en bas, la petite
sole pour lui et des têtes de merlan pour moi.
Il veut se coucher maintenant.
« Tu n'as pas peur de te coucher comme ça après
dîner? »
Se coucher? Il n'y pas moyen! Il faudrait qu'il y en
eût toujours un ou la moitié d'un sur l'escalier!
J'avais deux pouces de marge... Legrand a la tète
de trop! Il la met dans ses mains, il voudrait, pouvoir
!a mettre dans sa poche!
« C'est inutile, mon ami! Mais il ne faut pas se
décourager, allons! Cherchons. »
En cherchant, on trouve qu'il peut garder ses
jambes à l'intérieur, s'il consent à ouvrir la tabatière
en hput pour y passer sa tète.
208 LE GARNI.
Il essaie. On pourrait croire à un crime, à une tête
déposée là ; mais cette tète remue ; les voisins des
mansardes, d'abord étonnés, se rassurent et on lui
dit même bonjour le matin.
Legrand a peur d'être égratigné par les chats.
Tout n'est pas roses certainement. Il ne faut pas
non plus demander du luxe quand on en est où
nous en sommes!
Et Legrand vit ainsi, tantôt la tête sur le toit,
tantôt les jambes dans le corridor, les jours où i!
n'est pas d'escalier. On lui chatouille la plante des
pieds en montant, et ça le fait pleurer au lieu de le
faire rire, parce que sa bonne amie le chatouillait
aussi (c'était pour avoir le beurre) et lui faisait ki-ki
dans le cou.
n'a faim tout de même et il est incapable de faire
œuvre lucrative de ses vingt doigts, dont dix sont bien
crispés pour le moment.
Il n'est pas né dans le professorat et perd la
tête à l'idée d'être pion... Le jour où il aura dd
l'argent, il le jettera sur la table en disant : c'est à
nous ! il n'est pas seulement long, il est large, dans le
beau sens du mot. En attendant, moi qui suis plus
pauvre que lui, je puis comme enfant de la balle uni-
versitaire, apporter plus à la masse.
Il faut que je me remette en route pour trouver
une place où je gagnerais notre vie, avec mon édu-
cation C'est que j'en ai, de l'éducation 1
LA PENSION ENTÊTARB
Oui, il faut gagner la vie de Legrand et la mienne;
j'ai charge d'âmes; c'est comme si j'avais fait des
enfants.
9
Je me rends chez le père Firmin, le placeur que j'ai
vu avec Matoussaint, jadis, mais qui ne me reconnaît
pas d'abord — il m'est venu des moustaches.
Je lui fais part de mon intention d'entrer dans
l'enseignement. " ,
« Mais ce n'est pas la saison! Malheureux garçon,
vous ne trouverez rien pour le moment. »
Il faut que je trouve! Legrand a faim — j'ai faim
lussi...
Le père Firmin continue à me déconseiller l'ensei-
gnement aune si mauvaise époque de l'année.
Il ne sait pas que Legrand a aimé et que nous en
portons le châtiment. Tout le beurre salé est resté
dans les mains de la connaissance et le pain manque I
-18.
210 LA PENSION ENTÊTARD.
« Enfin, puisque vous y tenez, nous allons vous
chercher quelque chose. »
Il feuillette son registre.
« Voulez-vous aller à Arpajon?
— Je voudrais ne pas quitter Paris.
— Ah! ils sont tous comme ça... Paris! Paris!... »
Il continue à feuilleter le registre...
« Mon cher garçon, rien à Paris — rien!... qu'une
place ,au pair, rue de la Chopinette — chez Ugolin
— nous l'appelons Ugolin parce qu'on y crève la
faim. »
Je ne puis accepter le pair — le pair, c'est la vie
pour moi, mais pour Legrand, c'est la mort.
Madame Firmin intervient.
« Dis donc , Firmin ? dans * les places où l'on
siffle?...
— Mais M. Vingtras ne veut peut-être pas d'une
place où l'on siffle? »
Je ne sais de quoi ils parlent. Mais de peur d'em
barrasser la situation, je déclare qu'au contraire
j'adore ces places-là. « C'est ce que je rêvais, une
place où l'on siffle. » Nous verrons ce que c'est! En
attendant, il faut que Legrand mange; je ne vou-
drais pas retrouver son cadavre froid dans mon lit :
je ne pourrais pas dormir de la nuit.
« Eh bien, voici une lettre pour M. Entêtard, rue
Vanneau. Vous avez le déjeuner au pupitre et quinze
francs par mois. »
Le déjeuner au pupitre!... quinze francs par mois
LA PEXSION ESTÊTAED. "211
— c'est dix sous par jour. Oh! mon Dieii 1 le mois a
trente et un jours !...
Je prends la lettre pour M. Entêtard, et je me dirige
rue Vanneau.
INSTITUTION ENTÊTARD
Une immense porte cochère avec deux battants.
A gauche la loge.
J'entre. — La concierge est en train de faire cuire
du gras-double.
« M. Entêtard? »
Elle me toise d'un air de défiance et ne se presse
pas de répondre. A la fin elle se figure me recon-
naître.
« Ah! c'est vous qui êtes déjà venu pour les
caleçons?
— Vous faites erreur...
— Si, si, je vous remets bien!
— Je vous assure, madame...
— Pour les saucisses alors? »
J'essaie d'expliquer le but de ma visite.
« Je répands l'éducation...
— Nenni, nenni !. » elle secoue la tête d'un air malin.
Il n'y a pas moyen de pénétrer. Impossible!
Je rôde devant la porte désespéré! Je cherche si je
ne pourrai pas monter par-dessus le mur!...
En rôdant, je vois un gros homme qui entre, et une
minute après, la portière au gras-double qui sort.
212 L k PENSION ENTÊTAHB
C'est le concierge mâle, ce gros homme. Il sera
peut-cire plus accommodant que sa femme.
Je retourne vers la loge et je lui débite mon cas
très vite, en mettant en avant le nom du placeur cette
fois. (
« Je viens.. , »
H m'interrompt d'un air entendu :
« Vous venez pour les saucisses?
— Non, je suis envoyé par un bureau de placement,
comme professeur. On a le déjeuner au pupitre et
quinze francs par mois.
— Ah! ah! C'est bien vrai, ce que vous dites là?
Je proteste de ma sincérité.
— Et bien! allez là-bas, au tond de la cour à droite.
M. Entêtard doit y être, lui ou sa femme. Vous leur
expliquerez votre affaire. »
Je traverse la cour. — Quel silence !...
Je crois apercevoir une forme humaine qui fuit à
mon approche. Il me semble entendre : « 11 vient
pour les confitures! »
Je vais frapper à la porte que la concierge m'a in-
diquée.
J'y vais tout droit — tant pis!
Je crois deviner un œil qui se colle contre la ser-
rure — un gros œil, comme ceux qui sont au fond
des porcelaines :
• — Ah ! petit polisson !
On ouvre au petit polisson...
LA PENSION ENTÊTAKD. 213
Je me précipite dans la place, et à peine entré, je
crie de toutes mes forces le nom du plapeur :
— Monsieur Firmin "...
Je crie ça, comme on appelle un numéro de fiacre
à la porte d'un bal ! Je le crie sans m'adresser à per-
sonne, la tête en l'air, et fermant les yeux pour prouver
que je ne suis pas un espion et que je ne viens pas
pour les caleçons, ni pour les saucisses, ni pour les
confitures.
Je répète en fermant encore plus les yeux, comme
s'il y avait du savon dedans :
— Monsieur Firmin, monsieur Firmin !
Une main me prend, et je sens que l'on me conduit
dans une petite salle.
« Ne criez pas si fort!... »
Je le faisais dans une bonne intention.
Je suis enfin devant M. Entètard, qui regarde In
lettre de Firmin et me dit :
« Monsieur, vous savez les conditions? quinze francs
par mois, le déjeuner au pupitre et vous fournissez le
sifflet. »
Je m'incline — décidé à ne m'étonner de rien.
M. Entêtard a encore un mot à ajouter.
« Une observation ! Etes-vous fier ? »
Je pense qu'il aime les natures orgueilleuses, ar-
dentes.
« Oui, monsieur, je suis fier. »
J'essaie d'avoir un rayon dans les yeux. Je redresse
la tète quoique mon col en papier me gêne beaucoup,
214 LA PENSION ENTÊTARD.
— Eh bien! si vous êtes fier, rien de fait. Il ne faut
pas de gens fiers ici. »
Je tremble pour Legrand, je joue sa vie en ce mo-
ment !
« Il y a fierté et fierté..- »
Je mets des demandes de secours pour les noyés
dans ma voix !
« Allons, je vois que vous ne l'êtes pas — pas plus
qu'il ne faut, toujours. Venez demain à sept heures ;
ayez votre sifflet...
Un gros, un petit sifflet? — je ne sais pas.
J'achète ce que je trouve, en bois jaune, avec des
leurs qui se dévernissent sous ma langue.
J'arrive le lendemain à sept heures du matin.
« Vous sonnerez, puis vous sifflerez trois fois! >> m'a
dit le concierge la veille.
J'arrive, je sonne et je siffle ! j'ai l'air d'un capitaine
de voleurs.
On m'ouvre. Je suis venu un peu plus tôt qu'il ne
fallait.
« Il n'y a pas de mal, dit le concierge, je m'habille;
asseyez-vous. »
11 me parle en chemise.
— Tel que vous me voyez, je suis concierge de
l'Institution depuis dix ans ; pendant neuf ans c'était
un autre que M. Entêtard qui tenait la boîte. — Ilyfai-
sait de l'or, monsieur! — Mais M. Entêtard est un mal-
LA PEXSIOX ENTÊTABD. 2 i îî
adroit quia perdu la clientèle, qui a tout de suite fait
des dettes, et va comme je te pousse!... Il s'est enferré
au point d'acheter des caleçons à crédit pour les
revendre, et de nourrir ses élèves avec un lot de sau-
cisses allemandes qui leur ont mis le feu dans le corps.
Ma femme s'en est aperçue, allez!.. Il n'a pas encore
payé les caleçons, pas davantage les saucisses ! Il n'a
payé, il ne payera personne, personne ! Il doit à Dieu
et au diable, au marchand de caleçons, au mar-
chand de saucisses, au marchand de lait et au mar-
chand de fourrage...
— Au marchand de fourrage?
— C'est pour le cheval — il y a un cheval et une
voiture, vous ne saviez pas cela? On va chercher les
élèves le matin dans la voiture, on les ramène le soir.
Je suis concierge et cocher. C'est vous alors qui allez
être professeur et bonne d'enfants? »
En effet, je suis bonne d'enfants, le matin et le soir.
Je suis professeur dans le courant de la journée.
A midi, je déjeune au pupitre, cela veut dire dé- *
jeûner dans l'étude.
Ma stupéfaction a été profonde, immense, le premier
jour. On m'a apporté du raisiné dans une soucoupe,
avec une tranche de pain au bord.
La confiture en premier?...
En premier et en dernier ! Du raisiné, rien de plus..
Le second jour, des pommes de terre frites.
Le troisième jour, des noix l
Le quatrième jour, un œuf I...
218 . LA PENSION ENTÊTARD.
Cet œuf m'a refait — on me donne un œuf après
tous les cinq jours, pour que je ne meure pas.
Heureusement, un gros croûton — mais les En-
têtards ne paj r ent pas souvent le boulanger, et celui-
ci leur fournit des pains qui ont beaucoup de cafards,
La maison n'a que des demi- pensionnaires qui
apportent leur déjeuner dans un panier et qui le
mangent en classe à midi — un déjeuner qui sent bon
la viande !
Moi je dévore mon croûton avec une goutte de
raisiné qui me poisse la barbe, ou avec mon œuf qui
me clarine la voix. Ce serait très bon si je voulais
être ténor ; mais je ne veux pas être ténor.
J'ai bien plus faim, je crois, que. si je ne mangeais
rien.
Au bout de buit jours, je suis méconnaissable; j'ai
eu, c'est vrai, l'albumine de l'œuf, — et l'on dit que
l'albumine c'est très nourrissant. — Mais l'albumine
d'un seul œuf tous les quatre jours, c'est trop , peu
pour moi.
Le soir, Legrand et moi nous dépensons neui sous
pour le diner-soupatoire, neuf sous!... Nous avons
vendu à un usurier mon mois d'avance, et il nou -
donne neuf sous pour que nous lui en renflions dix h
la fin du mois.
C'est le père Turquet, mon friturier maître d'hôtel,
qui nous l'a fait connaître. Nous aurions bien voulu
avoir les treize francs dix sous d'avance et d'un coup
On aurait pu faire des provisions ; ça coûte bien
LA PENSION ENTÊTARD. 217
moins cher en gros; l'achat en détail est ruineux.
Mais si je mourais...
L'homme qui nous prête l'argent n'aventure ses
fonds qu'au fur et à mesure; je suis forcé de passer
à la caisse tous les soirs. Les jours d'œuf, j'ai assez
bonne mine et il paraît tranquille... mais les jours de
raisiné, il tremble...
Je vais donc en voiture prendre et reporter les'
enfants à domicile.
J'ai déjà usé un sifflet.
Mon rôle est de siffler dans les cours, pour avertir
les parents.
Vlà vot' fils que j'vous ramène... .
Je siffle. Les enfants descendent.
La mère a fait la toilette à la diable... Elle n'a pas
que lui, n'est-ce pas? On a oublié de petites précau-
tions !... Elle me crie souvent de la fenêtre:
— Youlez-vous le moucher, s'il vous plaît !
Je prends le petit nez de ces innocents dans mon
mouchoir et je fais de mon mieux pour ne pas les
blesser...
Les enfants ne se plaignent pas de moi, générale-
ment ; quelques-uns même attendent pour que je les
mouche, et s'offrent à moi ingénument; beaucoup
préfèrent ma façon à celle de leur mère.
11 y a toujours des gens injustes... quelques parents
qui crient :
49
218 Li PENSION ENTÊTAS. D.
— Pas si fort! Voulez-vous arracher le nez d'Adolphe?
Non, qu'en ferais-je !
En dépit de quelques ingratitudes, je suis aimé, bien
aimé.
On me donne même des marques de confiance
qu'on ne donne pas à tout le monde.
Beaucoup de ces enfants sont jeunes — tout jeunes
— ils ont des pantalons fendus par derrière, comme
Raient les miens, mon Dieu !
— Monsieur, voudriez-vous lui rentrer sa petite
chemise ?
Je suis nouveau dans l'enseignement, il y a une
belle carrière au bout, il faut faire ce qull faut,
et s'occuper de plaire au début!
Je remets en place la petite chemise.
On a l'air content — j'ai le geste pour ça, presque
coquet, il paraît, un tour de main, comme une femme
frise une coque ou une papillote d'un doigt léger. On
reconnaît quand c'est moi qui ai opéré.
— Ce M. Vingtras ! (on me connait déjà , cela m'a
fait un nom) il n'y a pas son pareil, il a unefaçon, une
manière de rouler... A lui le pompon !... -
On attaque la voiture de l'institution quelquefois.
L'artre jour, un homme s'est jeté à la tête du che-
val : c'étaient les Caleçons. Un' second s'est préci-
pité a la portière : c'étaient les Saucisses : les Sau-
ciues, violentas, fébriles, qui se dressaient menaçantes
LA PENSION BNTÊTARD. 219
et prétendaient qu'elles avaient faim !... Les Caleçon»
disaient qu'ils avaient froid.
On s'en prenait à moi , comme si c'était moi qui
eusse commandé saucisses et caleçons.
La scène a duré longtemps.
On aurait cru à un vol de grand chemin, il y avait
attroupement... heureusement la police est interve-
nue.
J'ai dû faire taire mes opinions, abaisser mon dra-
peau, m'adresser — moi républicain — à un sergent
de ville de l'empire.... J'aurais préféré moucher qua-
torze nez d'enfants sur un théâtre et rentrer dix petites
chemises dans la coulisse. On ne fait pas toujours ce
que l'on préfère.
A moi le pompon !
Chose curieuse, et dont je suis content comme
philosophe, je n'en ai point pris d'orgueil ; j'ai même
gardé toute ma modestie. Je fais tranquillement mon
devoir dans les cours avec mon sifflet, mon mouchoir. . .
et je donne mon petit tour de main sans en être pour
cela plus fier, et sans faire des embarras comme tant
d'autres, qui ont toujours leur éloge à la bouche et
jamais la main à l'ouvrage.
Fin de mois.
La fin du mois est arrivée. Je dois toucher mes
quinze francs ce soir.
Joie saine de recevoir un argent, bien gagné — 1 je
220 LA PENSION ENTÊTABD.
puis dire bien gagné, puisque ces quinze francs re-
présentent l'effort de deux personnes — un travail
d'homme et un travail de femme : l'éducation répan-
due, les petites chemises rentrées.
J'ai ce matin exagéré plutôt que négligé mes de-
voirs.
Pas un nez, pas un pan de chemise ne peut se re^
trousser et m'accuser ! On est bien fort quand on a sa
conscience pour soi.
J'attends pourtant inutilement que M. Entêtard
m'appelle; l'heure de monter en voiture arrive, et je
n'ai pas vu le bout de son nez.
Je pars sans mes appointements.
La rentrée est terrible.
L'usurier est là : Turquet aussi. Oh ! ils doivent être
associés !
J'explique qu'il y a eu oubli, retard... que c'est
pour demain...
— Il faut bien se contenter de paroles quand on
n'a pas d'archent ! grogne le juif. »,
Jeudi, 5 heures.
M. Entêtard n'a pas paru!...
Autre signe : c'était mon jour d'œuf, j'ai eu du rai-
siné. C'est le troisième raisiné ae Ja semaine. On veut
m 'affaiblir.
Je guette à travers les carreaux de la classe... les
quarts d'heures passent, passent... Entêtard ne revient
pas.
LA PENSION ENTÊTARD. 221
Que dira le juif?...
Je n'ose reparaître, je descends les quais, je longe
la Seine Quand je reviens, il est minuit. Je pense
qu'ils seront couchés !... Peut-être Legrand sera mort...
Ils sont couchés, Legrand est encore vivant; mais
Dieu seul — qui voit sa tête par la tabatière — Dieu
seul sait ce qu'il a souffert ! il me confie ses angoisses.
— Les heures étaient des siècles^ vois-tu !
C'était mon tour d'être de lit, mais je me suis mis
d'escalier pour être réveillé de bonne heure par la
bonne qui nous gratte toujours les pieds en descen-
dant.
6 heures du matin.
Le ciel est tout pâle, la nuit est à peine finie. Je
vais partir, descendre à pas de loup, éviter Turquet,
fuir l'usurier ! Ce soir, j'aurai l'argent, mais, ce ma-
tin que leur répondrais-je?
Vendredi.
Quelle journée !
J'ai vu Entêtard. Je rne suis avancé pour lui parler.
« Trop, trop pressé en ce moment!
Il m'a éloigné d'un geste rapide...
— Ce soir, alors?
— Oui, oui ! ce soir, ce soir 1... » et il a disparu.
Six heures sont arrivées! — Où est Entêtard?..,
Le cocher m'appelle...
Que faire ?
- Le mieux est de ne pas donner prétexte à un re-
19.
222 LA PENSION EXTÊTARD.
tard de pa}'e. Je ramènerai les enfants chez eux, et je
reviendrai.
7 heures.
Les enfants sont ramenés. Je rentre au gaz, dans
l'institution.
Où est Entétard? J'appelle !
J'appelle, comme, dans les contes du chanoine
Schmidt, on appelle l'enfant qui s'est égaré dans la
forêt.
L'écho me renvoie Têtard, rien que Têta? , d!~Entêtard
ne vient pas.
Mais sa femme doit être là.
Je vois de la lumière à travers les volets. Je vais
frapper à ces volets...
On ne m'ouvre pas.
Une fois, deux fois !
J'enfonce la porte. Tant pis!- Il me faut mon dû!
Lanterne rouge
Je suis chez le commissaire, accusé de m'être m-
' troduit chez madame Er.têtard par violence et de
l'avoir poursuivi jusque dans sa chambre à coucher,
où elle s'était réfugiée pour m'échapper.
Elle a fermé une porte, deux portes ! Je les ai
forcées; je criais : Quinze francs ! Quinze francs I
En fuyant, elle ôtait ses vêtements; je ne sais pour»
quoi.
MjA. pension entêtard. 223
Quand c jr . cs t arrivé au bruit de ses cris, elle n'av&it
£>lus ^à'un jupoi> et un petit tricot.
Nous sommes donc chez le commissaire.
M. Entêtard paraît...-
Il sort de je ne sais où, l'air accablé , et plonge dans
le cabinet particulier du commissaire. On a évité de le
faire passer près de moi; on craint une scène de
honte et de douleur.
Le chien du commissaire est entré, derrière lui, mais
ce chien revient un moment après, se glisse vers moi,
s'assied d'une fesse sur mon banc et me dit à demi-
voix d'un air sympathique et entendu :
« Avez- vous de la fortune?
11!!!
— C'est que si vous aviez de la fortune, ça pourrait
s'arranger.
— Ça ne s'arrangera donc pas?... »
Une voix à travers la porte :
« Introduisez le sieur Vingtras.
Je pénètre.
Le commissaire me fait signe de m'asseoir, et
commence :
« Vous avez été arrêté sur la plainte de madame
Entêtard qui, pour échapper à vos obsessions, a dû
fuir de chambre en chambre, jusqu'à ce qu'elle ait
réussi à fermer une porte sur vous et à vous tenir pri-
sonnier dans un petit cabinet. C'est là que la police
est venue vous trouver.
— Monsieur...
224 LA PENSION EN TÊTARD.
Le commissaire n'a pas fini, il a une. phrase à
placer.
— Nous- avons des personnes qui, emportées par-la
passion, se précipitent sur les honnêtes femmes; mais
il? les choisissent généralement jolies. Madame Entê-
lard est laide...
Je fais un signe de complète approbation.
— Vous dites cela, maintenant, fait le commis-
saire en hochant la tête... Mais il reste un point à
éclaircir ! On vous a entendu crier « Quinze francs,
Quinze francs! » Offriez-vous quinze francs, ou de-
mandiez-vous quinze francs ? Nous devons ne voir ici
que des faits. Si madame Entêtard était dans l'habi-
tude de vous donner quinze francs pour vos faveurs
coupables, cela vaudrait mieux pour vous ; votre cas
serait plus simple ; .vous vivriez de prostitution,
voilà tout; l'accusation perdrait beaucoup de sa
gravité.
Vivre de prostitution ! — comme rue de la Parche-
minerie, alors ! — Gela eût mieux valu, c'est le
commissaire qui le dit !
Ah ! mais non !
Je ne m'appelle plus Vingtras, mais Lesurque;
Je demande à être réhabilité.
Je commence mes explications — « le sifflet, le
mouchoir, la chemise, le raisiné ! »
Le commissaire voit bien à mon geste de rouler la
ehemise que j'ai des habitudes de coquetterie plutôt
que de libertinage.
LA PENSION EÎTTÊTAED. 225
Il SOUlït.
Je dévoile tout !... Je lève les caleçons, j'éventre les
saucisses ; je montre par des chiffres que mon mois
tombait avant-hier. Je puis invoquer des témoignages
précis. M. Firmin, le placeur, déposera qu'on avait
fait prix pour quinze francs !
Voilà pourquoi je criais : Quinze francs, quinze
francs ! — mais ce n'était ni une offre pour acheter
des faveurs, ni une réclamation pour faveurs four-
nies par moi antérieurement.
« J'aurais pris plus cher, dis-je aA r ec un sourire.
— Hé! c'est un prix!... Mais c'est question à dé-
battre entre les deux sujets. »
Le commissaire réfléchît un moment et reprend :
« Je vous crois innocent. Avec des noix, des pommes
de terre frites et du raisiné, vos passions devaient
plutôt être calmes qu'ardentes... Vous aviez un
œuf, à la vérité, tous les quatre jours, mais si ce que
vous dites est vrai, — si vous pouvez faire constater
qu'il y avait trois jours que vous n'aviez pas eu d'œuf
— aucun médecin ne conclura en faveur de l'attentat
par la violence.
— N'est-ce pas, monsieur ?
— Éteignons l'affaire! Je vous conseille seulement
de leur laisser les quinze francs.
— Mais, monsieur, je ne suis pas seul!
— Vous êtes marié, diable i
— Non, mais je nourris un orphelin. »
Je fais passer Legrand pour orphelin — j'espérais
attendrir ! mais il a fallu laisser les quinze francs ;
226 LA PEXSIOÎT EWTÊTARD.
le? Entêtard poursuivraient, si je ne les laissais pas î
J'en suis donc pour un mois de raisiné, de chemises
roulées, d'enfants mouchés, et je serai traité de vo-
leur ce soir par le Juif, chassé demain par Tur-
quet; et ce sera le second jour que Legrand n'a pas
mangé I...
S'il est mort, je ne pourrai même pas le faire en-
terrer !
Voilà mes débuts dans la carrière de l'enseigne-
ment!...
Legrand ne peut résister au coup qui nous frappe
et il demande à sa famille — dans une lettre qui sent
la queue de merlan — de lui tendre les bras. Il ira s'y
jeter quelques semaines.
Les bras s'ouvrent en laissant tomber l'argent du
voyage.
Il part, un peu contrefait et un peu fou à l'idée
qu'il pourra étendre ses jambes la nuit. — Étendre
ses jambes !
Il part, me laissant généreusement quelque argent
pour liquider la friture.
Je liquide et repars, Paturot maigre, à la recherche
d'une nouvelle position sociale.
XIX
8 A 6 E Bi BO BiS
Je retourne ihez M. Firmin, il est en voyage; il
marie sa fille.
Je vais chez M. Fidèle — un autre placeur.
M. Fidèle demeure rue Suger, à l'entresol.
Personne pçur vous recevoir. Le patron ne se dé-
range pas pour ouvrir la porte — il n'y a ni bonne ni
domestique pour vous annoncer. On tourne le bouton
et l'on entre...
Une antichambre avec des chaises de bois usées par
es derrières de pauvres diables ; noires — du noir
qu'ont laissé les pantalons repeints à l'encre ; lui-
santes d'avoir trop servi comme les culottes ; les pieds
boiteux comme ceux des frottés de latin qui — dans
des souliers percés — ont marché jusqu'ici, le ventre
creux.
Un jour sombre, des rideaux verts, fanés — on re-
tient son souffle en arrivant! Dans l'air, le silence du
228 BA BB BI BO BU.
couloir de préfecture... du cabinet du commissaire —
je m'y connais ! — du corridor où l'on attend le juge
d'instruction comme témoin ou comme accusé...
On parlait à voix basse. Le patron arrive. On se
tait — comme au collège.
Tous ici, pourtant, nous sommes taillés pour faire
des soldats !...
J'appréhende le moment où mon tour viendra !
C'était bon avec le père Firmin, qui me traitait en
favori, chez lequel j'étais entré derrière Matoussaint.
Mais M. Fidèle, le placeur de la rue Suger, M. Fi-
dèle ne m'a jamais vu encore, et M. Fidèle a une
tète peu engageante, une tête jaune, verte, avec des
lunettes bleues et des moustaches noires collées sur
la peau comme une fausse barbe de théâtre; des che-
veux longs et plats, des dents gâtées.
Je n'ai pas peur des gens qui ont la mine féroce;
mais je tremble devant tous ceux qui ont des faces
béates. Je préférerais être en Décembre, devant le ca-
non de Ganrobert !
Mon tour est arrivé, M. Fidèle m'interroge :
« Que voulez-vous? Avez- vous déjà enseigné? Quels
sont vos états de service? Avez-vous des certificats ?
Il me demande cela d'une voix dégoûtée et irritée;
il paraît écœuré de vivre sur le dos des pauvres ; il
trouve trop bêtes aussi ceux qui pensent à gagner le
pain moisi qu'il procure I
Mes certificats? Je n'en ai pas! Je n'ose,; pas dire
EA 3E BI BO BTT. 229
que j'ai été chez Entêtard! Je ne sais que répondre ;
je montre mon diplôme de bachelier. J'invoque la
profession de mon père. Je suis né dans l'Université.
«Ah! votre père est professeur! Vous auriez dû
rester dans son collège , y entrer comme maitre
d'études, au lieu de pourrir dans l'enseignement
libre. »
Je ne puis pourtant pas lui dire que je déteste ce
métier de professeur, encore moins lui conter que
je ne voudrais pas prêter le serment; il me flanque-
rait à la porte comme un imbécile ou un fou, et il au-
rait raison...
Il finit par me jeter comme un os la proposition
suivante :
« Il y a une place dans un externat rue Saint-Roch,
— de huit heures du matin à sept heures du soir. Si
vous voulez commencer par là pour faire votre appren-
tissage?...
— Je veux bien. »
J'ai donné mes nom et prénoms, mon adresse.
Je pars avec une lettre pour M. Benoizet, rue Saint-
Roch. Je heurte, en entrant dans la rue, l'aveugle de
l'église, bien dodu, chaussé de chaussons fourrés,
avec un gros tricot de laine, — les lèvres luisantes
d'une soupe grasse qu'il vient d'avaler et qui a laissé
à son haleine une bonne odeur de choux, que m'ap-
porte la brise.
Il m'appelle «infirme,» et replaque en grommelan
son écriteau sur sa poitrine.
20
230 ' BA BE BI BO BU.
J'arrive chez M. Benoizet.
Il se dispute avec sa femme ; ils se jettent à la "
tête des mots qui ne sont pas dans la grammaire, il
s'en faut! Je les dérange dans leur entretien, ils
ne m'ont pas entendu venir.
J'avais pourtant frappé, et je croyais qu'on m'avait
dit : Entrez !
M. Benoizet se dres* a comme un coç[ et me demande
ce- que je veux.
Je tends ma lettre.
— Avez-vous enseigné déjà?...
Toujours la même question ! — à laquelle je fais
toujours Ja même réponse :
Non, je suis bachelier.
— Je ne veux pas de bacheliers. Savez-vous ap-
prendre ba, be, bi, bo, btj? Avez-vous dit pendant
des journées ba, be, bi, bo, btj? — ba, bé, bi, bo, bu,
pendant des journées?
Pas pendant des journées, non! Quand j'étais petit
seulement. Mais j'ai besoin de gagner mon pain et je
fais signe que j'ai ditBA, be, bi, bo, bu — BBA, BBE...
J'en ai les lèvres qui se collent!...
Madame Benoizet, qui a rajusté son bonnet, entre
dans le débat.
— Tu peux en essayer, dit-elle à son mari, en me
toisant, comme elle doit soupeser un morceau de
viande, en faisant son marché.
On en essaie
Bk 3E Bl BO BIT. 231
Trente francs par mois. Je me nourris moi-même.
J'ai une demi-heure de libre à midi pour déjeuner.
Il n'y a pas de voiture, comme chez Entêtard, ni
d'écurie ; mais je préférerais qu'il y eût une écurie,
l'odeur contrebalancerait celle de la classe. Oh ! s'il y
avait une écurie!
J'étouffe, mon cœur se soulève; cette atmosphère
me fait mal !
Mais j'y mets du courage, et je reste mon mois, exact
comme une pendule. Je viens avant l'heure, je pars
après l'heure.
Le soir, je pleure de dégoût en rentrant dans mon
taudis, mais je me suis juré d'être brave.
Mes élèves ont de six à dix ans.
Je dis Ba Be Bi Bo Bu aux uns. Je fais faire des
bâtons aux autres.
Cette odeur!
J'ouvre la porte de temps en temps, mais M. Benoi-
zet et sa femme s'injurient dans le corridor et il faut
fermer bien vite.
Aux plus âgés, je fais réciter: A est long dans pâte
et bref dans patte : U est long dans flûte et bref dans
butte.
C'est le 30... M. Benoizet m'appelle.
— Monsieu: , voici vos appointements.
Ah ! celui-là est un honnête homme I
— "Voulez-vous me donner un reçu?
Je le donne.
232 B A Bi! BI BO BUi
M. Benoizet encaisse le papier et me tient ce lan-
gage :
«Je dois vous avertir que je serai obligé de me
priver de vos services dans 15 jours. Cherchez une
place d'ici-là, une place plus en rapport avec vos
goûts, votre âge. Il nous faut des gens que l'odeur
des enfants ne dégoûte pas, et qui n'ont pas besoin
d'ouvrir les portes pour respirer.
— L'odeur ne me dégoûte pas.- »
J'ai même l'air de dire : « au contraire! » Mais
M. Benoizet a pris sa résolution.
« "Vous me donnerez un certificat, au moins?
fais-je tout ému.
— Je vous donnerai un certificat établissant que
vous avez de l'exactitude, sans dire que vous êtes in-
capable — je pourrais le dire; vous l'êtes — l'incapa-
cité même! Et de plus vous faites peur aux enfants. »
Il me parle comme à un homme qui lui a menti,
qui l'a trompé sur la qualité de ses 3a, Be, Bi, Bo,Bu.
Va pour cela; passe encore! Mais quant à faire peur
aux enfants l...
« Oui, vous leur faites peur. Vous avez l'air de ne
pas vouloir qu'ils vous embêtent Jamais une
espièglerie! Vous ne vous êtes pas seulement mis une
fois à quatre pattes ! Enfin, c'est bien ! vous êtes payé
Dnn s quinze jours vous nous quitterez — ni vu, ni
connu. — J'ai bien l'honneur de vous saluer!... »
11 me plante là et va sortir : mais comme i! n'est
pas mauvais homme au fond, il me jette en passant
cette excuse à sa brusquerie :
BA BE BI BO BU. 233
« Ce n'est pas votre faute; vous êtes trop vieux
pour ces places-là, voilà tout... trop vieux. »
J'y serais resté, dans cette place, malgré l'odeur!
Je n'ai eu qu'un moment de faiblesse et de basse
envie dans tout le mois: c'est quand j'ai senti le chou
dans la respiration de l'aveugle.
BAHUTS .
« Mais, mon cher garçon, me dit M. Firmin, —
qui est de retour et que je suis allé revoir pour mettre
de nouveau mon avenir entre ses mains — mon ch-'
garçon, vous ne trouverez jamais une place de pro-
fesseur dans une pension de Paris avec votre diplôme
de bachelier ! . . . C'est trop pour les pensions où il faut
faire la petite classe ; c'est trop peu pour les grandes
institutions. Dans les grandes institutions, vous pour-
rez être pion, pas professeur...
« Croyez-moi, il vaut mieux, si vous voulez entrer
dans cette voie-là, faire comme Fidèle vous a dit, re-
tourner près de votre papa, commencer dans son ly-
cée... Vous secouez la tête, vous avez l'air de dire :
« Jamais ! »
En effet, je secoue la tête et je dis : « Jamais ! »
^ Je veux bien donner mes journées, me louer comme
un cheval, mais, je ne veux pas rentrer dans la peau
d'i?.r* maître d'études. J'ai trop vu souffrir mon père.
■ Je ne veux pas être enchaîné à cette galère. Coucher
au dortoir, subir le proviseur, martyriser à mon tour
les élèves, pour qu'ils ne me martyrisent pas ! Non.
20.
234 BA BB BI BO BTJ.
Je remercie M. Firmin; je le quitte d'ailleurs avec
l'idée qu'il se trompe ou me trompe.
Je frapperai à d'autres portes... J'irai chez Bella-
guet, Massin, Jauffret, chez Barbet ou chez Favart,
et je leur dirai :
— Je n'ai besoin que de gagner 30 francs par mois :
je vous donnerai trois heures, deux heures par jour
pour 30 francs — je sais bien le latin, vous verrez! —
essayez-moi, faites-moi faire un thème, un discours,
des vers...
J'ai commencé par Bellaguet.
Il tient une grande boîte, rue de la Pépinière,
et mène les élèves à Bonaparte. Je me recommande
de mon titre d'ancien « Bonaparte »
— VOTJS ÊTES TROP JEUNE.
M. Benoizet m'avait dit que j'étais trop vieux!
« Vous êtes trop jeune, reprend M. Bellaguet; il
faudrait sortir de l'Ecole normale ! Plus âgé, déjà
connu, avec des recommandations et des cheveux
gris, je ne dis pas !... Il y a des routiniers qui gagnent,
non pas 30 francs par mois, mais 300 et 400 francs
même ! et qui ne sont pas bacheliers ; mais ils ont une
façon qui est connue, on sait qu'ils s'entendent à
miner les élèves.
C'est ce que le père Firmin m'avait dit!
Je suis trop vieux pour les uns, trop jeune pour les
autres.
BA BE BI BO BU. 235
Le professorat libre m'est défendu ! Il faut
absolument commencer parle bagne du pionnage.
— Merci, monsieur. »
M. Bellaguet me reconduit, poli, bienveillant, es
murmurant, avec grande tristesse, comme si lui-
même était un meurtri de l'Université, las de sa
chaîne :
« Si vous pouvez ne pas mettre les pieds dans
cette galère, ne les mettez pas! »
Je ne .ne laisserai pas abattre; je ne dois pas en
core céder !
J'ai couru tous les bahuts, je me suis offert à vil
prix j on n'a voulu de moi nulle part.
Je n'ai pas de certificats ; — trop jeune ou trop
vieux, c'est entendu I
Enfin, j'ai découvert un chef d'institution râpé, qui
veut bien m'embaucher à 50 francs par mois pour
quatre heures par jour.
C'est justement dans mon quartier, c'est rue Saint-
Jacques.
On doit être là à six heures du matin pour corriger,
puis revenir le soir de sept à huit.
Six heures du matin, que m'importe! j'aurai toute
la journée et presque toute la soirée à moi !
— Seulement, dit le patron du bahut, il faut me
laisser le temps de congédier celui que vous devez
remplacer : un professeur qui a refusé le serment en
236 BA BE BI BO BU.
Décembre et qui vit d'être rêpé'.iteur chez moi et chez
les autres. Il me prend 100 francs, mais il a une répu-
tation, des titres... il écrit et il est agrégé.
— Vous l'appelez?. .
il me donne le nom.
C'est celui d'un républicain connu. Son refus de
serment a fait du bruit. Il a une réputation, en effet.
C'est donc lui que je remplacerais !
— Mettez, monsieur, que je n'ai rien dit. Je refuse
de prendre la place de cet homme... S'il s'en va,
voici mon adresse, écrivez-moi; mais je ne veux pas
lui voler son pain. »
Le chef de pension râpé semble surpris et blessé
Je ma décision et de ma phrase ; je ne trouverai plus
de place chez lui, il ne m'écrira jamais, certaine
ment.
N'importe !
Je songe à cela le soir, dans le sileace de ma
chambre.
On est lâche.
Je regrette presque ce que j'ai fait. J'avais l'oc-
casion de m'exercer, je cueillais un certificat, il me
restait du temps, je pouvais m'acheter des habits et
des livres... J'ai posé pour -le généreux, j'ai fait le
crâne; jamais ie ne retrouverai cette occasion-là!
Partout,' de tout côté, c'est la même réponse.
— Pas normalien, pas licencié! Pour un poste
de maître d'études, nous ne disons pas... Quoi-
que nous soyons au complet, et qu'il y ait dix can-
B A BE BI BO BU. 237
didals pour une place. On pourrait voir, cependant...
puisque votre, père est professeur, et que vous parais-
sez aimer la carrière de l'enseignement!... »
Je parais l'aimer? — Je la hais!
Vous invo quez la position de mon père ? — J'en rougis !
Mes prières et mes lâchetés ont été inutiles. Je
ne trouve que des places pour coucher au dortoir!
J'aimerais mieux être porteur à la Halle !
Je puis encore tenir la campagne d'ailleurs avec
mes 40 francs par mois.
Mes souliers se décollent, mon habit se découd...
Eh bien, j'irai pieds nus et déguenillé. Je ne
fais de tort à personne ; je rôderai par les rues sans
logement, si je n'ai pas l'héroïsme de rogner ma ra-
tion et de prendre sur mon estomac pour payer une
chambre... mais je ne serai pas pion et je ne coucherai
pas au dortoir.
On est mieux dans un lit de collège, on a chaud dans
l'étude, on fait trois repas par jour — Je préfère crever
de faim et crever de froid. ■
Je n'aurais enseigné que si j 'avais pu être l'employé
d'un chef d'institution sans porter l'uniforme et sans
prêter serment.
Le serment?
Celui que je devais remplacer chez le maître de
pension râpé n'est pas le seul qui , ayant refusé
de jurer fidélité à Napoléon, ait trouvé de l'ouvrage
dans les institutions libres. Un tas de portes se
sont ouvertes devant leui malheur et leurs titres.
238 BA BE BI BO Btl.
L'enseignement libre appartient à ces ■vaincus
et les simples bacheliers, comme Vingtras, n'ont qu'a
moisir chez les Entêtard et les Benoizet, pour être
chassés à la fin' du mois, comme des domestiques !
Mon bonhomme, recommence ta course et remonte
les escaliers noirs des placeurs!...
Je vais chez tous.
C'est pour l'acquit de ma conscience , c'est pour
pouvoir me dire que je ne me suis pas acoquiné dans
la misère; c'est pour cela que je cherche encore!
Mais je n'ai fait que perdre mon temps, user mes
souliers, ma langue, avoir des espoirs niais, éprou-
ver de sales déboires!
Professeur libre ! — Gela veut dire partout : petite
salle qui empeste... dîner au raisiné, les créanciers
interrompant la classe... les appointements refusés,
rognés, volés!...
Quelqu'un m'a dit : — « On s'y fait , on finit par
aimer cette vie-là. »
Est-ce vrai?...
Oh! alors je ne remonte plus un des escaliers';
je raye mon nom des livres des placeurs !
C'est fini!... Je' préfère chercher ailleurs le pain
dont j'ai besoin.
A bas le raisiné ! Abas ba, be,bi, bo, bu. — A bas
BA, BA, BU, BA !
J'en ai bé-bégayé pendant huit jours.
XX
PRÉCEPTORAT. CHAUSSON.
Si, ne pouvant réussir dans les petites places,
je visais plus haut?
Reste le métier de précepteur ou de secrétaire.
Secrétaire?
Des amis m'ont déniché un emploi de secrétaire
chez un Autrichien riche qui a besoin de quelqu un
pour écrire ses lettres et lui tenir compagnie le
matin. J'aurai 50 francs par mois, j'irai de huit heures
à midi
C'est ce que je rêvais l — J'aurai mes soirs à moi
pour piocher.
J'arrive chez l'Autrichien.
11 est couché ; ses habits traînent à terre au
milieu de bouteilles vides et de bouts de cigares
On a dû faire une fière noce hier soir.
240 PRÉCEPTORAT. CHAUSSON.
« Ah! c'est vous qui m'avez été recommandé,
fait-il en se tournant dans son lit. Youdriez-vous
ramasser mes vêtements ? »
11 doit confondre, il attend probablement un domes-
tique. Moi, je viens comme secrétaire.
Je le lui dis.
« Qu'est-ce que vous me chantez? »
Je ne chante pas — je lui rappelle que c'est pour
être secrétaire' 1 .
« Je le sais . Passez-moi mon pantalon. »
J'bésite.
11 était peut-être gris. — Il a mal aux che
veux... II. est impoli quand il est en chemise, mais
redevient gentleman quand il est habillé.
Je pose le pantalon sur le lit.
L'Autrichien sort des draps , met ses chaussettes,
enfile son pantalon.
« Voulez-vous me donner ma jaquette?»
Non, je ne veux pas lui donner sa jaquette — je»
lui donnerai une raclée, s'il y tient — c'est tout ce
qu'il aura s'il insiste.
Il insiste — ah! tant pis! — Je n'y tiens plus!
et je lui tombe dessus et je le gifle, et je le
rosse !
J'y vais de bon cœur, mille misères!
J'ai pu réussir à m'échapper en bousculant voisins
et portier. — Pourvu qu'il ne pense pas. que j 'emporta
ta montre en partant !
C'est ma dernière tentative d'ambitieuxl
PRÉCEPTORAT. CHAUSSON. 241
Les places de secrétaire que je suis capable de
trouver seront toutes chez des Autrichiens ivrognes
ou des Français compromis, dans des maisons de
comédie ou de drame.
Précepteur? Éleveur d'enfants dans une famille
riche ?
Je voudrais' hienl
4 Je voudrais connaître le monde , savoir leurs
vices et leurs faiblesses, à ces riches, pour pouvoir les
blaguer ou les sangler un jour! J'aurai bien ma
! ninute tôt ou tard !
Voyons à décrocher une place de précepteur !
J'ai remué ciel et terre. J'ai fait des demandes
d'une incroyable audace.
Il faut se donner du mal, frapper partout, n'avoir .
pas peur, disent les livres de maximes et les gens de
conseil.
Je ne dis pas que je n'ai pas eu peur — au con-
traire ! Mais j'ai frappé partout, et je me suis donné du
mal, un mal douloureux et héroïque.
J'ai couru au-devant du ridicule; j'ai avancé ma
tête et mon cœur, mes suppliques et ma fierté entre
des portes qui se sont refermées avec mépris!... Gou-
'age, fierté, cœur et tête sont restés déchirés et
saignants ! .
J'ai fait des sauts de grenouille sur l'échelle des
chiffres.
21
242 PBÉCEPTOKAT. CHAUSSON.
— Demandez cher! me disait-on.
J'ai demandé cher.
— C'est trop, ont répondu les payeurs.
— Demandez moins !
J'ai demandé moins.
— C'est un gueux, a-t-on murmuré en me toisant.
Chaque fois qu'une lettre de recommandation ,
prise je ne sais où, arrachée par mon génie à
celui-ci ou à celui-là, m'a amené jusqu'à un salon;
dès que j'ai rencontré une oreille forcée de m'é-
coûter, j'ai offert mes services au prix le plus haut
ou le plus vil, suivant qu'il semblait répondre au cadre
dans lequel vivaient les gens à qui je m'adressais.
Mais on m'a toujours éconduit!
Ces recommandations étaient toutes de hasard —
de bric et de broc — Je ne connais personne haut
placé ou puissant.
Puissant, haut placé! Il faut appartenir à l'em-
pire ! Je ne puis pas , je ne dois pas, je ne veux pas
être protégé par les gens de l'empire. Plutôt l'hô-
pital !
* Il ne manque pas de pieds à lécher. Pour me payer
de la lècherie, on me jetterait peut-être une situation.
Je n'ai pas la langue à ça!
Par mon origine, je n'ai de racines que dans la
terre des champs — point dans la race des heureux !
Je suis le fils d'une paysanne qui a trop crié qu'elle
avait gardé les vaches et d'un professeur qui a bien
usez de chercherdes protections pour lui-même!... Il
PEÉCEPTORAT. CHAUSSON. 243
fait une petite classe, d'ailleurs, ce qui ne lui donne
pas d'autorité et le prive de prestige.
Où ramasser les introductions, par ce temps de
banqueroutisme triomphant, de républicains exilés?
J'ai eu une veine !
Près de moi est venu demeurer un maître de chaus-
son misérable. Il est du Midi, communicatif, bavard,
pétulant. Je suis la seule redingote de la maison , et
il me recherche. Il me poursuit de ses bonjours,
même de ses visites. Je ne puis m'en débarrasser et je
prends le parti de causer boxe et savate avec lui pour
ne pas trop souffrir, pour profiter plutôt de son en-
combrant voisinage.
Quelquefois, le soir, il me donne rendez-vous dans
une espèce d'écurie où il enseigne deux pelés et un
tondu — et je me livre à la savate, faute de mieux!
J'ai des dispositions, paraît-il.
J'arrive à être un tireur — ce qui ne me donne pas
mes entrées dans le grand monde et ne m'aidera pas à
être de l'Académie, mais ce qui me met en relation
avec des saltimbanques.
Mes professeurs, mes recommandeurs, ne m'ont pas
jusqu'ici trouvé pour un sou d'ouvrage. Les saltim-
banques m'en procurent;
Un champion du pujullasse antique , comme il
est dit à la parade, est venu tirer (en manière de
rigolade), avec deux ou trois prévôts du régiment,
244 PRÉCEPTORAT. CHAUSSON.
camarades du père Noirot, mon voisin. Je me suis
moi-même aligné, et l'on s'est touché la main,
comme on fait en public, sur la sciure de bois. *
Le saltimbanque m'a emmené après l'assaut à la
Barrière du Trône, où est sa baraque.
Pour rire, je suis entré avec lui un dimanche matin
chez les monstres ; je les ai vus en déshabillé. De fil en
aiguille , nous sommes devenus deux amis et l'on a
fini par me faire des commandes dans les caravanes
célèbres.
C'est surtout pour les Alcides que j'ai à tra-
vailler.
On me demande des affiches d'avance pour faire
imprimer les soirs de grande séance en province J'en
prépare qui sont des épopées.
Mes connaissances classiques me profitent enfin à
quelque chose! Je puis placer de l'Homère par ci,
par là ; parler de Milon de Crotone, qui faisait
craquer des cordes enroulées sur sa tête ; parler
d'Antée qui retrouvait des forcés en touchant la
terre!
11 ne m'avait servi à rien dans la vie, jusqu'à pré-
sent, d'avoir fait mes classes, mais ça me devient très
utile à la Foire au pain d'épice.
Puis un hasard m'a mis sur le chemin d'une rela-
tion aimable.
Le Savatier mon voisin n'était pas un maladroit et
connaissait les gloires du chausson. Il pria Lecourt, le
célèbre Lecourt, de venir figurer dans une salle au
bénéfice d'une veuve de confrère.
PRÉCEPTORAT. CHAUSSON. 245
Lecourtvint. il eut contre un brutal de régiment un
triomphe de politesse, d'élégance et de force !
Je fis passer dans un petit journal un article qui
racontait la séance et saluait le vainqueur.
Je lui portai la feuille, il me remercia, nous nous
revîmes et j'eus mes entrées dans sa salle de la
rue de Tournon, que fréquentait un monde distin-
gué, composé de jeunes médecins, d'avocats stagiai-
res, de rentiers bien musclés, qui allaient là se dis-
traire à l'anglaise de leurs travaux sérieux.
J'ai une société maintenant. — Il faut bien te
dire, ce n'est pas à M. Yingtras, le lettré, que s'adres-
sent les politesses ou les amitiés, c'est à M. Ying-
tras le savatier : à M. Yingtras qui, paraît-il, p'orte le
coup depied de bas comme personne, et se tire de l'ar-
rêt chassé avec une vigueur et une maestria qu'il n'a
jamais eues dans le discours latin, même quand il
faisait parler Clatilina ou Spartacus.
J'ai essayé dans cette salle de briller sur des sujets
classiques ; on m'a toujours ramené au coup de pied
et à la parade. Je veux causer des Grands siècles, on
m'arrête pour me demander comment je fais pour
fouetter si fort. J'ai envie de dire que c'est de famille !
j'ai ce coup de fouet-là. comme j'avais le tour de main
chez Entêtard — et j'entends répéter ce mot flatteur :
A lui le pompon!
Un des tireurs de l'endroit possède un neveu qui est
au collège et a besoin d'être pistonné pour le grec,
■il ,
246 PRÉCEPTORAT. CHAUSSON.
Il me demande si je voudrais pistonner le môme.
— Gomment donc!
— Nous ferons en même temps de la savate, me
dit-il.
Il ne me procure la leçon que pour tirer aveo
moi, prendre mon entrain, ma furie d'attaque.
Je m'en aperçois dès le premier jour. — Il dit au
bout d'une demi-heure de grec :
— C'est assez, ça fatiguerait Georges.
Il ferme bien vite les cahiers, m'accroche par ta
manche, et m'emmène dans une grande pièce, où il
tombe en garde.
— Allons-y !
Il me paye les leçons de son neveu 5 francs, m'en
laisse donner pour 30 sous, et me demande 3 fr. 50
de chausson.
Je dois à mes pieds de gagner ces 5 francs deux
fois par semaine.
C'est mes pieds qu'il faudrait couronner, s'il y avait -
encore une distribution de prix.
— Y êtes-vous? Pan, pan, pan.-
— Dans l'estomac, houp ! à moi, touché
— Oh! làl là? J'ai laissé la peau de mon nez sur
votre gant...
C'est vrai — la peau est sur le cuir, le nez est à vif.
J'ai avancé le nez exprès : En me le laissant écraser
de temps en temps, j'aurai la répétition, toute ma vie.
Malheureusement, ce fanatique du chausson a
voulu faire le brave, un soir, contre des voyous. Ils
lui ont cassé la jambe...
PEÉCEPTOEAT. CHAUSSON. lHl
Je ne suis plus bo.ï à rien, le neveu n'a plus besoin
de répétitions.
On règle avec moi, et ie n'ai plus que ma tête
pour vivre ; ma .tête avec ce qu'il y a dedans :
thèmes, versions, discours, empilés comme du linge
sale dans un panier!...
Trouverai-je encore un savatier amateur?
Si j'avais assez d'argent, j'ouvrirais une salle de
chausson. Il me faudrait une petite avance, un capi-
tal!
J'enseignerais le chausson dans le jour, je lirais
fes bons auteurs et je préparerais les matériaux de
mon grand livre le soir. L'éternel rêve du Dain gagné
dans l'ennui, même la sciure de bois, de huit à six
heures, mais du talent préparé par le travail, de sept
à minuit 1
XXI
L'ÉPI NOt§
Y aurail-il un Dieu pour les petits professeurs? Un
Dieu avec une longue barbe et un faux-col de deux
jours?
Bounmart, un lancé, quia des leçons dans la Haute,
arrive un matin dans un atelier de peintre où je vais
quelquefois, et où je suis seul pour le moment, le
peintre cuisant chez la voisine.
« Dites donc, il y a une place vacante chez Joly,
l'homme des Cours de dames. On cherche un garçon
jeune comme il faut, bien tourné...
Eh! eh!
— J'ai promis de trouver quelqu'un, et je ne con-
nais personne. (Il a l'air de fouiller ses souvenirs.)
Des jeunes, parbleu, i! n'en manque pas! Il suffit
d'avoir vingt ans, mais comme il faut et bien tour-
nés!... Où trouver çà? »
Pas si loin ! voyons ! je sais quelqu'un qui n'est pas
mal tourné — il est dans- la peau d'un bon ami à
moi, ce monsieur-là.
l'épiîïqle. 249
« Vous ne pourriez m'indiquer personne, reprend
Boulimart, quelqu'un qui n'ait pas l'air bête comme
tous ceux que je fréquente ? »
Malhonnête, va !
Il poursuit ses recherches avec conscience — « Un
tel, un tel! » — Je l'entends qui tout bas fait son
énumération en se parlant à lui-même : « 'fnéiion,
Meyret, Bressler, » mais il passe outre, en secouant
la tête.
— Allons, je serai forcé de prendre le premier im-
bécile venu !... Avez-vous du tabac, une pipe?
— Voilà. »
Il bourré sa pipe, tire quelques bouffées, se gratte
encore la tête... On voit qu'il cherche. A la fin, il se
tourne vers moi.
« Je ne trouve rien, mon cher, et j'ai promis' d'en-
voyer pour ce soir! (Après une pause.) Dites donc,
vous, voulez-vous y aller? Si c'est le père qui vous
reçoit, lui, ça lui est égal qu'on ne soit pas distingué.
Vous courez chance de tomber sur le père. .■ Qu'en
pensez-vous?
— J'ai peur de paraître trop peu comme U faut
et mal tourné...
— Si c'est le père qui vous reçoit, je vous dis, vous
pouvez passer. Il préfère même les gens communs,
lui! Ça y est, n'est-ce pas? Vous y allez?... »
Je balbutie un peu et je finis par accepter.
C'est se reconnaître mal tourné, mais il y a quel-
ques sous à gagner et je ferais le cagneux pour
30 francs par mois.
2S5 l'épingle.
Il faut s'habiller pour se rendre là.
Quoique le père n'exige pas qu'on soit distingué, je
ne puis y aller comme je suis. — Pantalon qui a deux
yeux par derrière, redingote à reflets de tôle..., sou-
liers à gueule de poisson mort.
J'ai un vieil habit noir! — Il n'y aura qu'à mettre
un peu d'encre sur les capsules des boutons.
Je me promène dans ma chambre, nu en habit.
Un coup d'œil dans la glace I...
Ce n'est décidément pas assez.
Il s'agit de recueillir des vêtements, comme un
naufragé.
C'est ie diable!
Je cours chez un ancien camarade de Nantes, Ter-
troucl, étudiant en médecine :
« As- tu un pantalon?
— Tiens, si j'ai un pantalon!... Regarde ça! »
11 me fait tâter l'étoffe sur sa cuisse.
« Peux-tu me le prêter pour deux heures?
— Mais moi !...
— Tu n'en as pas d'autres?
— J'ai le vieux. Si tu peux t'en servir... »
On le peut, en le réparant comme une masure!...
Tertroud m'aide lui-même à ma toilette avec toute
la sollicitude d'une mère
Il se place derrière moi. Son attitude me fait venir
la sueur dans le dos. Je le vois qui se gratte le front,
je le seas qui agace le fond... Je lui demande des nou-
velles !
l'épingle. -251
Tertroud n'ose pas s'avancer. Cependant il ne me
décourage pas.
Il continue ses études et son travail, il tourne, exa-
mine, l'œil au guet, l'épingle aux dents.
Il finit par déclarer que cela ira — mais avec an
vêtement long, pour cacher les réparations.
Il n'a pas de vêtement long.
Lui, il apporte le pantalon — Qu'un autre y aille
du pardessus !
— Eudel te donnera peut-être ce qu'il te faut.
On va chez Eudel.
Eudel fait des difficultés, il a déjà prêté des pale-
tots qu'on ne lui a pas rendus ou qu'on lui a rendus
tachés et décousus — avec des allumettes 'dans la
doublure et une drôle d'odeur dans le drap.
— Cependant, si c'est indispensable!
— Merci, à charge de revanche !
J'essaie le vêtement, qu'il a décroché de son ar-
moire.
J'entends un petit craquement! Je ne dis rien...
Eudel me retirerait son paletot tout de suite, je le
sens, si je parlais du petit craquement.
Me voilà ficelé.
Je n'arriverai jamais à pied ; c'est tout au plus si
|'ai pu descendre les escaliers en sautant.
Quand il faut marcher, c'est une affaire! Je vais
me partager en deux, sûrement — payer double
place, alors ?... J'ai juste six sous.
'Z52 l'épingle.
On est forcé de me mettre en omnibus, on le fait
avec plaisir, on a assez de moi, dn n'en veut plus.
Quel ennui pour descendre ! Je sue — tout le ventre
de Tertroud est mouillé sur ma poitrine.
Je . marche comme je peux — ■ avec des airs bien
équivoques ! Je finis par arriver à la maison où l'on
attend un professeur, qui ait l'air comme il faut et
bien tourné...
Je sonne. Oh! je crois que la bretelle a craqué!
« Monsieur Joly.
— C'est ici. ,
— Y est-il?»
Aht s'il pouvait ne pas y être!
Il y est: il arrive. Est-ce le fils difficile? est-ce le
père insouciant?
C'est le fils !
« Vous venez pour la leçoo? >»
Je ne réponds pas! Quelqg • .,hose a sauté en des=
sous...
Le monsieur attend.
Je me contente d'un signe.
'( Vous avez déjà enseigné? »
Nouveau signe de tête très court et un « oui, mon-
sieur, » très sec. Si je parle, je gonfle — on gonfle
toujours un peu en parlant. Cet homme ne se doute
pas de ce qu'il est appelé à voir si le paletot craque»
Il continue à parler tout seul.
L'EPIÎÏQLE. 253
— Je voudrais, monsieur, — mais prenez donc la
peine de vous asseoir, j'ai besoin de vous expliquer
mon intention... •
Je m'assieds tout juste! C'est encore trop! une
épingle s'est défaite par derrière.
Il m'expose son plan.
« Quelques mères s'adonnent à l'éducation de
leurs enfants jusqu'à l'héroïsme. Elles regrettent de
ne pas savoir les langues mortes pour pouvoir suivre
les travaux du collège. J'ai pensé à créer un cours,
où un garçon du monde — habitué aux belles ma-
nières — leur donnerait, avec grâce, des leçons de
latin, même de grec. Je sais ce qu'en vaut l'aune,
vous pensez bien, mais il y a là une idée qui peut
séduire, pendant quelque temps, des jeunes mères
amoureuses de leurs petits. »
Le sang est venu sous mon épingle, je dois avoir
rougi le fauteuil.. .
Il faut cependant que je réponde quelque chose!...
« Sans doute... »
Je m'arrête, l'épingle s'est mise en travers — c'est
affreux! Je remue la tête, la seule chose que je
puisse remuer sans trop de danger.
— Eh bien! monsieur, vous réfléchirez ... Vous
me paraissez sobre de gestes et de paroles... c'est ce
que j'aime. Nous pouvons nous entendre... C'est dix
francs le cachet de deux heures. Les' dames fixeront
le jour. Mais vous avez peut-être vos jours retenus?»
Je voudrais dire « oui » pour faire des embarras,
mais la pomme d'Adam me fait trop de mal et j'ai
22
2b4 l'épingle.
besoin de remuer la tête en largeur pour me soulager
d'un col en papier qui m'étrangle : je remue en
largeur — ce qui veut dire : « non » dans toutes les
pantomines.
— Bon, c'est bien ! Veuillez revenir ou m'écrire. »
11 se lève. Je n'ai qu'à m'en aller!
Je souffrirai moins debout.
Je m'éloigne à reculons.
Le lendemain, Boulimart arrive chez moi,
— Savez-vous que vous avez plu comme tout à
M. Joly? Il vous a trouvé une distinction !... — un peu
de raideur, — trop la manière anglaise — pas desser-
ré les dents... assis comme sur un trotteur dur...
des gestes un peu secs... — mais il ne déteste pas cette
froideur, à ce qu'il a dit.
Bref, mon cher, l'affaire est dans le sac si vous vou-
lez. Mais montrez-moi donc comment vous vous êtes
présenté !
— Ehl eh! maître Boulimart, vous m'envoyiez
comme pis-aller... Vous voyez qu'ils se connaissent
mieux que vous en distinction... Et qu'aurait-ce été
ai je n'avais pas eu d'épingles ?
— Quelles épingles?
— N'insistez pas ! ou je vous mets en face d'un
affreux spectacle — et je fais (à moitié) un geste qui
le déconcerte. »
« Revenez ou écrivez-moi, » m'a dit le monsieur
qui me trouve la raideur anglaise.
J'écris. — Je ne puis apparaître encore. Je n'ai
I
toujours comme habits de visite que le pantalon de
Tertruad et le paletot d'Eudel, si seulement ils veu-
lent me les prêter de nouveau. J'ai cela — et les
épingles...
J'aurais encore l'air distingué, c'est possible, si je
m'assieds sur la pointe, mais je préfère avoir l'air plus
commun et ne plus souffrir comme j'ai souffert. La
place est encore si sensible !
M. Joly me fait savoir que j'ai à ouvrir mon cours
le lundi suivant.
Quelles luttes tous les lundis !
Dès le vendredi, l'inquiétude me prend, et je trem-
ble de ne pas pouvoir arriver !
Je vais emprunter des habits comme il faut chez
l'un, chez l'autre.
Je me lie avec des gens qui ne sont ni de mon édu-
cation, ni de ma race, mais qui sont de ma grosseur
et de ma taille. Il faut être de ma grosseur mainte-
nant, avoir ma ceinture, pour devenir mon ami.
— Que pensez-vous d'un tel , me demancle-t-on
quelquefois?
— Un tel? — Ses pantalons pourront-ils m'aller? »
Moi, si difficile comme opinions, moi, le pur, je
porte des vêtements appartenant à des nuances bi-
zarres comme couleurs , ce qui n'est rien , mais
dissemblables aussi comme opinion ! — ce qui est
grave !
Des vêtements de républicains modérés , que j'aurais
fait fusiller si j'avais été vainqueur, et qui me tien-
256 l'épingle.
nent maintenant par là : ils me tiennent par le revers
de leur paletot ou le fond de leur culotte.
Je parviens tout de même à être à peu près pro-
prement vêtu, à force de me boutonner haut — parca
que je suis souple, que je puis me crisper pendant
deux heures, et ne pas respirer beaucoup, comme si
je voulais faire passer le hoquet.
Mais c'est dur; il faut que je me surveille bien !
On n'aime pas mon caractère. « Drôle d'homme,
nature si peu ouverte, trop boutonnée. » Voilà les
bruits qui se répandent. Mais je ne puis pas m'ouvrir,
ni me déboutonner !
Je n'ai déjà plus personne qui veuille m'habiller,
c'est trop long, — il me faudrait une femme de cham-
bre, tous les camarades y ont renoncé.
Les camarades !... C'est tout feu au début, ça vous
mettrait des épingles partout, si on les laissait faire;
puis, peu à peu, l'indifférence arrive — l'indifférence,
ia fatigue — je ne sais quoi! et ils ne sont plus là
quand on a besoin d'eux , — on ne les trouve plus
pour remonter la boucle, replier le fond — ils sont
loin, les camarades!...
Il me faudrait un tailleur, même au prix d'un
crime.
Je l'AURAI.
Je ne rêve plus que toilette ! Je voudrais toujours
l'épingle. 257
maintenant avoir une culotte qui ne tirebouchonne
pas et qui ne me fasse pas mal entre les jambes.
Où cela me mènera-t-il?
N'ai-je pas le vertige? Icare, Icare, Masaniello,
Masanielio !...
C'est Eudel qui , pour se débarrassër de mes em-
prunts de frusques, ariréféré me présentera son tail-
leur M. Gaumont.
Mais il m'a demandé l'épingle qui s'était mise en
travers de mon avenir, en m'entrant dans la pelote.
« Je la vendrai à des Anglais, le jour où tu seras
célèbre.
— Ce jour-là je te la cacbèterai et la mettrai dan»
mon blason, s
22.
H 1 G H L j F s
J'arrive chez M. Caumont que je trouve dans son
salon avec sa femme.
Il m'accueille commesij'avais40,000 livres derente.
C'est la première fois que je suis si bien reçu et qu'on
est si poli avec moi.
Il me gêne presque... Je me crois obligé de lui
avouer ma pauvreté.
— M. Eudel vous a dit que je ne savais pas au juste
quand je pourrais vous payer...
M. Caumont a l'air étonné au possible.
J'insiste encore. — Ah ! cela se gâte !...
" — M. Vingtras!... Si vous parlez encore d'argent,
nous nous fâchons ! Qu'allons-nous vous faire, voyons?
— Une redingote...
Une redingote?... M. Caumont est ahuri; madame
Caumont aussi. Ils se consultent des yeux.
J'ai peur d'avoir été trop loin. — J'aurais dû de-
mander un pet-en-l'air.
HIGH LIFE. 239
Je tâche de réparer ma maladresse et je fais des
gestes qui me viennent à mi-fesse ; je me scie la
fesse avec la main.
— Avec de toutes petites. basques. J'aime les bas-
ques courtes.
Ce n'est pas vrai; j'aime les basques longues. C'est
comme pour les têtes chez Turquet — mais il-faut
moins de drap pour les basques courtes , et on
me fera plus facilement crédit si l'habit est taillé
comme pour un nain.
M. et madame Caumont poussent un cri, ils sem-
blent délivrés d'un grand poids.
— Vous parlez d'une jaquette ! Nous nous disions
aussi!... une redingote,, c'est bon pour les gens
de bureau et pour les vieux, mais pour un jeune
homme comme vous !... Jl vous faut quelque chose
dans le genre de ceci...
On me montre un vêtement qui attend sur une chaise
et qui a une tournure élégante ! Boutons mats, dou-
blure de soie marron, nuance gris«, d'un. gris doux et
vif comme de la poussière d'acier...
On me donne le drap à choisir.
Que c'est souple sous la main! Il me semble que
je caresse et compte des billets de banque.
Je joue le blasé et j'ai l'air de cligner de l'œil et de
faire le connaisseur.
À la fin , je me décide pour une étoffe très sombre,
je déteste le sombre; mais je me figure que je pa-
rais plus sérieux et par conséquent, que je pré-
260 IG-H LIï'B.
sente plus de garanties de solvabilité en choisissant
des étoffes tristes. Je regrette de n'avoir pas mis des
lunettes bleues.
« Voyons, décidément, vous voulez être de l'Aca-
démie! dit M. Caumont en souriant avec finesse.
Mais il faut avoir quarante ans pour une étoffe
comme celle-là! Autant vous prendre mesure d'un
cercueil ! »
Je fais fausse route : » Vingtras, tu fais fausse
route ! Tu vas rater ta pelure! »
Je renonce à regarder les échantillons, je déclare
n'y connaître rien; je me rejette, comme un homme
fatigué, dans l'excuse de ma vie sédentaire.
— Je vis dans les livres, je ne sors pas des livres.
Voulez- vous choisir pour moi ?
— i Nous ne le faisons jamais. Le client n'a ensuite
qu'à être mécontent...
— Je comprends... mais je vous dis... l'habitude de
penser... Ainsi, tenez, je pensais dans ce moment à
une coutume romaine...
« Oui, les gens qui travaillent de tête! Je sais. »
M. et madame Caumont ont l'air d'avoir pitié de
mon cerveau, et se décident à faire une exception
en ma faveur. Ils me choisissent un pardessus.
«Pour votre pantalon, comment voulez-vous le
fond ? »
De même couleur !... oh! de même couleur! Mes
derniers pantalons étaient comme fond d'une nuance
HIGH LIFE. 261
si différente du ventre et des jambes !... De même
couleur! Je le demanderais à genoux !
Ces cris allaient m'échapper comme une culotte
trop large que j'ai failli laisser tomber une fois dans
une maison , ayant oublié dans le feu de la con-
versation de la retenir en l'empoignant par le der-
rière.
J'ai pu, Dieu merci, les étrangler dans ma poitrine.
« Vous ne dites pas pour le fond? -
— Ah ! c'est vrai 1 »
Je fais l'homme qui revient de loin. Je secoue ma
tête avec fatigue... M. Gaumont insiste :
« Aimez-vous serré... la boucle en haut?... la
boucle en bas?... »
Je veux la boucle juste sur le ventre. Quand je
n'aurai pas de quoi dîner, je serrerai un cran , deux
crans !...
« La boucle correspondant au nombril , s'il vous
plaît, monsieur Gâumont. »
On passe à la jaquette.
« Quelle forme ont vos jaquettes , d'ordinaire? »
L'air d'un sac généralement : d'un morceau de
journal autour d'un os de gigot , d'une guenille
autour d'un paquet de cannes — voilà la forme de
mes pardessus jusqu'ici ; mais à M. Caumont, je
réponds :
« Je n'ai jamais remarqué la coupe de mes vête-
ments (avec un sourire grave et hochant la tête). —
C'est que je vis du travail de la pensée! »
Menteur! menteur! Je vis de rien! D'un peu desau-
262 HIG-H LIFE.
cisson ou d'un bout de roquefort, mais pas du tra-
vail de la pensée, ni de me pencher sur les livres!
Ça me coupe tout de suite, d'ailleurs; ça me fait
comme une barre sur l'estomac quand les volumes
sont un peu gros.
M. Gaumont a pris mes mesures, puis ouvert un
registre.
« L'orthographe de votre nom, s'il vous plaît?...
Vintras, sans g?»
J'ai peur de lui déplaire; il a peut-être l'horreur de
la lettre g. Je consens à un faux, — je dénature le
10m de mes pères I...
« Oui sans g.
— L'adresse?
— Hôtel Broussais, rue d'Enfer, 82. »
Je ne demeure pas hôtel Broussais, rue d'Enfer, S2,
mais je ne pouvais pas donner mon adresse à moi.
J'ai donné celle d'un camarade qui paye 30 francs
par mois. C'est un palais chez lui ! .
C'est la-première fois de ma vie que j'ai eu du sang-
froid, que j'ai trouvé illico ce qu'il fallait dire; le
mensonge m'a donné de l'assurance.
M. Caumont connaît justement la maison!
« Celle qui a une statue du Dieu des Jardins, dans
la cour?...
— Oui... »
Je n'ai jamais remarqué la statue — je ne remarque
pas les statues généralement — mais je dis : « oui »
HIGH LIFE. 263
atout hasard, parce que la maison a l'air de plaire à
M. Caumont.
« Vous aimez les arts, M. Vin-tras?
— Beaucoup. »
Il attendait plus, je le vois.
J'ai répondu comme s'il m'avait interrogé sur un
plat, des radis, des boulettes, de mou de veau; je
crois bon d'insister, de donner un peu plus de dé-
veloppement à ma pensée et je repète d'un petit air
échauffé :
« J'aime beaucoup les arts ! »
Je suis habillé...
On se charge aussi de me procurer un chapelier et
un bottier. A chaque commande j'ai un frisson.
J'hésite à m'endetter, mais les camarades m'y
poussent...
« Tu végètes avec tes capacités ; quand tu pourras
te présenter partout, tu gagneras de quoi payer tes
dettes et au delà ! »
4 Je me laisse aller, d'autant mieux que je grille
d'être bardé de drap fin et chaussé de chevreau.
On méfait des compliments sur mon. pied chez le
bottier! Il paraît que je ne l'ai pas trop vilain — je
ne l'ai jamais su.
Je n'ai encore usé que les bas de ma mère, ou
bien je me suis chaussé à la fortune du pot — à
six sous la paire — toujours forcé de rentrer le bout
sous les doigts de pied , ou de plier le talon comme
264 HIGH LIFE.
une serviette, ce qui m'a fait, plus d'une fois, ac-
cuser de manquer de courage, sous l'Odéon , quand,
après cent vingt-sept tours je me plaignais de ne pou-
voir marcher.
On accuse les gens de manquer de courage ! On
ne sait pas comment sont leurs chaussettes , si la
main d'une mère n'a pas entassé les reprises qui font
hernie ou tumeur dans le soulier !
J'ai toujours eu du linge propre, par bonheur ! Je
l'envoie à ma mère, qui le blanchit, le raccommode et
me le renvoie. Ça ne coûte rien de transport, grâce à
M. Truchet et M. Andrez des Messageries ; mais
toujours aussi, ce linge ressemble à de la peau de vieux
soldat, trop raccommodée et mal recousue.
Me voilà enfin armé de pied en cap : bien pris
dans ma jaquette ; les hanches serrées dans mon pan-
talon doublé d'une bande de beau cuir rouge; à Taise
dans ce drap souple.
J'ai fait tailler ma barbe en pointe; ma cravate
est lâche autour de mon cou couleur de cuir frais ;
mes manchettes illuminent de blanc ma main à
teinte de citron, comme un papier de soie fait valoir
une orange.
Je tiens haut ma tête.
C'est la première fois que je la relève ainsi depuis
que je suis « étudiant. » Jusqu'à ce jour, je n'ai pas
pu. Il fallait que je fus"se un peu lancé. J'oubliais
alors que j'avais à cacher le gras de ma cravate.
HIGH LIFE. 265
Ma grande joie est de pouvoir maintenant penser
à ce que je dis.
J'ai pu penser en particulier, quand j'étais seul
dans mes chambres de dix francs, devant les murs
des cours ! — mais je n'ai jamais pu penser à ce que
je disais en public.
J'avais à songer, pendant que je parlais, à ma cu-
lotte qui s'en allait , à mes habits que je sentais
craquer, il y avait à cacher mes déchirures et mes
taches, mon linge sans boutons, mon derrière sans
voile.
Toujours sur le qui-vive! Je monte la garde depuis
le berceau devant mon amour-propre en danger.. Je
veille, les ciseaux aux poings, la ficelle à l'épaule, les
pieds près de l'encrier, pour noircir mes chaussettes là
où le soulier est fendu.
Je m'évadai un moment de cette vie grotesque
quand je revenais de Nantes, mais ma liberté fut
gâtée dès le lendemain par l'horrible spectacle de
la mouchardise impériale et de l'aplatissement public
— le cœur et le nez y sont faits maintenant , et l'on
ne sent plus la mauvaise odeur qu'on a respirée des
années : l'odorat s'est rallié 7
Me voilà fier et libre de nouveau!
Je ne rentre plus mes côtes ni mes ongles, je ne
traîne plus les pieds, je ne mâche plus les mots,
je n'avale plus mes colères ou mes rires. Je ne mar-
che plus sous l'Odéon, comme les réclusipnnaires
23
266 HIGH LIFE.
dans la promenade en queue de cervelas, au fond des
- lugubres centrales.
American Bar.
Nous avons été promener nos beaux habits sur les
boulevards. Il y a un bar américain, près du passage
Jouffroy, où la mode est- d'aller vers quatre heures.
Des boursiers, à diamants gros comme des châ-
taignes, des viveurs, des gens connus, viennent
là parader devant les belles filles qui versent les
liqueurs couleur d'herbe, d'oret de sang. Ils font
changer dés billets de banque pour payer leur ab-
sinthe.
Je ne déplais pas, paraît-il , à ces filles.
« Il a l'air d'un terre-neuve » a dit Maria la Cro-
queuse.
Je croyais que c'était une injure ; il paraît que
non !...
Avant les habits Gaumont, j'avais l'air d'un chien
de berger, d'un caniche d'aveugle, d'un barbet crotté
auquel on avait coupé la queue. — Un homme vêtu
de bric et de broc al'airaussibête qu'un chien àquil'on
a coupé la queue tout ras. . Je paraissais avoir la ma-
ladie , on m'aurait offert du soufre. Maintenant , je
suis un terre-neuve, un beau terre-neuve...
« Et pas bête, » ajoutent quelques-uns en faisant
allusion à mes audaces de conversation.
* Pas bête? — Mais si demain j'avais de nouveau
la redingote à la doublure déchirée , la cravate
HIGH LIFE. - 267
éi aillée et tordue, le pantalon m'écartelant comme
Ravaillac ; si demain j'avais des chaussettes trop
grosses dans des souliers percés, demain, je serais
de nouveau bête et laid, — bête comme une oie, laid
comme un singe!
Vous ne savez donc pas de quoi j'ai eu l'air pendant
quatre ans ?
Deux ou trois fats qui, par derrière, me blaguaient
ou me calomniaient quand j'étais mal mis, sont arri-
vés caresser mes habits neufs.
« Bas les pattes ! » ai-je sifflé en leur fumant au
visage.
Je les ai traités comme des chiens.
Ah ! vous voulez vous remettre avec Vingtras . ce
Vingtras qu'on dit distingué à sa façon, à présent!
11 faut payer ça par des acceptations de blague
cruelle ou des menaces de. gifles toutes prêtes.
Je n'ai jamais eu l'envie de brutaliser un imperti -
nent > Elle me prend. Je souffletterais bien un ganté
du bout de mes gants neufs.
Je vaux moins pourtant depuis que j'ai ces ha-
bits-là !
Il a fallu mentir à mes habitudes d'honnêteté
muette, démordre de mon entêtement à vivre de
rien. Il a fallu dire adieu à mes résolutions de
héros.
J'en ai souffert dans un coin de mon cœur.
Quelquefois je trouvais une vanité d'orgueilleux
à me jurer que j'irais ainsi, mal vêtu, jusqu'au jour
268 HIGH LIFE.
où je forcerais la chance; si je mourais, je mettrais
mon éloge dans mon testament en racontant ma vie,
et en fouettant de mes dernières guenilles les survi-
vants qui devaient leurs habits — moi je ne devais rien t
pas même une paire de savates.
Je vaux moins. J'ai dû jouer la comédie pour avoir
mes vêtements, ces bottines et ce chapeau — une co-
médie dont j'ai honte !
Mes souliers percés étaient miens; je pouvais les
jeter à la tête du premier passant, en disant :
— Tu es peut-être aussi honnête, mais tu n'es pas
plus honnête que moi.
A un ruiné, je pouvais crier :
« Je te fais cadeau de l'empeigne. »
Je crois que je gagnerai de quoi payer, cependant!
Le Vmgtras est en hausse.'
« Il a mis de l'eau dans son vin, dit l'un ; il a jeté
sa gourme, dit l'autre ; j'avais toujours dit qu'il
avait du bon, ce garçon-là! fait un troisième. »
Je n'ai pas mis d'eau dans mon vin , j'ai mis du
vin dans mon eau ; je n'ai pas jeté ma gourme, j'ai
jeté mes frusques.
Tas de sots !
Partout, je fais prime.
Je suis devenu un grand homme chez Joly»
HIGH LIFE. 269
Je puis me pencher sans danger maintenant, pour
corriger les devoirs.
Il y a une des mères, trente ans, cheveux d'or,
rire d'argent ,. qui a toujours quelque chose à me
montrer sur le cahier de son fils et qui se penche
aussi, en appuyant le bout de ses seins sur mon
épaule...
Un matin, ma jaquette m'allait bien, paraît-il, dans
le demi-jour qui baignait la classe de latin — le cor-
sage de la dame aux cheveux d'or luisait et senlait bon
comme un gros bouquet ! Sur un coin de cahier elle
avait en souriant dessiné une tète échevelée qui res-
semblait fort à la mienne.
Nos lèvres se sont rencontrées...
• •••
Elle m'a présenté à son mari, l'autre soir.
« L'enfant ferait-il des progrès en prenant des ré-
pétitions? me demande-t-il.
— Beaucoup. »
Je n'ai pas dit « ce beaucoup » là, comme j'ai dit le
beaucoup à M. Caiimont, quand il m'a demandé, à
propos du Dieu des jardins, si j'aimais les arts.
Mon beaucoup a été entraînant et passionné.
M. Martel, le mari, voit déjà son fils traduisant les
Verrines (ce qui serait bien utile pour son commerce,
n'est-ce pas?) et il me demande mes prix. Jadis,
j'aurais répondu : 2 francs l'heure, 20 sous même, si
j'avais eu le derrière sur les épingles. Je ne l'ai plus
sur des épingles, qu'on le sache ! et qu'on se le tienne
pour dit une bonne fois !
23.
270 HIQH LIFE.
Je n'ai plus le derrière sur des épingles, aussi je
prends 5 francs l'heure!
M. Gaumont a déclaré qu'il me fallait un habit du
matin.
J'ai toujours vu le matin représenté en jaune clai r
ou en bleu pâle dans les ballets et dans les pièces de
vers.Vais-je être en matin de pièce devers ou de féerie?
Aurai-je des gouttes de rosée ? M'entr'ouvrirai-je de
quelque part au soleil levant?
Non. J'ai un vêtement dont M. Caumont lui-même
est enchanté, qui est « du matin » au possible. Oh
mais! Comme c'est du matin!
M. Caumont ajoute que c'est un vêtement de
neuf heures à midi — pas avant neuf heures, pas
après midi.
Je le garde pourtant jusqu'à une heure , deux
heures même, quelquefois! — Car ma leçon va jus-
que-là. — Ma leçon? C'est-à-dire la correction des
cahiers de l'enfant, qu'on éloigne...
On entr'ouvre un grand peignoir à raies bleues,
bordé de dentelles fines, et qui moule un corps de
Btatue. e ,
LE CHRIST AU SAUCISSON
Mes amours jusqu'ici avaient senti la crémerie ou
le bastringue.
J'avais jeté mon mouchoir, de grosse toile, à quel-
ques étudiantes qui trouvaient que j'avais de grands
yeux et de larges épaules. Tout cela avait un parfum
de friture et de petit noir.
Je respire maintenant l'élégance à pleines narines.
Je lui ai caché mon adresse, qu'elle me demande
toujours.
« Si tu ne veux pas me la dire, c'est que tu as une
autre femme ! . . .
— Non , je demeure avec ma mère.
— Elle est rentière, ta mère? »
Je n'ose mentir, ni répondre oui.
Je sens bien que la misère lui paraît une laideur,
et à toutes les allusions qu'elle fait à mon genre
de vie, je réponds par la comédie de la médiocrité
dorée.
272 LE CHRIST AU SAUCISSON.
« C'est pour être un jour professeur de faculté que
j'ai pris la carrière de l'enseignement et que je donne
des leçons.
— Oh! j'irai t'entendre ! Mais toutes seront amou-
reuses de toi!... »
Elle fait une moue chagrine et reprend :
«Quelle couleur de meubles as-tu?... (Rougissant
un peu.) Gomment sont les rideaux de ton lit?... »
Elle baisse la tête et attend.
« Les rideaux de mon lit?... »
Je ne trouve rien.
« De quelle couleur?
— Couleur puce... »
J'ai failli dire : punaise!
« C'est moi qui t'arrangerais ta chambre de gar-
çon!... »
J'ai pensé à en avoir une, mais quoique les le-
çons marchent, je ne suis pas riche. Les louis d'or
fondent en route, dans nos promenades en voiture
et nos haltes dans les restaurants heureux , où elle
veut un rien — mais un rien, entends-tu! dit-elle en
se dégantant.
Il m'est arrivé ds souper avec du pain et de l'eau
claire, la veille ou le lendemain des jours où nous
avions pris un rien, chez le pâtissier d'abord, au res-
taurant ensuite, dans un café de riches après, où elle
voulait entrer pour se regarder dans la glace et voir si
elle était trop chiffonnée ou trop pâle.
LE CHKIST AU SAUCISSON. 273
Elle avait quelquefois peur de son mari.
Peur? — Elle faisait semblant, je crois, pour aiguiser
ma joie. Elle voyait bien que je ne redoutais pas le
danger et que le fantôme du péril, au contraire, atti-
sait mes désirs et mon orgueil.
Peur? — Mais elle ^affichait à mon bras !
Au théâtre, elle se frottait tout contre moi, elle avait
ses cheveux qui touchaient les miens...
Elle voulut une fois aller aux cafés du quartier, et
se fâcha parce que je ne la tutoyais pas.
Patatras!
J'étais dans mon taudis. On a fait du train dans
l'escalier.
« Que demandez-vous? criait l'hôtelier. Vous de-
mandez M. Vingtras ? J-j vous dis : c'est ici ; vous me
dite? : non! Je vous dis : si! Je sais bien les gens qui
logent chez moi. — Monsieur Vingtras !
— Qu'y a-t-il?
— Une dame qui vous cherche. »
Par la cage de l'escalier j'ai vu une tête passer,
mais qui a tout de suite disparu!... J'ai attendu un
bruit de soie, des pas précipités... Une robe fuyait
dans la rue.
Je cours, en me cachant derrière les gerts et les
voitures.
Cette robe, ce châle!... C'est Elle, la femme
au rire d'argent, aux cheveux d'or, au peignoir
bleu...
: 274 LE CHRIST AU SAUCISSON
Quelle honte! Je ne reparaîtrai pas devant ses yeux.
Je ne reparaîtrai pas au cours non plus, je ne re-
verrai pas Joly, je fuirai le quartier où Elle vit, je
m'exilerai de ce coin de Paris.
J'ai envoyé un mot de démission.
Je suis resté huit jours et huit nuits à m'arracher
les cheveux ; heureusement j'en ai beaucoup.
Aux heures où elle avait l'habitude de m'attendre,
près du Gymnase, je vais malgré moi de ce côté; je
cours après toutes celles qui lui ressemblent — en me
cachant quand je crois la reconnaître !
Mais je ne me laisse pas écraser par la douleur.
Je vais bûcher, bûcher, faire de l'argent , de l'or,
louer ensuite un appartement avec un lit à rideaux
puce, puis je lui écrirai. J'inventerai un roman; j'en
cherche l'intrigue, j'en ourdis le mensonge...
Les répétitions pleuvent. je donne la première à
sept heures du malin au fils d'un ancien colonel ;
la dernière, à huit heures du soir, à un imbécile
riche, qui veut apprendre le style. Je le lui apprends.
Crétin !
Tout va comme sur des roulettes d'argent. Même
ma blessure se ferme.
Mon triomphe, pour avoir mal fini , ne m'en a pas
moins enhardi ; et tout en rêvant de revoir la jeune
mère aux cheveux d'or, je flirte auprès d'une miss
anglaise sœur d'un de mes élèves, qui n'a pas l'air, la
jolie fille, de me trouver trop mal bâti.
LE CHRIST AU SAUCISSON.
LA DETTE
Mais M. Caumont m'a envoyé sa note.
Diable !
C'est plus que je ne pensais! deux fois plus!
Je donne un acompte. L'acompte donné, il me reste
sept francs pour finir mon mois! Il s'agit d'être éco-
nome, sacreblèu !
Je le suis.
Je vis sur le pouce. Je déjeune avec du cochon.
Un jour, j'avais très faim. Je n'ai pas attendu d'être
chez moi; j'ai acheté une saucisse, un petit pain, et je
me suis mis à luncher sous la porte cochère d'une
vieille grande maison, gaiement, sans penser qu'un
malheur me menaçait !
Ce malheur arrive au trot.
C'est une calèche qui entre. Je n'ai que-le tciv -
de me garer contre le mur, les bras étendus coin me
un Christ. -
Une jeune fdle crie au cocher : Prenez garde!
Mais je la connais ! — C'est la miss anglaise !
Elle m'a vu !
L'homme de ses rêves, est là contre le mur, avec du
cochon dans une main, un petit pain dans l'autre. , .
Je vais bien, moi !
On ht une romance dans un cénacle sur mon in-
fortune : Ze Christ au saucisson ; quatre couplets et
un refrain.
276 LE CHRIST AU SAUCISSON.
Je me décide à rentrer et à rester dans mon trou,
ne me montrant plus dans les quartiers riches que
pour vendre mes participes et enseigner le style.
Mais j'ai été un maladroit !
Les affaires baissent. Boulimart, que je rencontre,
me dit :
«Montrez-vous donc! Faites des visites! Prome-
nez vos chevaux ! Vous devenez ours. On ne veut pas
d'ours dans le milieu où vous emboquez vos
élèves. »
Moi je voudrais ne pas perdre mes soirées à aller
chez les bourgeois que Brignolin me recommande de
ménager ; je voudrais être libre, — ma journée faite —
libre de travailler pour moi.
Je ne suis pas libre.
On ne gagne pas plus ou moins. On n'est pas maî-
ïre de l'étoffe qui s'appelle le temps, on ne choisit
oas ses heures, sa façon de vivre, quand on a la cliem
îèle qui est la mienne.
Boulimart me répète :
« Avec votre air de sanglier, vous devez être ha-
billé comme un lion. »
Il faut, pour pouvoir m'habiller comme un lion, que
je continue à loger dans le taudis où la patricienne
m'a surpris, et que je mange encore beaucoup de
ces cervelas à deux sous, dent la miss anglaise a
LE CHEIST AU SAUCISSON, 277
vu un échantillon dans mes mains dégantées sous
la porte cochère. Je dois tout sacrifier à mes habits,
comme une fille !
Je me maquille pour mes leçons.
J'en aile cœur nui se soulève S
8AZâS
Un soir, mon hôtelier me prend à part.
Il m'annonce qu'un homme « petit, trapu, bran a
est venu me voir avec des airs mystérieux. Il revien-
dra demain, vers midi.
Le lendemain, à midi, Rock se trouve devant moi.
— Tu n'as plus l'air d'un républicain , me dit-il en
toisant mes habits à la mode.
— Monte là-haut, lui dis-je, et tu verras si je suis
resté pauvre.
Il monte.
Nous sommes restés une heure à parler à voix basse
dans mon trou.
J'ai gardé au fonu de moi-même la haine ' amère,
inguérissable, du 2 Décembre.
Ambitieux ou révolté, j'ai souffert, — à en mourir!
— delà vie sourde et vile de l'empire; et dans le brouil-
lard qui m'étouffe, moi, obscur, comme il étouffe les
MAZAS. 279
célèbres, je n'ai cessé de mâcher des mots de conspi-
ration contre Bonaparte.
Rock est venu me voir pour m'avertir que tout
est prêt.
— Tes relations de high life te retiendront-elles,
dit-il, en souriant. Auras-tu le courage de quitter les
bonheurs qui t'arrivent- pour les dangers que je t'offre.
— Le danger, mais je l'aime, j'en serai.
Des détails maintenant...
« On est prêt, » me dit Rock.
Qui , on?
Rock peut me confier le nom d'un des conjurés ,
c'est celui d'un garçon qui était avec nous au poste
du combat en Décembre.
« Va toujours ! »
Rock me donne mes instructions et me met en
rapport avec un homme grave. Il a des cheveux
plats, porte des lunettes; on dirait un prêtre, s'il
n'avait des favoris comme un jardinier et des mous-
taches comme un tambour.
C'est un professeur de philosophie qui a refusé le
.serment; il a le geste hésitant, la voix nasillarde,
- mais la parole amère et l'œil dur — avec cela le neî
un peu rouge: ce n'est pas la boisson, c'est l'âcreté
du sang.
J'avais cru qu'on pouvait rire — surtout la veille
de mourir — j'avais pensé même qu'il fallait rire
par prudence, parce qu'on ne songe pas à soupçon-
ner des gens qui plantent sur l'oreille du complotier
280 jiAZAS.
la cocarde de l'insouciance. J'ai jeté je ne sais quelle
ironie en entrant.
L'homme aux lunettes m'a regardé d'an air glacial
et a fait un signe de mépris. 11 m'a même dit un mot
sévère, je crois.
C'est bon! Respecta la discipline ! Je vais être grave
et raide, si je puis, comme Robespierre.
Il y a convocation mystérieuse pour ce soir.
Nous nous rendons dans une chambre au fond
d'une vieille cour, et là, nous recevons la nouvelle
que c'est pour demain.
Fichtre ! on n'en a pas pour longtemps à vivre. C'est
donc sérieux, décidément?
Nous devons nous trouver après le dîner à un café
de la place Saint-Michel. En effet, nous nous recon-
naissons, le soir, en face de bocks dont nous regar-
dons s'épanouir le faux-col, et que nous vidons d'un
air blasé.
« Vos hommes sont prêts? » me demande tout bas
un d-.-s affiliés.
J'ai un peu honte, je rougis légèrement. « Met
hommes ! » c'est bien solennel ! — J'ai horreur du
solennel !
lisse composent de quatre ou cinq étudiants jeunes,
roses et gras que je ne connais pas.
Je suis leur chef, il paraît , mais je n'en sais guère
plus qu'eux. On m'a jugé trop blagueur, ou bien
Rock s'est souvenu de nos disputes cruelles en Décem-
bre, et il n'a pas voulu que je jetasse mes boutades de
MAZ AS. 281
téméraire à travers l'organisation du complot, il a eo
peur de mes brutalités ou de mon impatience.
Je n'y regarde pas et n'en demande pas plus long.
Je prends de bon cœur le rôle qu'on me donne — sans
croire, à vrai dire, qu'il y aura représentation pu-
blique de la tragédie. Je sais ce que c'est que de
songer à tuer un homme. J'en ai eu la pensée jadis, et
jemerappelleles émotions qui me serraient le cœur et
me glaçaient la peau du crâne, quand je me repré-
sentais la minute où je tirerais mon arme..., où je vi-
serais... où je ferais feu...
' Puis j'ai lu des livres, j'ai réfléchi, et je ne crois plus
aussi fort que jadis à l'efficacité du régicide.
C'est le mal social qu'il faudrait tuer.
Sans perdre de temps à creuser la question, j'ai
accepté ma part de danger dans l'entreprise, mais je
n'ai pas la foi. C'est par amour de l'aventure, envie
de ne pas paraître un hésitant ou un déserteur au-
près des camarades de 51, que je me suis embrigadé
dans le complot.
Je n'ai pu caeher à Rock mon incrédulité. Il me
demande si, au cas où cette incrédulité recevrait un
démenti sanglant, je serais prêt à appeler aux armes
dans le quartier.
Certes. — S'il y a du tumulte dans l'air, s'il faut une
voix pour donner le signal, s'il s'agit de monter sur
les marches de cet Odéon où j'ai rôdé vaincu et hon-
teux, pendant des années, et de crier debout sur ces
pierres : « Vive la République ! » en déployant un dra-
24.
282 MAZAS.
peau autour duquel on se battra, comme des enra-
gés — s'il ne s'agit que de cela : en avant !
Ce sera un éclair dans mon ciel noir.
J'ai communiqué à Legrand le projet d'attaque.
Legrand aime le danger, il adore les décors tra-
giques. .
« J'en suis, » dit-il.
Bref, nous sommes bien sept qui donnerons le
branle et prendrons la responsabilité d'engager ta
lutte dans ce coin de Paris.
Sept !
C'est pour aujourd'hui.
On m'avait annoncé qu'il me serait délivré des pisto-
lets et des cartouches quand le moment serait venu.
Pistolets et cartouches me sont en effet comptés à
l'heure dite.
Allons, le sort en est jeté!
Au dernier moment j'avertis encore un ancien copin
de Nantes, Gollinet, maintenant étudiant en médecine,
dont le père est millionnaire. Il se charge de porter la
moitié des armes. Bravo!
On ne soupçonnera jamais ce fils de riche de jouer
sa liberté et sa peau dans une entreprise de ré-
voltés !
Il le fait carrément , par amitié pour moi et aussi
par entrain républicain. — Il glisse Wpistolets et les
munitions dans les poches de sa redingote et de son
pardessus, va en avant, et prend place, d'un air
MAZAS. 283
dégagé , à une table du café où les émissaires arri-
veront, le coup fait.
Le coup consiste à tirer sur l'empereur qui doit
aller ce soir à l'Opéra-Gomique. On l'attendra à la
porte ! Feu! Vive la République!
A moi, Vingtras, de soulever la rive gauche!
On m'a promis que des sections d'ouvriers accour
ront à nia voix.
Est-ce bien sûr? Je ne crois guère à ces sections
là , Rock non plus ; je pense bien ! Mais c'est bon
pour rassurer les autres, sinon moi. Qu'il y ait des
sections ou non, je réponds que si on tire des coups
de pistolet, là-bas, on fera parler la poudre, ici.
Il est sept heures. — Ils sont partis!
i Nous attendons.
Est-ce le doute, est-ce l'insouciance? Est-ce un
effet des nerfs ou l'effet de la fièvre ? Nous avons le
rire aux lèvres.
Le puritain n'est pas là, et nous trouvons moyen de
plaisanter nos tournures de conjurés; car les pistolets
et les poignards font des bosses sous nos habits, et
nous donnent l'air d'avoir volé des saucissons ou de
réchauffer des marmottes.
Nous sifflons des bocks.
' 1 a été formé une caisse avec les sous que chacun
pouvait avoir, et nous vivons là-dessus — jus-
qu'au grand moment où, si l'on a soif et faim, on
284 MAZAS.
réquisitionnera au nom de la République, dans le
quartier en feu.
Huit heures et demie.
Il est huit heures et demie. — Point de nouvelles,
pas d'orage dans l'air, pas d'affilié qui accoure!
Dix heures. — Personne.
Minuit.
Minuit !... — Encore rien !
Mais c'est horrible de nous laisser ainsi saris nou-
velles! Ils ont eu le temps de revenir! — Ils devraient
être là pour nous dire qu'on a hésité, qu'on a eu peur,
que les chefs et les hommes ont reculé, que nous
sommes libres de rentrer chez nous7que ce sera pour
une autre fois — pour les calendes grecques !
Il faut prendre un parti.
« Dispersez-vous, rôdez, je reste sous l'Odéon avec
Goilinet. »
Brave garçon. Il porte toujours les armes. Je le
soulage un peu — nous sommes un arsenal à nous
deux! Si un sergent de ville nous arrêtait, ce se-
rait Cayenne pour l'avenir, ou la fusillade peut-être
pour ce soir même.
Des pas!...
Est-ce la police? Est-ce un des nôtres?
C'est un camarade — mais il ne sait rien.
« Hé ! Duriol. D'où viens-tu comme ça?
MAZAS. 285
— D'où je viens? »
Il s'approche de moi en faisant mine de tituber
et me glisse à l'oreille le mot d'ordre de la conjura-
tion.
Gomment ! Duriol en est?
Qui donc l'a averti?
Il l'explique en deux mots, — c'est Joubert, un
des initiés.
Puisqu'il en est, voyons, que sait-il !
« Étais-tu à l'Opéra-Gomique?
— Oui.
— Eh bien ?
— Eh bien ! On n'a pas tiré quand l'empereur
est entré ; on n'était pas prêt , on devait tirer à la
fin. Mais pendant lareprésentation, un des conjurés a
laissé échapper un pistolet de sa poche ; la police a
pris l'homme; il a eu peur, il a fait des révélations,
désigné des complices ; on les a empoignés un à un,
dans les couloirs, sans bruit...
— Qui a-t-on pris ? — Rock a-t-il été arrêté ?
— Non, je ne crois pas. »
Encore des pas!... Cette fois, c'est le chapeau d'un
sergent de ville!
Ah ! il faut fuir !
Dans l'obscurité, nous longeons les murailles.
A trois heures du matin, je suis enfin dans mon lit,
n'en pouvant plus, brisé de fatigue; broyé par sept
heures d'anxiété mortelle.
Mes luttes contre l'empire se terminent toutes par
286 M'A Z AS.
des courbatures — des blessures piteuses font saigner
mes pieds. C'est bête et bonteux comme la fatigue
d'un âne.
Je "vais chez Duriol, au matin.
C'est un chétif, une tête faible ; il n'a ni opinion, ni
envie d"en avoir. Gomment se fait-il qu'il ait été mis
dans le secret?
Duriol me répète son histoire de la veille avec des
variantes bizarres.
Il m'interroge moi-même et me demande ce que je
sais.
« Halte-là ! »
Je n'ai rien à dire. Je ne connais personne , et
je ne reverrai même personne d'un mois, en dehors
de mes familiers. — L'affaire manquée, égaillons-
nous ! N
Ça va mal.
J'apprends que Rock est sous clef. Il est vrai qu'il
était à l'Opéra-Comique.
Ceux qui n'y étaient pas s'en tireront-ils?
Legrand, Collinet, Duriol et moi, nous sommes les
habitués d'une crémerie de la rue des Gordiers.
Nous y prenons depuis le complot des attitudes de
viveurs, nous faisons des extras.
«Mère Marie, encore un Montpellier d'un rond! »
Nous appelons de ce nom aristocratique un petit
verre d'eau-de-vie d'un sou, faite avec du poivre et
du vitriol; nous lampons ça comme des gentlemen
lampent un verre de chartreuse au Café Anglais.
Nous essayons de paraître des gens qui ne. vivent
que pour s'amuser, qui jettent l'argent par les fe-
nêtres...
Au nom de la loi.
Il est huit heures du soir.
Je viens de demander un petit mouton — c'est le
demi-plat de ragoût qu'on appelle ainsi.
Les camarades me poussent le coude, me donnent
des coups de pieds sous la table, me lancent des
yeux terribles...
Mouton ! Autant dire Mouchards. Cette épithète de
petit a l'air d'une impertinence. De plus ce n'est pas
le moment de jouer avec le feu.
Il y ajustement depuis deux jours un bonhomme
que personne ne connaît et qui veut parler à tout
le monde.
Je tâche de réparer ma bévue en disant :
— Non, mère Marie, un grand mouton 1
Je m'en fourre pour deux sous de plus , afin de
'détruire le mauvais effet. C'est six sous le grand
mouton.
La crémerie est envahie!...
Un homme en écharpe tricolore est à la tête de six
ou sept individus de mauvaise mine en bourgeois.
11 ordonne de fermer les portes — Au nom de la
loi, que personne ne sorts!
288 MAZAS.
L'écharpe tricolore, au milieu d'un silence profond,
tire un papier de sa poche et appelle des noms.
« Legrarid?
— Il n'y est pas.
— Yoilquin ?
— Il n'y est pas.
— Collinet ?
— Voilà. »
Collinet, qui heureusement n'est plus saucissonne
de pistolets, demande ce qu'on lui veut,
« On vous le dira tout à l'heure.
— Yingtras ?
— Présent ! »
J'avais envie de répondre : « Il n'y est pas. » Si
l'on m'avait appelé avant Collinet, je n'y aurais pas
manqué bien sûr ; mais du moment où Ton ne ruse
plus, je réponds d'une voix pleine et d'un air in-
solent.
J'ai été chef une soirée : je ne dois pas songer à
m'esquiver quand les autres se livrent.
Le juge d'instruction a essayé de m'intimider.
Imbécile !
« Vous mangerez longtemps des lentilles d'ici
si vous voulez faire le héros comme cela, m'a-t-il dit .
d'un air goguenard et menaçant. »
Mais je ne les déteste pas, ces lentilles ! Mais il ne
sait donc pas que je me régale avec la chopine qu'on
me donne. Je n'ai jamais teté de si bon vin.
Qu'est-ce donc ? nar la porte de la. cellule, en face
MAZAS. 289
de la mienne, je viens de reconnaître une pipe, celle
de Legrand.
J'ose en parler à un gardien qui me dit :
« Ah! -oui! l'innocent qui dit beu, beul heuh ,heuhl
quand on l'interroge. »
Je vois qu'il a continué sa tradition; il fait comme
au collège; il joue les ahuris.
J'en fais à peu près autant. J'ai l'air de ne pas com-
prendre. A ce qui sortira de mes lèvres est suspendu
le sort de huit ou dix hommes. Il faut ne rien livrer,
rien, 'et le juge d'instruction en est pour ses airs de
menace.
Armes et bagages !
Ma tactique a réussi !
On vient de me crier : Armes et bagages/
Cela veut dire : Vous êtes libre. Ramassez vos
frusques !
Je passe par les formalités et les grilles. Enfin, me
voilà dehors !
Tous les camarades aussi — moins Rock! Mais
tous ceux de ma fournée ont échappé! Enfoncés, les
juges !
Mais, hélas! mon nom a été prononcé parmi ceux
des arrêtés. Mon titre de républicain, mes relations
avec les chefs du complot, tout mon passé de 1851 a
été mis dans les journaux, et quand je me présente
pour mes leçons, les visages sont glacés.
SB
290 MAZ AS.
Je suis de la canaille, à présent.
On me règle, on me paye, et c'est fini.
Ma clientèle est morte. 11 n'y a plus même de
leçons à deux francs, ni à vingt sous.
XXV
JOURNALISTE
« Vingtras, pourquoi ne te fais-tu pas journaliste? a
J'ai essayé.
Je suis parvenu à avoir ce que j'ai rêvé si long-
temps, une place de teneur de copie.
On me trouve bien vieux, bien fort, pour ce métier
de moutard.
« Il n'a donc pas d'autre état? Il est donc bien
pauvre? »
Oui, je suis bien pauvre ; non, je n'ai pas d'autre
état. J'ai obtenu la place par un ancien maître
d'études de Nantes qui est l'ami d'enfance du rédac-
teur en chef. Il est un peu fier de me prouver son
influence, et heureux aussi (c'est un brave homme) de
m'aider à gagn.er quelques sous.
J'ai trente francs par mois, c'est mon chiffre ! Dans
le journalisme ou l'enseignement, je vaux tren'e
francs, pas un sou de plus.
292 JOURNALISTE.
Ma mère avait raison de dire que j'étais un mala-
droit. Je fais mal mon métier.
Je confonds les articles, je mêle les feuillets.
Je lis Irop vite — quelquefois trop lentement.
Le correcteur est un homme laid, chagrin, un
vieux fruit sec, qui me traite comme un mauvais
apprenti.
J'ai une grosse voix, malheureusement, et il
m'échappe des éclats qui sonnent , comme de la
tôle battue, tout d'un coup dans le silence de l*im-
primerie.
On se retourne, on rit, on crie : « Pas si fort, le
teneur de copie ! »
Puis j'ai des distractions qui me font oublier de
lire des membres de phrases tout entiers ; et c'est à
recommencer ; à la grande colère du correcteur, à
la grande fureur souvent de l'écrivain à qui je fais
dire des bêtises, et qui vient le soir se fâcher tout
haut : « Si c'est un crétin, qu'on le jette dehors 1 » *
Je ne fais pas l'affaire décidément.
On me met à la porte après treize jours et on prend
un gamin de douze ans, qui n'a pas une voix de
trombone et qui ne se donne pas de torticolis à
dévisager les auteurs.
J'ai été tellement ridicule avec ma timidité, mes
rougeurs, mes explosions de voix, ce torticolis, que
je n'ose pas passer de deux mois dans la rue Coq-
Héron, J'ai bien débuté dans les imprimeries I
JOURNALISTE.
293
AUX 100,000 PALETOTS
Il vient de me venir une chance! J'ai un pro-
tecteur.
C'est le gérant des 100,000 paletots : la grande
maison de confection de gantes. Il habille un de mes
anciens camarades de classe ; ce camarade m'écrit :
« Ya voir M. Guyard des 100,000 paletots, il est
à Paris pour ses achats, tu le trouveras passage du
Grand-Cerf, à la maison-mère. Il y a un paletot en
fer-blanc et de grandes affiches devant la porte. Il
peut t'être utile pour le journalisme. »
Je me rends passage du Grand-Cerf.
Voilà le paletot en fer-blanc et les grandes affiches.
Je rôde devant le magasin, n'osant entrer.
On m'entoure :
« Monsieur a besoin d'un vêtement... Il y en a
pour toutes les bourses... La vue ne coûte rien...
Prenez toujours des cartes de la maison. »
Je me décide à dire que je viens voir M. Guyard.
M. Guyard paraît.
« Que voulez-vous ?
— C'est mon ami, M. Leroy, qui...
— Ah bien ! Vous voulez écrire, il m'a dit ça I
— ; Dunan!... »
Il appelle un homme gros, en sabota, avec une
casquette en passe-montagne.
25.
294 JOURNALISTE.
« Dunan ! voici un jeune homme qui voudrait
noircir du papier.
— Ah ! ce serait pour chroniquer dans le Pierrot? »
Le Pierrot est le journal appartenant aux 100,000
paletots.
On le vend à la porte des théâtres. Il donne à la
fois le programme des spectacles et les prix de la
maison : « Grand déballage de pantalons de lasting !
Grand succès de M. Mélingue ! Un vêtement complet
pour 19 francs! Demain, reprise de Gaspardo le
pêcheur! »
Il y a des comptes rendus des premières repré-
sentations et des articles de genre. Tous les articles
de genre contiennent une phrase au moins sur les
cent mille paletots. Les comptes rendus des premières
contiennent des attaques sourdes contre les tailleurs
sur mesure, qui, sous prétexte d'élégance, mettent sur
le dos de quelques acteurs des modes qui déconcer-
tent les yeux du public, et font,, avec un sifflet d'habit
biscornu ou un revers de redingote exagéré, perdre
le fil de la pièce.
Cm m'a confié un article à faire !
J'ai eu du mal à défendre la confection au bas
d'une colonne! Je l'ai défendue tout de même, et j'ai
réussi à annoncer en même temps un déballage.
J'avais à analyser un drame de M. Anicet Bourgeois,
L'article doit paraître jeudi.
JOUBNA LISTE. 295
Jeudi, je suis levé à cinq heures du matin. Je vais
m'asseoir sur une borne, d'où l'on peui voir le coin
de la maison où le Pierrot s'imprime.
o heures, — 6 heures, — 7 heures, — 8 heures !...
J'ai la fièvre. Comme la borne doit être chaude !
Le Pierrot a fini par paraître. Je l'achète au pre-
mier porteur qui sort et je cherche.
— Programme... Déballage, Pantalons, biographie
de M. Hyacinthe, Vêtements de première communion!
Drame de M. Anicet Bourgeois.
Une colonne et demie, et au bas la signature que
j'ai adoptée — celle de ma mère! J'ai voulu placer mes
premiers pas dans la carrière sous son patronage,
et j'ai pris chastement son nom de demoiselle.
Mais on a mutilé ma pensée, il y a une phrase en
moins!...
Cette phrase en moins était justement celle à
laquelle je tenais le plus ! J'avais écrit l'article pour
elle — c'était le coup de poing de la fin.
Je la sais par cœur ; je l'avais tant travaillée !
Je m'étais couché et j'avais mis mon front sous les
draps, en fermant les yeux pour mieux la voir.
Je donnais la moralité :
Ainsi finirent souvent ceux qui brûlent leurs vais-
teaux devant le foyer paternel pour se lancer sur
l 'océan de la vie d' orages f. Que j'en ai vu trébucher,
parce qu'ils avaient voulu sauter à pieds joints par-
dessus leur cœur !
296 JOURNALISTE.
Ont-ils su au journal que je n'ai jamais vu per-
sonne sauter par-dessus son cœur ? Cette image de
gens apportant leurs vaisseaux pour les brûler
devant leur maison et s'embarquant ensuite, leur
a-t-elle paru trop hardie?
Sont-ils des classiques?...
Je me perds en suppositions!...
Nous le saurons en allant me faire payer.
On m'a dit :
« Vous passerez à la caisse samedi. »
J'aurais donné l'article pour rien. — Presque tous
les débutants sacrifient le premier fruit de leur inspi-
ration.
La Revue des Deux-Mondes ne paye jamais le pre-
mier article. Le Pierrot paie. Mais je suis peut-être
le seul à qui cela arrive, depuis que le Pie?rot existe.
J'ai fait sensation sans doute !...
On a enlevé la phrase sur les vaisseaux et leg
pieds joints. Ce n'est pas une raison pour qu'on ne
l'ait pas remarquée, et ils tiennent probablement à
m'attacher à eux, ils font des sacrifices d'argent
pour cela.
Je ne puis refuser cet argent I D'ailleurs, il me
servira à payer un raccommodage que m'a fait un
petit tailleur.
Jê ne veux pourtant pas avoir l'air trop pressé et
paraître entrer dans les lettres pour faire fortune.
Je flâne un peu le samedi — au jour fixe — avant
d'aller toucher le payement de ma copie.
JOURNALISTE. 297
Il ne faut pas non plus les faire trop attendre I
J'entre dans le bureau.
Le bureau est un petit trou noir à côté de l'endroit
où l'on met les rossignols.
Je demande le rédacteur en chef, l'homme aux
sabots et au passe-montagne.
« M. Dunan-Mousseux ?
— Il n'y est pas, me dit un homme, mais il m'a
prié de vous remettre le prix de votre article. »
Il me tend un paquet ficelé.
En billets de banque? — Mais c'est trop ! c'est
vraiment trop, un gros paquet comme ça pour un
article de deux colonnes. — Enfin !
« Mais j'oubliais, M. Dunan-Mousseux a laissé
une lettre pour vous ! »
Voyons la lettre :
Cher monsieur.
Le secrétaire de la rédaction vous remettra le mon-
tant de votre article. Ci -joint un pet-en-l'air. J'aurais
voulu faire mieux; nos moyens ne nous le permettent
pas. Il a même été question de ne vous donner qu'un
petit gilet. J'ai eu toutes les peines du monde à
obtenir le pet-en-l'air. Mais travaillez, monsieur, tra-
vaillez ! et nul doute que. vous ne vous éleviez avant
peu jusqu'au pardessus d'été et même au paletot
d'hiver.
En vous souhaitant sous peu un joli complet.
Dunan-Mousseux.
298 JOURNALISTE.
Fallait-il refuser? Après tout, mieux vaut aller en
pet-en-l'air qu'en bras de chemise. J'emportai le
paquet, et ce petit vêtement me fit beaucoup d'usage.
Je n'ai pas encore touché un sou en monnaie de
cuivre pour ce que j'ai écrit. J'ai gagné une paire de
chaussures, dans le Journal de la Cordonnerie pour
un article sur je ne sais quoi ! — sur la botte de Bas-
sompière, si je m'en souviens bien. On m'a remis
une paire de souliers: presque des escarpins.
« C'est assez pour faire son chemin, » m'a dit le
rédacteur en chef, un gros, large, fort et joyeux gar-
çon, qui mène de pair la tannerie et la. poésie, le
commerce de cuir et celui des Muses.
.Ces souliers m'ont en effet aidé à aller quelque
temps.
Comme ils avaient craqué, j'ai été au bureau du
journal en offrant unenouvelle à lamain, si l'on voulait
mettre une pièce.
« On ne met pas de pièces, on ne fait pas les rac-
commodages. »
Si je veux ajouter à ma nouvelle à la main un
entrefilet de quelques lignes, on me donnera des pan-
toufles claquées ! C'est tout ce qu'on peut faire, et je
ne me serai pas dérangé pour rien.
J'accepte, et bien m'eji a pris. Je me suis promené
avec ces pantoufles-là pendant toute une saison.
Je suis allé deMontrouge au Gros-Caillou, où j'avais
JOURNALISTE. 299
des amis dans une petite crémerie. Je me mettais en
négligé, j'avais l'air de rester au coin et de bague-
nauder comme en province, sur le pas des portes.
Il m'est défendu de sortir par les temps humides ! je
ne connais que la vie à sec. Je n'ai pas depuis deux
mois pu suivre un jupontroussé, un bas blanc tiré,
comme j'en suivais, les jours d'orage! Ma vie d'er-
mite me tue et je voudrais des chaussures à talons
pour mon^pauvre cœur.
Je trouve un soir une lettre, près de mon chan-
delier.
Je fais sauter le cachet.
• Matoussaintque je n'ai pas revu depuis des siècles,
.est rédacteur de la Nymphe. Il m'écrit pour m'en aver-
tir — lettre simple, point écrasante, qui ménage mon
obscurité.
Je me rends aux bureaux de la Nymphe; c'est près
des boulevards, de ï autre côté de Veau. Heureux Ma-
toussaint !
Passé les ponts, tiré du néant, parti pour la gloire,
à mi-côte du Capitole !
La maison est d'honnête apparence — sur le côté
une plaque avec ces mots :
LA NYMPHE
JOURNAL DES BAIGNEURS
2 e porte à gauche
300 JOURNALISTE.
Je monte au deuxième et trouve une autre plaque?
BUREAU DE RÉDACTION
de 11 h. à 4 h.
Tournez le bouton, S. V. P.
Je tourne, et m'y voici.
Gomme il fait noir ! Les volets sont baissés, les ri
deaux tirés — pas un chat !
J'entends un bruit de paille.
« Qui est là? » dit une voix qui vient d'une autre
chambre et n'est pas reconnaissable ; je ne suis pas
sûr que ce soit celle de Matou ssaint...
J'ai recours à un subterfuge, et avec l'accent d'un
pauvre aveugle, je chante dans l'obscurité :
« Je suis un abonné de la Nymphe...
— Vous êtes l'Abonné de la Nymphe ? *
Le bruit de paille et des paroles entrecoupées recom-
mencent.
«L'Abonné... l'Abonné... Mais où est donc mon
caleçon? .. L'Abonné!... »
Matoussaint (c'est bien lui), apparaît en se bou-
tonnant.
« Gomment! c'est toi!... Tu ne pouvais pas te
liommer tout de suite?... Tu me fais croire que c es?
'Abonné ! Je me disais aussi, ce n'est pas sa voix.
— Ils n'ont pas tous la même voix, tes abonnés?
— Mes abonnés ? — pas mes ! — mon ! Nous avons
JOURNALISTE. 301
un abonné, rien qu'un/ — Mais passe donc dans
l'autre pièce... Assieds-toi sur le bouillon. »
Il y a des paquets de journaux par terre. J'ai le séant
sur la vignette; lui, il s'élance contre le mur et grimpe
jusqu'à une soupente bordée de maïs, et qui a une
odeur de chaumière indienne — une odeur d'enfermé
aussi.
Matoussaint demeure là.
Le reste de l'appartement appartient au journal ; ci?
coin est le logement du secrétaire de la rédaction. Il
est chez lui dans cette soupente, il peut y recevoir
ses visites particulières.
Matoussaint me conte l'histoire de la Nymphe, jour-
nal des baigneurs.
C'est une feuille d'annonces qui vit, ou plutôt qui
doit vivre de publicité, comme le Pierrot, mais avec
une idée de génie.
L'idée consiste à donner pour rien aux maisons de
bains une feuille, que le baigneur lira en attendant
que son eau refroidisse, que sa peau soit mûre pour le
savon, que ses cors soient attendris et qu'il puisse les-
a rracher avec ses ongles.
On pouvait laisser traîner les coins du journal dans
l'eau ; c'était un papier étoffe qui ne se déchirait pas
et ne s'empâtait point.
« Crois-tu, disait Matoussaint en se posant le doigt
sur le front comme un vilebrequin, crois-tu qu'il y
avait là une pensée grande!.... Malheureusement, lé
siècle est à la prose, l'homme de génie est un ana-
26
✓
302 JOURNALISTE.
chronisme, puis le pouvoir a démoralisédes masses...
On ne se lave plus, les riches viventdansla corruption,
les pauvres n'ont pas de quoi aller à la Samaritaine.
Oh ! l'Empire 1... »
Les rédacteurs arrivent à ce moment. Ils causent,
on me laisse de côté. Cependant, à la fin, celui qui a
l'air d'être le chef se penche vers Matoussaint et lui
demande qui je suis.
Il dit après l'avoir écouté :
« Mais il pourrait faire notre affaire !... »
Je saute sur Matoussaint dès qu'ils sont partis.
« Il t'a parlé de moi ?
— Oui tu peux entrer dans le journal, si tu veux. »
Déjà? Sur ma mine? Je fascine décidément.
« Voici, reprend Matoussaint. Nous avons besoin
de quelqu'un qui aille dans les bains demander la
Nymphe, et qui, si on ne l'a pas, se fâche et crie :
« Comment, vous n'avez pas la Nymphe? Tous les
bains qui se respectent ont la Nymphe ! » — Tu fais
alors sauter l'eau avec tes bras et tu te rhabilles avec
colère. » s
Je ne suis pas très flatté. Matoussaint s'en aperçoit.
« Tu ne peux pas non plus,' d'un coup, arriver à
l'Académie ?»
— Non, c'est vrai.
— A ta place, j'accepterais. Il faut bien commencer
par quelque chose. »
J'accepte, je deviens demandeur de Nymphe.
JOURNALISTE.
La caisse du journal me paie mon bain — avec deux
œufs sur le plat ou une petite saucisse — pour que je
déjeune dans l'eau et aie le temps de causer avec le
garçon.
Je mange ma petite saucisse ou je mouille mon œuf,
et je dis d'un air négligé, quand j'ai noyé le jaune qui
est resté dans ma barbe :
« La Nymphe, maintenant î »
Et si la Nymphe n!y est pas — elle y est rarement —
je fais sauter l'eau avec mes bras et je sors brusque-
ment, tout nu, de la baignoire — on me l'a bien re-
commandé !
"e fais ce que je peux. Je passe ma vie à me désha-
biller et à me rhabiller.
Je détermine deux abonnements... mais ce n'est pas
assez pour faire vivre le journal, et l'on trouve que je
ne suis bon à rien, que je ne suis pas propre à ma
mission. (Je suis bien propre, cependant! Si je n'étais
pas propre enme baignant sisouvent, c'estquejeserais
un cas médical bien curieux !)
Je quitte le peignoir de demandeur de Nymphe, em-
portant avec moi pour un temps infini l'horreur de l'eau
chaude, et criant souvent, au milieu des conversations
les plus sérieuses : « Garçon, un peignoir ! » par habi-
tude.
Je communique mes réflexions de baigneur en
retraite à un vieux qui a accès dans les bureaux de
quelques journaux par la porte des traductions.
Il me dit que c'est l'histoire de bien d'autres.
304 JOURNALISTE.
« On ne sent pas partout le poisson ou le savon,
mais on avale bien des odeurs qui soulèvent le cœur,
allez ! »
Il me fait presque peur, ce vieux-là !
Il demeure pas loin de chez moi. Je le rencontre
quelquefois, toujours à la même heure.
Il y a une semaine que je ne l'ai pas vu... Qu'est-il
devenu? — J'interroge la concierge.
— Vous ne savez donc pas? Il y a huit jours, il est
rentré, l'air triste; il a embrassé mon petit garçon en me
demandant quel état je lui donnerais. « Lui donnerez-
vous un état, au moins? » On aurait dit qu'il tenait à
e savoir... Il est monté et il n'est pas redescendu.
Ne le voyant plus, nous avons frappé à sa porte. Pas
de réponse ! Mon mari a forcé la serrure, et nous
sommes entrés. Il était étendu mort sur son lit, avec
un mot dans sa main qui était déjà couleur de cire.
« Je me tue par fatigue et par dégoût. »
JOUBNAL DES DEMOISELLES.
Boulimier, un de nos anciens camarades de l'hôtel
Lisbonne, est entré comme correcteur chez Firmin
Didot. Il glisse de temps en temps une pièce de vers
dans la Revue de la Mode. Il veut bien essayer de faire
passer une Nouvelle, de moi.
J'ai beaucoup de barbe pour écrire dans le Journal
des Demoiselles !
Elle traîne sur mon papier pendant que je fais les
phrases.
JOURNALISTE. 305
Quel sujet vais-je prendre? Mes études ne peuvent
pas m'aider I
Il n'y a pas de demoiselles dans' les livres de l'anti-
quité. Les vierges portent des offrandes et chantent
dans les chœurs, ou bien sont assassinées et désho-
norées pour la liberté de leur pays.
J'ai cherché mon sujet pendant bien longtemps.
Vous devriez faire le roman d'une canéphore ! »
me souffle un agrégé en disgrâce pour ivrognerie.
Mais je ne sais plus ce que c'est qu'une canéphore.
« Situ pariais d'une bouquetière? me dit Maria la
Toquée, qui fait des vers.
— C'est une idée. Viens que je t'embrasse ! »
Je préviens Boulimier...
Il me répond courrier par courrier :
« A quoi pensez-vous? Voulez-vous donc encou-
rager les filles de nos lectrices à courir après les pas-
sants dans les rues et à leur accrocher des œillets à la
boutonnière!... Où avez-vousla tête, mon cher Ving-
tras!...Que personne ne se doute chez Didot que vous
avez eu cette idée-là!... Si on savait que je vous fré-
quente, je perdrais ma place. »
Je lui réponds qu'il se trompe, et j'explique mon
plan.
Je voulais peindre une petite orpheline qui, se
trouvant seule au cimetière quand les fossoyeurs sont
26.
306 OTJRîTALISTE.
partis après avoir enterré sa mère, cueille des fleurs
sur la tombe de celle qui n'est plus. La nuit venue,
elle les vend pour acheter du pain.
Elle fait tous les cimetières de Paris, bien triste,
naturellement! Elle se suffit avec ça. Un soir enfin,
elle trouve un vieux monsieur qui est frappé de voir
une bouquetière offrir des fleurs avec des larmes dans
la voix, et une branche de saule pleureur dans les
cheveux — ma bouquetière a toujours une branche
de saule pleureur sur sa petite tête d'orpheline — il
lui demande son histoire.
Elle la lui raconte en sanglotant. Ce monsieur
l'adopte, lui fait apprendre le piano, et puis la marie
richement.
« Vous le voyez, mon cher Boulimier, c'est la bou-
quetière prise a un point de vue émouvant, et, j'ose le
dire, assez nouveau ? »
Je trouve le lendemain une note de Boulimier :
« Je vous avais calomnié, je vous en demande par-
« don. En effet, il y a quelque chose à faire avec cette
« idée touchante d'une orpheline qui ne vend que des
« fleurs de cimetière. Mais avez- vous songé à l'hiver ?
« Que vendra-t-elle l'hiver ?
« Les mères se demanderont où couche votre
» héroïne. Est-elle en garni ou dans ses meubles ? on
x ne loue pas facilement, vous savez bien, aux orphe-
k lines de huit ans. Je ne vois pas comment vous
« pourriez traiter cette question de logement. La
« passeriez- vous sous silence? Oh 1 mon ami!... Ne
JOURNALISTE. ' 307
« pas dire ce que la petite Cimetièrette (je vous féli-
« cite sur le choix du nom) fait quand les boutiques
« sont fermées. 1... M. Didot me renverrait, je vous
« assure. »
Je ne puis pourtant pas lui^faire perdre son em*
ploi!
Eh bien ! je m'en vais tout simplement raconter
jne histoire que j'ai vue.
Une petite fille était toute seule dans la maison
pendant qu'on enterrait sa mère qui était morte de
faim... — On avait prié une voisine de veiller sur
la petite, mais la voisine s'était enfermée avec son
amoureux ; la petite en jouant a roulé sur les mar-
ches de l'escalier et s'est cassé la jambe, on a dû la
lui couper — elle marche maintenant avec une jambe
de bois dans les rangs de l'hospice des orphelines.
Bouiimier ne m'a pas écrit, il est venu lui-même,
— en cheveux, et tout bouleversé! Ç'a été une
6cène !...
« Vous voulez donc appeler aux armes, exciter
les pauvres contre les riches !... et vous prenez !e
Journal des Demoiselles pour tribune?... Pourquoi ne
pas proposer une société secrète tout de suite... ou
bien défendre l' Union libre !...»
Il faisait peine à voir !
Il a repris l'omnibus, plus calme. Je lui ai dit que
je gardais mes convictions, que je restais républicain,
308 JOURNALISTE.
mais je lui ai promis que je n'appellerais pas aux
armes dans le Journal des Demoiselles.
Il a été bon comme un frère, — il m'a tout par-
donné, il m'a lui-même trouvé un sujet.
Il m'en a envoyé le canevas.
Sujet d'article pour le Journal des Demoiselles.
La tête d'Edgard.
Une famille est rassemblée autour d'un berceau
Le père arrive.
— Est-ce une fille? Est-ce un garçon? (Passeï
légèrement là-dessus).
C'est un garçon.
— Comme il a une grosse tête, mon petit frère !
On s'aperçoit, en effet, que le nouveau-né a une
tête énorme...
Le médecin consulté appelle le père dans la cham-
bre à côté. Le père le suit, reste quelque temps avec
le docteur et reparaît. Il a l'air abattu. Il fait un
signe aux domestiques :
— Que tout le monde sorte !
— Marie, dit-il à la mère, notre enfant est hydro
céphale!
Vpilà la première partie.
Dans la secondepartie l'enfanta grosse tête grandit.
Le père est bien triste, mais la mere est un ange de
dévouement et de tendresse pour le petit quia ia
tête en ballon.
JOURNALISTE. 309
— Il y en a plus à aimer, dit-elle !
Je vous donne le mot comme il me vient, vous en
ferez ce que vous voudrez, je le crois bon; le geste
du bras, qui se trouve être trop court pour embras-
ser toute la tête, peut arracher des larmes.
Vous établirez un contraste entrele dévouement des
père et mère, et la froideur d'un oncle, qui trouve
que cet enfant est plutôt une gêne pour la famille.
«Il vaudrait mieux qu'il remontât au ciel... on pour-
rait le vendre à des médecins !... »
— Vendre mon fils !...
Vous voyez la scène.
Tout d'un coup un collégien saute dans la chambre.
C'est le fils aîné de la famille. Il était en pension,
boursier (mettez « boursier » cela fait bien) dans un
petit collège du Midi. Il ne venait pas en vacances
parce que c'était trop cher.
Il a enfin fini ses classes — on ne l'attendait pas
— il ne devait passer son bachau que trois mois plus
tard, mais il a ménagé cette surprise, et le voici 1...
Il a tout entendu, caché derrière la porte ; et il va
droit à son oncle :
— Non, mon oncle, nous ne vendrons pas mon
frère!... il ne s'appelle pas Joseph !... (se tournant
vers son père). Comment s'appelle-t-il?...
Je crois ce mouvement heureux, parce qu'il double
le mérite de ce frère aîné qui va se dévouer à sou
310 JOURNALISTE.
frère sans même savoir son nom. On lui apprend qu'il
s'appelle Edgard, et il continue :
— Je voulais être avocat, j'avais rêvé les palmes
du barreau ! (avec mélancolie) La tête de mon frère
m'impose d'autres devoirs... Je me ferai médecin..
Indiquer qu'il avait toujours eu de l'horreur pour
ce métier... Ça le dégoûte, la médecine... mais il a
conçu dans sa tête — de taille moyenne — le projet
de se vouer à l'étude des têtes grosses comme celle
de son frère.
« Qui sait ! Ne peut-on pas les. diminuer?.... n'est-ce
pas une enflure provisoire ?... peut-être un dépôt
seulement !...
Ce n'était qu'un dépjôt !...
Le frère héroïque a pâli, penché sur les livres. Il
résulte de ses études qu'il y a des enfants qui parais-
sent hydrocéphales et qui ne le sont pas.
C'est l'histoire d'Edgard — Edgard qu'on revoit
avec une petite tête à la fin.
Le frère aîné, lui, a pris goût à ses travaux qu'il
n'avait entamés qu'avec répugnance et uniquement
par dévouement fraternel.
Il est maintenant un de nos médecins spécialistes
les plus distingués.
Il a la clientèle de l'aristocratie.
« Sur ce canevas, dit Boulimier en terminant, il est
facile, je crois, de broder avec succès un récit où
s'exerceront toutes vos qualités, récit simole et tou-
JOURNALISTE. 311
chanl, qui peut valoir au journal des abonnements
d'hydrocéphales.
« M. Didot sait remarquer le talent où il est, s'il
voit cela, il vous protégera, et vous pourrez devenir,
vous aussi, une grosse tête de la maison. »
J'ai écrit la Nouvelle dans le sens indiqué par
Boulimier, et je l'envoie.
Huit jours après je reçois une lettre.
« Monsieur,
« Nous vous renvoyons la nouvelle : La Tête
d'Edgard, que vous aviez confiée à M. Boulimier.
A côté de détails charmants et se jouant dans un
cadre des plus heureux, nous avons remarqué une
tendance à l'attendrissement qui vous fait le plus
grand honneur. Mais c'est cet attendrissement même
que nous redoutons pour nos lectrices frêles et sen-
sibles. Tous les petits cœurs en deviendraient gros.,.
Vous m'avez comprise, j'en suis sûre, vous qui cachez
sous un nom d'homme la grâce d'une femme.
« Agréez...
« La Directrice,
« Eknestina Gaeatjd. »
La grâce d'une femme !. .
C'est possible — quoique j'aie vraiment beaucoup
de barbe et une culotte qui en a vu de dures et fait
un sacré bourrelet par derrière.
312
JOURNALISTE.
BAS, LES CŒURS!
J'ai fait connaissance de Mariani, qui était jadis
chroniqueur à Y Illustration. Il fonde un journal heb-
domadaire, et il a demandé à Renoul quelques gar-
çons de talent pour composer la rédaction.
« Quel sujet? voyons! me demande M. Mariani.
— Je ne sais trop...
— Avez-vous étudié telle ou telle questun?
— Je n'ai rien étudié en par f iculièr, — ni en
général, il faut bien le dire. J'ai habité le Quartier
Latin, — on n'y étudie guère !...
— Le quartier latin? Voulez-vous le raconter?
Est-ce entendu ? Un article, deux, trois, si vous
voulez, intitulés : La jeunesse des Écoles. Le titre
vous va- L— "il ? »
Il sonne bien, en effet.
Je suis rentré chez moi tout ému.
J'ai bien de la peine au commencement ; je veux
toujours parler des gymnases antiques, des jeunes
Grecs, de la robe prétexte, etc., etc. C'est ma plume
qui écrit tout cela contre mon gré; elle se refuse à
me laisser entrer dans l'article, rien qu'avec mes
souvenirs et mes idées, à moi Vingtras, sans nom,
sans le sou, qui ai mis mes pieds dans du vieux linge
pour n'avoir pas froid en travaillant.
Enfin, le voilà, mon article, tel qu'il est avec ses
JOURNALISTE. 313
gribouillages. J'ai enlevé, comme des lambeaux de
chair, quelques phrases douloureuses el brutales.
J'arrive chez Mariani.
« Vous ne pourrez jamais lire, dis-je en déployant
mon manuscrit.
— Eh bien, lisez vous-même! »
Je lis — très pâle ma foi ! Mais à mesure que je
retrouve le fond de mon cœur à travers ces ratures
et dans ces explosions de phrases, le sang me revient
dans les veines et ma voix sonne haute et claire.
Le rédacteur en chef m'écoute, l'œil tendu, et dit
de temps en temps tout bas :
« C'est bien, bien... »
J'ai fini, j'attends mon sort.
« Mon ami, vous avez écrit là un morceau qu'il
ne faut pas perdre. Mettez-en les tranches dans votre
poche, et boutonnez bien votre habit par-dessus. —
Que les mouchards ne vous voient point ! D'y a dans
vos trois cents lignes trois ans de prison. Vous com-
prenez que je ne puis vous prendre un article qui a
tant de choses dans le ventre. Je vous le paierai —
et de grand cœur — mais je ne vous l'imprimera»
pas !
— Alors, il n'y a pas à me le payer.
— Pas de fausse honte — il ne faut pas avoir tra-
vaillé pour rien, d'ailleurs vous m'avez empoigné, je
vous le promets, pour l'argent que je vous donnerai !
%1
314 JOURNALISTE.
Il y a de la verdeur et de la force là dedans, savez-
vous bien ? »
Je ne sais pas: je sais seulement que c'est le fond de
mon cœur.
J'ai peint les dégoûts et les douleurs d'un étudiant
de jadis enterré dans l'insignifiance d'aujourd'hui.
J'ai parlé de la politique et de la misère !
« Il faut attendre un nouveau régime. Je ne crois
même pas qu'un journal républicain, politique, vous
prendrait cette page ardente. Cependant je vais vous
donner un mot pour X... »
J'ai porté le mot. J'ai entrevu X..., entre deux
portes.
« Ah I de la part de Chose? Laissez-moi votre
copie. »
Huit jours après je reçus avis que tout cautionné et
tout républicain qu'on fût, on ne pouvait se hasarder
à publier mon travail. Je ferais condamner le journal.
Alors l'empire a peur de ces quatre feuilles que j'ai
écri tes dans mon cabinet de. dix francs !
J'ai repris ma copie. Je suis rentré chez moi déses-
péré ! Ce que je fais de personnel est dangereux, ce
que je fais sur le patron des autres est bête !...
Pour ne pas être l'obligé du journal et n'être
pas payé d'une copie non publiée, j'ai proposé à
M. Marîani de lui livrer le même nombre de lignes en
prose possible,
JOURNALISTE. 315
« Tout de même, a-t-il dit, pour me couvrir vis-à-
vis du bailleur de fonds. »
J J ai bâclé deux ou trois articles que je n'ai pas eu
le courage de relire quand je les ai vus imprimés !
Je serais honteux qu'on en parlât de ces articles, et
je les cache comme des excréments.
Le jour de la paye, on m'a soldé en grosses pièces
de cent sous, comme on paie à la campagne — elles
suent noir dans ma main fiévreuse.
Une chance 1
Un ancien voisin de Sorbonne, au grand concours
un Charlemagne, Monnain me reconnaît et m'arrête.
Il est ému...
« C'est bien toi qui as allumé le brûlot dans une
petite machine à esprit-de-vin, le jour de la composi-
tion de vers latins?...
— C'est moi.
— Deschanel qui était de garde dit : « Ouvrez les
fenêtres ! D'où vient cette odeur moderne ?» — Et elle
était bonne, ton eau- de- vie!... Tu sais, je suis mainte-
nant directeur de la Revue de la Jeunesse... Yeux-ta
faire la chronique?... — C'est bien toi qui as allumé
le brûlot?...
— Oui, oui... Et c'est sérieux, ton offre de chro-
nique ?
— Elle paraîtra le 15, si tu veux. Yiens un peu
avant. »
J'arrive le 12 avec ma copie.
316 JOURNALISTE.
Monnain la lit avec des soubresauts et finit par la
jeter sur la table.
« Je n-e peux pas publier ça! Tu éreintes Nisard!
C'est mon protecteur à l'école et je compte sur lui pour
me faire recevoir à l'agrégation... »
Pourquoi ai-je mis les pieds dans ce métier ! Mon
père ! pourquoi avez-vous commis le crime de ne pas
me laisser devenir ouvrier !...
De quel droit m'avez-vous enchaîné à cette carrière
de lâches?...
« Laisse donc ta sacrée politique de côté, et fais de
la copie pour le poignon. »
Soit ! je travaillerai pour le poignon.
Je laisserai aller de la prose qui sera tout simple-
ment une traînée d'encre, mais par exemple, je ne
signerai pas !
Une semaine pourtant — celle où l'on a enterré un
réactionnaire célèbre de 48 — je suis sorti de mon in-
souciance et de mon dégoût, et j'ai demandé à. avoir
le champ libre — je signerai cette fois, si l'on veut !
— Vas-y !
Ah bien oui ! J'ai encore mis des mots qui font
bor.dir Monnain.
« Je ne croyais pas que tu prendrais le sujet aux
entrailles ! On tuerait la Revue, si elle imprimait ton
appel à la révolte. »
On tuerait ta Revue ? Eh ! elle mourra, ta Revue '
Elle mourra d'insignifiance et de lâcheté. Ne valait-i!
JOURNALISTE. 317
pas mieux la faire sauter comme un navire qui ne veut
pas amener son pavillon !
c II faut attendre un nouveau régime » — voilà mon
avenir!...
« Vous perdez courage, vous voulez lâcher la par-
tie? Ce n'est pas brave ! me dit un homme de cœur
qui essaie de me retenir et de me consoler.
— Encore un effort, me crie-t-il. — J'irai voir P...,
qui a été déporté de Décembre avec moi, et je lui
demanderai qu'il vous fasse entrer dans le journal
dont il est actionnaire. »
Il a demandé et obtenu !
J'ai à faire une série d'articles sur les professeurs de
l'empire : comme celui que j'avais écrit sur Nisard.
— S'ils sont verts, on les prendra. Aussi verts que vous
voudrez.
J'étais à la besogne quand on a frappé à ma porte.
C'est un professeur de Nantes, assez brave homme,
qui m'aimait un peu et ne se moquait pas trop de ma
mère.
« Je suis de passage à Paris, et je me suis dit :
' l'irai serrer la main à mon ancien élève.
— Merci.
— Et les affaires? — Vous n'êtes pas heureux, je
vois ça !
— Ni heureux ni malheureux. »
27
318 JOURNALISTE.
Qu'a-t-il besoin de mettre le doigt sur ma misère
Est-ce qu'il vient pour m'offrir l'aumône ?
« Qu'est-ce que vous faites maintenant? Est-ce
encore des petites machines comme les choses dans la
Revue de Monnain ?
— Vous savez donc que j'écrivais?
— Un ami de Monnain, qui est venu faire la troi-
sième à Nantes, nous l'a dit, mais je n'en ai pas été
bien content, entre nous! Vous, le républicain, vous
avez été bien pâle. »
Je ne me suis même pas donné la peine de lui expli-
quer pourquoi il m'avait trouvé si pâle.
Mais je lui ai lu l'article vert que j'étais en traîo
d'écrire.
« Trouvez- vous ceci meilleur?
— Certes ! mon cher, c'est superbe ! »
Quelques jours après, je sortais du journal où mon
manuscrit ava it été lu, même applaudi. J'avais vu à
a façon dont les domestiques et les petits m'avaient
salué quand j'étais sorti, que j'avais pied dans la
olace.
Mais j'ai trouvé une lettre démon père, en rentrant
chez moi.
« M. Greton nous a dit que tu vas écrire contre les
grands universitaires... Tu veux donc me faire, desti-
tuer?... Quand paraît l'article? Quand nous ôtes-tu k
pain de la bouche ?. . . Nous trouveras-tu un lit à l'hô-
pital, après nous avoir jetés dans la rue? C'est ainsi qu»
JOUBKALISTE. 319
tu nous récompenses de t'avoir fait donner de l'édu-
cation. »
Votre éducation !... N'en parlons plus, s'il vous
plaît.
Je retirerai mes articles. Je ne vous ôter'ai pas le
pain de la bouche. — Vous avez raison ! Ce serait la
destitution, et je ne pourrais pas vous trouver une
pièce à l'hôpital.. • •
XXVI
HASARDS DE LA FOURCHETTE
Des gens qui travaillent pour un grand dictionnaire
en cours de publication, sont devenus mes amis, de
bibliothèque.
Us sont une bande qui vivent sur ce dictionnaires,
qui y vivent comme des naufragés sur un radeau —
en se disputant le vin et le biscuit — les yeux féroces,
la folie de la faim au cœur. C'est épouvantable, ce
spectacle !
Un contre-maître à mine basse est chargé de distri-
buer l'ouvrage. — La plupart se tiennent vis-à-vis
de lui dans l'attitude des sauvages devant les idoles et
lèchent ses bottes ressemelées.
Il y a eu deux ou trois fausses joies. On a cru
voir — non pas une voile à l'horizon — mais le requin
de la mort qui venait manger un des travailleurs
Un de moins ! c'était des mots qui revenaient aux
autres après l'enterrement — le quart d'une lettre
fiASARDS DE LA FOURCHETTE. 321
qu'avaient à se partager les survivants — une ration
qui augmentait le repasde chacun, une goutte de sang
à boire, un morceau de chair à dévorer... — Vains es-
poirs!... Il faut en avoir vu de dures pour descendre
jusqu'auDictionnaire, etquandon en est là, c'estqu'on
n'a pas envie de mourir. Celui qu'on croyait mener
au cimetière y a échappé. Il y a contre luiunesourda
colère.
J'ai demandé s'il ne restait pas quelques bribes
pour moi; les mots difficiles, répugnants
Malheureux 1 — j'ai eu l'air d'un voleur, presque
d'un traître.
J'ai dû vite affirmer que c'était pour rire — c'est à
peine si l'on m'a cru, et chaque fois que j'entre dans
lejaureau, il y a des 'regards en dessous et des chucho-
tements redoutables.
Inutile de songer à gagner un sou là. — Le radeau
est plein, on dirait qu'on va tirer au sort à qui sera le
premier mangé.
Mais je me suis souvenu de cette ressource, un jour
qu'on prononçait devant moi le nom d'un grammairien
célèbre, qui travaille à un autre Dictionnaire qu'on
a surnommé La Concurrence.
Un camarade du quartier, qui connaît le fils de ce
grammairien, aposéma sandidature. Elle est prise en
considération.
On me prie de venir.
J'ai assez de chance, je tombe souvent sur de braves
gens.
322 HASARDS DE LA FOURCHETTE.
J'ai aff?ire à un excellent homme, fort poli, point
bégueule, qui me dit :
« J'ai justement besoin de quelqu'un, mais je ne
suis pas riche. Je vous paierai peu, je ne vous paierai
mêni3 pas. Je vous ferai avoir une table d'hôte et une
chambre. Je connais un gargotier et un logeur. ■ — En
échange de ce crédit dont je répondrai, vous viendrez
à neuf heures du matin et vous partirez à six heures
du soir — avec une heure pour le déjeuner. Mon fils
vous indiquera votre travail. J'ai tout mâché depuis
quinze ans. Cependant, votre éducation pourra
m'aider, et vous vivrez... Vous n'avez pas d'autre
ressource?
— J'ai 440 francs par an.
— C'est quelque chose..., c'est beaucoup ! Je n'ai
pas, moi, 440 francs par an ! — et j'ai 55 ans. Avec
du courage, vous pourrez vous en tirer .. Vous ne
finirez pas à l'hôpital... Si vous voulez, vous pouvez
prendre votre chaise dans la salle dès aujourd'hui. >.
Cela a duré quelque temps — mais un jour, il est
survenu des querelles entre le grammairien et l'édi-
teur — le pauvre grammairien a été vaincu, et il a dû
rogner son budget et se priver de mes services.
Pendant que j'étais chez lui, j'avais crédit, dans un
petit restaurant, d'un déjeuner de dix sous le matin,
d'un dîner de 1 fr. 25 le soir '— une chambre de
12 francs — oh ! bien laide, bien triste !
Mais j'ai mis le pied à l'étrier.
On se connaît de lexique à lexique. Il y a la con«
HASARDS DE LA FOURCHETTE. 323
frérie des Bescherellîsants, des Boisteux, des Poite-
vinards.
Des propositions me sont faites de la part d'une
maison de la rue de l'Eperon, qui a besoin de gram-
mairiens à bon marcbé.
On m'offre un centime la ligne — deux sous les dix
lignes — un franc le cent, — et encore il faut ajouter
quelques citations des écrivains célèbres. Chaque
sens particulier doit être appuyé d'un exemple.
On n'arrive pas à plus de 2 fr. 50 par jour, en tra-
vaillant et en fouillant les écrivains célèbres ! — C'est
long de chercher les exemples dans les livres!...
J'ai trouvé un moyen pour aller plus vite.
C'est malhonnête, je trouble la source des littéra-
tures!... je change le génie de la langue... elle en
souffrira peut-être pendant un siècle... mais qui y a
vu et qui y verra quelque chose ?
Voici ce que je fais.
Quand j'ai à ajouter un exemple, je l'invente tout
bonnement, et je mets entre parenthèses, (Fléchier)
(Bossuet) (Massillon) ou quelque autre grand pré-
dicateur, de n'importe où, Cambrai, Meaux ou Pon-
toise.
C'est l'aigle de Meaux que je contrefais le mieux et
le plus souvent.
Mais s'il ne me vient pas sous la plume quelque
chose de bien bouffi, bien creux, bien solennel, bien
rond, je remonte d'an siècle, je mets mes citations sur
le dos des gens de la Renaissance ou du Moyen âge.
324 HASARDS DE LA FOURCHETTE,
Je gagne ainsi 1§ sous de plus par jour.
15 soitf ! — C'est un dîner.
Il y a eu à propos de ces citations une violente
dispute, un jour, au café Voltaire, où vont des univer-
sitaires et où je vais aussi de temps en temps.
Un des professeurs tenait en main la dernière
livraison du Lexique, où je travail!.;, et avait le ne?
sur un mot traité par moi.
11 lit une phrase de Charron et sefrotte les mains,
se passe la langue sur les lèvres.
« Oh! les hommes de ce temps-là ! »
Un de ses collègues s'extasie à son tour, mais prête
à la citation un sens différent,
« Il n'a jamais été dans la pensée de Charron,
monsieur Vessoneau...
— .C'est au contraire bien son génie. Il est tout
entier là dedans !
— Vous n'avez pas lu Charron comme moi, mon
cher Pierran... »
Je buvais mon café, impassible.
La dispute s'est terminée par une épigramme amère
empruntée encore à la livraison.
« Oh! l'on peut bien vous attribuer cet autre mot
d-3 Ghamfort, celui-là, tenez, qui est cité au bout de
la page !... »
Il est de moi, ce mot-là aussi. J étais très gêné cette
dernière quinzaine, très pressé d'argent, et j'ai beau-
coup mis de Charron et de Chamfort dans la livrai-
son.
HASARDS DE LA FOURCHETTE. 325
J'en abats pour environ 70 francs par mois.
J'ai touché recta le premier mois. Pour arriver à
un chiffre rond, il manquait quelques lignes, j'ai fait
près de 7 sous avec du Marmontel.
Encore pas mauvais, ce vieux!
Au bout du second mois j'attends en vain mon
argent.
J'ai menacé de la justice de paix... du bruit... du
scandale...
On m'a offert moitié — en me congédiant. J'ai pris
moitié et suis parti, non sans grommeler — ce qui a
irrité les patrons. Ils vont disant partout que je suis
un mauvais coucheur.
« C'est dommage : Un garçon qui possède si bien
ses classiques I »
POÈTE SATIRIQUE.
« Vous êtes poète, n'est-ce pas ? »
C'est madame Gaux, la libraire, qui me demande
cela un matin.
Je suis plutôt barde. Je chante la patrie, je chante
ce que chantent les bardes ordinairement — on n'a
qu'à voir dans le dictionnaire. Va pour poète tout de
même ! et je réponds à madame Gaux de façon à lui
persuader que je sais manier la lyre — pincer les cor-
les d'un luth.
« Eh bien, je vous ai trouvé de l'ouvrage ! »
Je prends bien vite une attitude d'inspiré.
« Voici, dit-elle. — Il y a un monsieur qui en veut
32b HASARDS DE LA FOURCHETTE.
à un huissier de chez lui, et qui désire se venger de
cet huissier par une chanson. Savez-vous faire ça ? »
C'est de Y Archiloque qu'on me demande. Il faut
saisir le fouet de la satire ! . . .
« Je le saisirai! dis-je à madame' Gaux, qui ne
comprend pas très bien d'abord et me fait répéter et
iri'expliquer.
— Bon — Rendez-vous à l'hospice Dubois. Vous
demanderez M. Poirier et vous lui direz que vous
venez de ma part pour cracher sur l'huissier. C'esl ce
qu'il a dit. « Je cherche quelqu'un pour cracher sur
un huissier. »
J'arrive à l'hôpital".
«M. Poirier?
— Que lui voulez-vous? » •
Je n'ose dire pourquoi je viens. Je parlemente ; on
tient la porte fermée. Enfin je me décide à demander
un bout de papier.
« Lui porterez-vous ce mot? dis-je au concierge.
— Oui. »
J'écris le mot.
Monsieur,
Je suis la personne envoyée par madame Gaux et
doit c — r sur l'huissier.
« Avez-vous une enveloppe ?
— Non, répond l'hopitaleux. »
Je donne 1s mot plié en quatre.
HASARDS DE LA FOURCHETTE. 327
A travers les vitres je vois l'homme qui ouvre le
billet et le lit. Que doit-il penser?
C — r sur l'huissier !
J'aurais mieux fait de mettre cracher en toutes
lettres. C'était plus franc.^Gela coupait court aux
suppositions.
L'homme revient en me regardant drôlement.
« M. Poirier vous attend, chambre 12, corridor 3. »
Je m'engage dans le 3 e corridor — j'arrive à la
chambre 12.
Je frappe.
;< Entrez ! »
M. Poirier a mauvaise mine — il est assis, jaune et
maigre, dans un fauteuil, mais il lui reste de la bonne
humeur tout de même.
« Ah! vous venez de la part de madame Gaux I
Vous venez pour mordre ?... »
-Je l'interromps.
Je viens pour cracher !... Est-ce que je me trom-
perais de porte ?
Je m'en explique avec M. Poirier qui répond :
« Cracher! mordre! cela ne fait rien, pourvu que
vous insultiez Mussy et qu'il en crève !... Oui, mon-
sieur, il faut qu'il en crève I Si vous n'êtes pas homme
à faire une chanson dont Mussy crèvera, ne vous en
mêlez pas !... »
Je n'ose trop m'engager.
M. Poirier paraît inquiet, et se gratte le menton.
328 HASARDS DE LA FOURCHETTE.
« Vous avez l'air trop bon garçon ! »
Ma commande file à vau-l'eau ! Si j'ai l'air trop
bon garçon, je suis perdu ! — Je me fais une figure
noire, un rire vert, des yeux jaunes...
M. Poirier semble plus rassuré, et me priant de
m'asseoir :
« On peut toujours essayer, dit-il, nous verrons
de quoi vous accoucberez ! Je vais vous conter
la chose. Suivez-moi bien ! Il y avait une fois un
huissier et sa femme, qui étaient les gens les plus
canailles du pays; l'homme, grand comme une botte
— la femme, tordue comme un tirebouchon ; — ils
avaient un chien qui avait la queue en trompette. —
Voilà votre canevas ! — Ils s'appelaient Mussy —
allez-y i_ H faut qu'ils en crèvent... l'homme, la
femme et le chien. »
Il s'agit donc de les faire crever !...
Je passe d'abord à la bibliothèque où je consulte
les satiristes, pouf me mettre en train. J'attrape
un mal de tête seulement. Enfin j'accouche dans ma
nuit de cinq malheureux couplets. Qu'en pensera
M. Poirier?
Je 'ui écris.
Il me répond :
« Je suis justement mieux. Je sors demain de chez
Dubois. J'ai invité des cousins du Nivernais pour
écouter votre chanson. — Rendez-vous à midi chez
Foyot; vous chanterez votre affaire au dessert. »
Le lendemain, déieuner à la Gargantua. Pâté de
HASARDS DE LA FOURCHETTE. 329
foie gras, poulet, rôti, bourgogne, liqueurs, -desserts,
cigares ! -
Et maintenant, la parole est au chansonnier.
Je me lève, je tousse, pâlis, tousse encore.
« Buvez un verre de vin ! »
J'en bois deux! Et rouge, un peu lancé, je com-
mence. En avant !
Succès fou !
« Monsieur Vingtras ! Ils en crèveront ! »
En même temps, étouffant de joie, se tortillant
d'enthousiasme, M. Poirier m'emmène dans un coin,
fouille dans ses poches et me glisse quatre louis!
« Je vous en ferai gagner d'autres encore, dit-il..!
Savez-vous embêter les notaires? Je voudrais aussi
faire crever un notaire ! »
C'est une veine. J'ai un débouché dans les départe-
ments du centre. Les commandes affluent. On m'écrjt
_ de province! Je fais sur mesure — je ridiculise sur
photographie.
Je sème l'épigramme et la zizanie dans les familles.
C'est très lucratif.
s
Mais tout s'use ! Au bout de deux mois je suis vidé.
Mon rôle de satiriste est fini! Je meurs comme
la guêpe dont le dard se brise dans la blessure, je
meurs sur une chanson payée dix francs ! J'en sui3
arrivé à piquer, cracher et mordre pour dix francs.
La dernière ne m'a même été réglée qu'à sept francs
cinquante.
330 HASAEDS DE LA. FOïïSCÏETTB.
C'est mon chant du cygne! Je ne gagnerai plus un
sou dans ce genre-là. Je n'ai plus de sel, même pour
mettre dans une soupe.
DI0H6ERNE
Je vais quelquefois dans un restaurant à prix fixe
de la rue Rambuteau, à deux heures moins cinq. Je
viens à ce moment-là, parce qu'à deux heures le
déjeuner finit et le dîner commence.
C'est 50 centimes le déjeuner.
Pour 50 centimes on a un plat de viande, du pain,
un dessert. A cet instant de la journée, ce repas — à
cheval sur le matin et sur le soir — est très pro-
fitable.
J'ai le droit de rester le temps qu'il me plaît, je lis
les journaux et je réfléchis.
C'est au premier. — On entre par une allée noire,
mais la salle est vaste, bien éclairée, avec des glaces
dont le cadre est entouré de mousseline blanche.
De la fenêtre, on plonge dans la rue ; on aperçoit
le Colosse de Rhodes, on voit aller et venir un monde
d'ouvriers.
J'éprouve de la joie à reposer mes yeux sur la foule
des plébéiens; il y a chez euxdela simplicité, de l'aban-
don, des gestes ronds, des éclats de gaieté franche.
Ce n'est pas grimaçant et tendu comme le milieu où
je promène mon existence inutile.
Dès que je puis, je descends vers ces halles bruyan-
tes et dans ce tourbillon de peuple.
HASARDS DE LA FOURCHETTE. 331
11 faut pour cela que j'aie les 50 centimes du déjeu-
ner, plus les deux sous pour le garçon: il faut aussi
que je ne sois pas trop ridicule de mise et n'aie pas
l'air trop râpé. On peut avoir une blouse sale — c'est
le travail qui a fait les taches — mais un habit noir
fripé vous fait remarquer dans ces quartiers simples.
On croit qu'il a été sali par des vices.
J'achevais mon dessert, le nez dans le journal.
Le patron entre avec un homme que je reconnais.
Il chantait le Vin à quatre sous, du temps de l'Hôtel
Lisbonne, quand nous allions à Montrouge — sous le
grand hangar — où l'on buvait assis sur les bancs de
bois, dans de gros verres.
Ils sont camarades, le maître du restaurant et lui,
et ils viennent siffler — loin de la chaleur des four-
neaux — une bouteille de bordeaux frais.
Ils trinquent, retrinquent, causent et discutent à
propos de chansons.
A un moment, ils ont besoin d'une consultation.
Le patron dit :
« Adressons-nous à monsieur. »
C'est de moi qu'il parle, et vers moi qu'il sb
tourne.
« Vous prendrez bieïi un verre de vin avec nous?
et vous nous direz qui a tort de nous deux. »
C'est offert de bon cœur, et j'accepte.
« Yoici la chose : Je dis à Rogier qui est là, qu'il
ne doit pas dire Mogène mais Diogeme — pas Gène ;
Gerne! J'en appelle à vous, fait le cuisinier en enfon-
332 HASAEDS DE LA FOTTECHETTE.
çantsa toque blanche sur sa tête; vous' avez de l'édu-
cation. Prononcez. »
Diable !
Si je me prononce contre lui, me laissera-t-il encore
venir à deux heures moins cinq pour déjeuner :
quand l'avis affiché sur le mur dit qu'à partir de deux
heures tous les repas sont de seize sous?
J'hésite.
Le cuisinier répète en tapant sur la table :
— Je prétends que le refrain est comme ceci :
Il chante :
C'est la lanterne
De DiogeRne.
L'autre me regarde. Je me prononce :
« Oui, l'on dit DiogeRne ! »
Due ceux qui ne connaissent pas le repas à cheval
me jettent la première pierre ! mais que ceux qui le
connaissent me pardonnent !
Je n'ai pu persister dans la voie d'hypocrisie où je
m'étais engagé ! Dès que le patron a été sorti, m'ap-
prochant de Rogier et lui demandant pardon du re-
gard et de la voix, tête baissée :
« Monsieur, je viens de mentir. On dit Diogèoe !
— Sans r?
- Sans r.
J'ai laissé retomber mes bras et me tiens devant
mon juge avec des airs de statue cassée.
— Mais pourquoi alors?... »
HASARDS DE LA FOURCHETTE. 333
Je lui ouvre mon cœur et mon estomac. Je lu.'
explique le repas à cheval.
Il sourit — demande une autre bouteille.
« Vous boirez bien encore un coup?
— Non , merci !
— C'est peur de ne pouvoir payer la vôtre ?
— Mon Dieu, oui !... »
Rogier reste un instant silencieux.
« Que faites -vous pour vivre ? Savez- vous rimer?
Je lui conte mon histoire de Mussy, ma série con-
tre les notaires...
— Mais la romance ! Savez-vous faire la romance?
— Je n'ai jamais essayé.
— Vous ne savez pas faire parler un nuage, un
cheval, une houri?
— Je ne puis pas dire...
— Feriez- vous mieux du léger? — dans le genre du
petit lapin de ma femme? Qu'aimeriez- vous mieux,
chanter le pot de fleurs — ou le pot de nuit?
— Le pot de fleurs ! — sans mépriser le pot de nuit,
ai-je ajouté bien vite, ne sachant pas son goût et res-
tant prudemment à cheval sur les deux. »
Mais j'ai échoué dans les deux genres 1
« Vous n'avez pas d'esprit, m'a dit Rogier, un
matin. »
Par bonté, il m'a donné quelques recueils de calem-
bours à faire.
« Yous n'avez pas besoin de les inventer vous-
334 HASARDS DE LA FOURCHETTE.
même, vous n'en viendriez jamais à bout, mon pauvre
garçon; cherchez dans les livres, ça ne tait rien! »
Je vais à la bibliothèque copier les vieux anas.
Et c'est payé 5 francs — pas un radis de plus ! —
100 calembours pour un sou — demandez !
Je ferais mieux de crier ça dans une baraque, eii
habit de pitre. Je gagnerais davantage.
XXVÏÏ
Je reçois régulièrement mes quarante francs p.àsjr
mois. — Régulièrement? Hélas! non. Il y a parfois
un jour, deux jours de retard, et alors j'ai le frisson,
parce que ma logeuse attend. Mon estomac attend
aussi — c'est dur. J'ai passé souvent vingt-quatre heu-
res, le ventre creux, ayant à peine la force de parier
quand j'avais une leçon à donner. Ce n'est la faute de
personne! Mon père ne m'a jamais fait faux bond;
mais j'ai eu beau lui écrire qu'une lenteur de quel-
ques beures m'exposait à- une humiliation pénible
dans mon garni où ma quinzaine tombait à jour
fixe, et me condamnait à des spasmes de faim. Il ne
t'a pas cru. Les parents ne se figurent pas cela, loin
de Paris. Au café, ils demandent le Charivari, lisent
les légendes de Gavarni, qui parlent de carottes
tirées par les étudiants. ■ J"ai failli en tirer une, une
fois — l'arracher d'un champ, à Montrouge, pour la
croquer crue et sale, en deux coups de dent, tant
336 A MARIER,
mes boyaux grognaient ! Je venais de rater un ami
qui avait crédit dans une gargote de la banlieue.
Quelqu'un passa juste au moment où je me pen-
chais : je partis comme un voleur. J'aurais peut-être
bien été accusé de vol, si j'avais été surpris un ins-
tant plus tôt.
Ah! tant pis, je prendrai la vache enragée par les
cornes !
C'est ma vie en garni qui me fait le plus souffrir.
Je suis là souvent avec des voyous et des escrocs.
L'autre matin, des agents en bourgeois sont entrés
au nom de la loi dans mon taudis, et m'ont cerné sur
mon grabat comme coupable de je ne sais quel
crime.
Ils s'étaient trompés de porte. C'était mon voisin
qui avait volé ou violé. Il était chez lui; il chantait..
On a reconnu sa voix, ce qui a fait reconnaître ,
mon innocence ! Mais que le scélérat les eût entendu
monter, qu'il eût descendu l'escalier à la dérobée,
j'avais beau me débattre, on m'emmenait!
J'ai écrit à mon père, je lui ai conté l'aventure, et
je lui ai demandé l'aumône:
« Avance-moi le prix d'un petit mobilier, de quoi
meubler comme une cellule un coin où je vivrai à
l'abri de ces hasards. J'ai trouvé une chambre pour
80 francs, rue Contrescarpe. On veut le terme d'a-
vance ; je te le demande aussi. Mais, je t'en prie, fais
ce sacrifice qui m'épargnera bien des douleurs et des
dangers !» "
A MARIER. 337
J'ajoutais dans ma lettre — timidement — que,
dans cette vie où l'on habite des masures vieilles et
misérables, on perd à chaque instant le peu qu'on a,
dans les expropriations, les descentes, les râfles...
que j'avais déjà égaré des œuvres...
C'était vrai ! En ai-je laissé dans les garnis, jetées
aux ordures, cachées derrière une malle, gardées par
le logeur, des pages qui avaient peut-être leur amère
éloquence !
Mon père ne m'a pas répondu.
Oh! j'ai senti malgré moi remonter contre lui le
dot de mes colères d'enfant! .
« Mais ne savez-vous pas, m'a dit un de ses anciens
collègues de Nantes — que j'ai heurté tout d'un coup
au coin d'une rue : brave homme qui était notre ami,
à qui j'ai avoué ma vie, tant le soir était triste, tant
la pluie était noire, tant ma chambre de ce temps-là
était froide ! — Ne savez-vous pas que votre père
n'est plu* à Nantes? »
Il m'a conté une douloureuse histoire.
Mon père a retrouvé sur son chemin une madame
Brignolin, une veuve de censeur, qui l'a aimé ou a
fait semblant de l'aimer. Il est devenu son amant,
s'est compromis, affiché : ma mère, folle de jalousie
et de chagrin, perdant la tête, a fait une scène à la
maîtresse devant le collège ; il y a eu un scandale
affreux, un rapport terrible au ministère. On s'est
contenté d'un déplacement, mais mon père est dans
une ville du Nord maintenant.
- - 90
JJH A MABIER.
Et je n'ai rien su de cela! Ni lui ni ma mère ne
m'en ont rien dit!
« C'est que, voyez- vous, a répondu le vieillard, le
lendemain a été arrosé de larmes! Votre père est parti
seul... Votre mère est retournée chez elle, dans votre
pays, où je l'ai vue, il n'y a pas trois semaines, bien
changée, mon ami !... Elle vit là comme une veuve,
entre le portrait de son mari et le vôtre... J'ai assisté
à la scène de séparation... C'était à qui se deman-
derait pardon.
— C'est moi qui suis coupable ! criait-elle en se
mettant à genoux.
— Non, c'est moi que ma vie de professeur a rendu
fou et mauvais...
— Nous pouvons être heureux encore, répondait
votre mère. N'est-ce pas? répétait-elle, se tourna ni
vers moi, et me consultant de ses yeux rougis. »
Et je dois vous dire que j'ai baissé la tète et
ai répondu non! J'ai répondu non : parce que votre
père est fou de celle à propos de laquelle le scandale
a éclaté. Il la reprendra : il l'a déjà reprise... Honnête
homme qui a l'air de commettre un crime... Mais il
avait une nature d'irrégulier, et le hasard l'a mi-
dans un métier de forçat, en lui donnant pour com-
pagne votre mère trop paysanne pour une âme haute
et meurtrie. Je connais cela, moi qui ai souffert,
qui ai aimé,., sans qu'on le sache... Eh bien, oui.
parce que j'avais passé par là, parce que j'étais au
courant.de toute l'histoire, j'ai conseillé la séparation ;
Votre mère n'aurait pas fait de scandale, tout en
A MAEIER. 339
agonisant de douleur, mais l'Université a ses mou-
chards, et tôt ou tard c'était, non plus la disgrâce,
mais la destitution. C'est votre mère qui a fait la
première le sacrifice. « Oui, il vaut mieux que nous
nous séparions ! » Elle a éclaté en sanglots, eta em-
brassé votre père comme j'ai vu embrasser des morts
avant qu'ils fussent mis dans la bière.
Je croyais que vous saviez cette histoire. Sans
doute, ils n'ont pas encore osé vous la dire !
Le soir même de notre entretien — c'était le 31 —
le père de Collinet est venu me voir et m'a apporté
mes quarante francs.
— Vous viendrez les chercher à la maison, désor-
mais, tous les premiers du mois.
Il n'a rien ajouté, et je n'ai rien demandé. Mais
j'ai écrit à ma mère.
Ma plume a longtemps hésité ; j'ai raturé bien des
lignes, j'ai même effacé un mot sous des larmes que
je n'ai pu retenir. Je ne savais comment ménager son
cœur.
Elle m'a répondu.
« Oui, mon fils, ton père et moi, nous sommes sé-
parés, séparés comme si la mort avait passé par là.
.le te demanderai même comme une grâce de ne plus
prononcer son nom dans tes lettres ; fais-moi cette
charité au nom de ma douleur. »
Par le vieux prolesseur, qui est revenu me voir,
340 A MiEIER.
j'ai su qu'elle avait appris que la madame Brignolin
nouvelle avait répris place dans le lit du père, et
au'auprès de certaines gens elle passait même pour
l'épouse. C'est la fin, l'éternel veuvage ; je la connais.
Le nom de mon père est rayé de nos lèvres, tout
en restant écrit comme avec la pointe d'un couteau
dans le cœur de la pauvre femme.
Lui écrirai-je, à lui? Que lui dire? Un jour peut
être je saurai trouver le mot ou le cri qui rapproche
le père du fils ; aujourd'hui, il faudrait l'excuser ou
''accuser! Mais, à mes yeux, ma mère est malheu-
reuse sans qu'il soit criminel. Je resterai muet entre
ces deux victimes.
Le bon vieux professeur qui est reparti là-bas,
m'a promis qu'il m'avertirait, si dans la maison de
l'abandonnée arrivait la maladie ou un malheur.
Mais ma mère elle-même m'écrit et m'appelle, s
« Je t'en prie, arrive puisque tu vas avoir tes
vacances de Pâques et du temps devant toi...
et puis, je suis souffrante, et je me dis souvent que
si j'allais, par' hasard, mourir avant de t'avoir em-
■ brassé encore une fois, mon agonie serait si triste !...
Essaie de venir, mon enfant, tu me rendras bien heu
reuse. »
Je tremble un peu en tenant cette feuille écrite là-
bas, au village, par la main honnête de la pauvre
femme... Gomme ceux de la brasserie riraient s'ils
me voyaient ,
Je puis partir comme elle dit. J'ai même par hasard
une redingote toute neuve et un chapeau tout frais.
A MARIEE. 341
Voir le pays !...
Toute la soirée, je me suis promené seul sous les
arbres du Luxembourg en y songeant. Je n'ai pas
mis les pieds à la brasserie, de peur d'enfumer mon
émotion.
Me voilà en route! La locomotive est déjà à 150
lieues de Paris !...
La vue des villages qui fuient devant moi ressuscite
tout mon passé d'enfant !
Maisonnettes ceinturées de lierre et coiffées de tuiles
rouges ; basses-cours où traînent des troncs d'arbres
et des socs des charrues rouillés ; jardinets plantés de
soleils à grosse panse d'or et à nombril noir ; seuils
branlants, fenêtres éborgnées, chemins pleins de purin
et de crevasses; barrières contre lesquelles les bébés
appuient leurs nez crottés et leurs fronts bombés,
pour regarder le . train; cette simplicité, cette gros-
sièreté, ce silence, me rappellent la campagne où
je buvais la liberté et le vent, étan t tout petit.
Dans les femmes courbées pour sarcler les champs,
je crois reconnaître mes tantes les paysannes ; et je
me lève malgré moi quand j'aperçois le miroir d'un
étang ou d'un lac ; je me penche, comme si je devais
retrouver dans cette glace verte le Yingtras d'autre-
fois. Je regarde courir l'eau des ruisseaux et je suis
ie vol noir des corbeaux dans le bleu du ciel.
Dans ce champ d'espace, avec cette profondeur
d'horizon et ce lointain vague, l'idée de Paris s'éva-
nouit et meurt.
29.
342 À MARIES.
Tout parle à ma mémoire: ce mur bâti de pierres
posées au hasard et qui laissent de grands trous de
lumière comme des meurtrières de barricade aban-
donnée : cette échelle de vigne qui a fait pétiller
dans ma cervelle, ainsi quela mousse du vin nouveau ,
les réminiscences des vendanges — et ce bois sombre
qui me rappelle la forêt de sapins où il faisait si triste
et où j'aimais tant à m'enfoncer pour avoir peur !
Nous sommes à Lyon.
Je n'ai plus regardé ni vu les peupliers, les ruis-
seaux, le ciel ! J'ai cru seulement apercevoir là-haut,
dans les nuages, une boule de sang; au-dessous, il
me semblait que j'entendais claquer une guenille de
deuil.
J'ai ôté d'instinct mon chapeau — pour saluer le
drapeau noir... le drapeau noir, étendard des canuts,
bannière de la Guillotière !
C'est en 1832, au sommet de cette Guillotière en
armes, que des blouses bleues portèrent, pour la pre-
mière fois, sur des fusils en croix, le berceau de la
guerre sociale !
Heureusement, nous avons passé vite et nous ne
nous sommes point arrêtés... J'aurais perdu la joie
du recueillement doux et profond, pendant les pèle-
rinages que j'aurais faits aux endroits où 4'on avait
crié : Vivre en travaillant, mourir en combattant !
A Saint-Etienne nous avons pris le train qui longe
la Loire,
A MARIER. 343
J'ai toujours aimé les rivières !
De mes souvenirs de jadis, j'ai gardé par-dessus
tout le souvenir de la Loire bleue ! Je regardais là
dedans se briser le soleil; l'écume qui bouillonnait
autour des semblants d'écueil avait des blancheurs
de dentelle qui frissonne au vent. Elle avait été mon
luxe, cette rivière, et j'avais péché des coquillages
dans le sable fin de ses rives, avec l'émotion d'un
chercheur d'or.
Elle roule mon cœur dans son flot clair.
Tout à coup les bords se débrident comme une
plaie.
C'est qu'il a fallu déchirer et casser à coups de
pioche et à coups de mine les rochers qui barraient
la route de la locomotive.
De chaque côté du fleuve, on dirait que l'on a livré
des batailles. La terre glaise est rouge, les plantes qui
n'ont pas été tuées sont tristes, la végétation semble
avoir été fusillée ou meurtrie parle canon.
Cette poésie sombre sait, elle aussi, me remuer et
m'émouvoir. Je me rappelle que toutes mes promena-
des d'enfant par les champs et les bois aboutissaient à
des spectacles de cette couleur violente. Pour être
complète et profonde, mon émotion avait besoin de
retrouver ces cicatrices de la nature.
Ma vie a été labourée el mâchée par le malheur
comme cet ourlet de terre griffée et saignante.
* Ah! je sens que je suis bien un morceau de toi,
un éclat de tes rochers, pays pauvre qui embaume
344 A MARIER.
les fleurs et la poudre, terre de vignes et de volcans !
Ces paysans, ces paysannes qui passent, ce sont
mes frères en veste de laine, mes sœurs en tablier
rouge... ils sont pétris de la même argile, ils ont dans
le sangle même fer!
Deux mots de patois, qui ont tout d'un coup brisé le
silence d'une petite gare perdue près d'un bois de
sapins, ont failli me faire évanouir.
Nous approchons !
Je suis pâle comme un linge, je l'ai vu dans la vitre,
j'avais l'air d'un mort.
Le Puy! Le Puy!..
Je reconnais les enseignes, un chapeau en bois
rouge, la botte à glands d'or, le Cheval blanc, Y Hôtel
du Viuarais.
A une fenêtre, je vois tout à coup apparaître une
face pâle avec de grands yeux noirs au larmier meur-
tri, et j'entends un cri...
— Jacques !
C'est ma mère qui m'appelle et qui me tend les
bras ! Elle vient au-devant de moi dans l'escalier et
m'embrasse en pleurant.
— Gomme tu as l'air durl me dit-elle au bout d'un
moment.
C'est qu'en effet j'ai senti comme le froid d'un cou-
teau dans le cœur, en entrant dansla chambre où elle
m'a entraîné et qui a comme une odeur de chapelle.
A MARIEE. 345
Partjut, des reliques fanées : cadres de vieux
tableaux, gravures jaunies par ie temps... — C'est
ce qui lui reste d'avant sa séparation.
Voilà le portrait de mon père, avec les cheveux en
toupet comme on les portait quand il était jeune. La
tète est presque souriante et pleine- Mais à côté est
un dessin qui le représente amaigri et l'œil triste. Ce
dessin a été fait quand la vie avait fané et creusé ses
traits.
Voici son portefeuille de vieux cuir vert, où il avait
écrit des chansons qui avaient la forme de flacons et
de gourdes, où il avait aussi laissé dans un des plis
une fleur donnée par ma mère...
Cette fleur-là, elle vient de la retirer, et, après
l'avoir pressée sur ses lèvres, elle a voulu que j'y
appuie les miennes aussi. Je l'ai fait machinalement
et avec gêne...
Toutes ces choses, porte-montre d'il y a trente ans,
bonnet grec aux roses défraîchies et poudreuses,
bouquet aux pétales secs embaumant pour elle le
sort venir d'un jour heureux, tout cela est entremêlé
de brins de rameau et de buis bénit, même d'images
de sainteté, et la pauvre femme joint les mains et
regarde le ciel en remuant les miettes du passé.
Elle est restée immobile dans sa douleur depuis le
jour où son mari l'a quittée.
J'ai senti le voile des larmes, certes, quand j'ai
eu son visage pâle et grave contre le mien, quand
elle m'a serré contre sa poitrine amaigrie et trem-
blante : être faible qui n'avait plus que moi pour s'ap-
346 A MARIER.
puyer et que moi à aimer. Mais en voyant se dresser
entre nous trois, elle, moi et mon père absent, cette
reliquaillerie, c'est de la colère qui m'a pris les nerfs,
et le sentiment de mélancolie qui m'envahissait, a fait
place à une sensation de mépris, dont ma figure a
laissé voir les traces.
Je me suis échappé pour rôder dans la ville.
« Es-tu allé voir le collège? m'a dit ma mère
quand je suis rentré.
— Non. »
Elle ne comprend pas les chagrins immenses pour
mon âme d'écolier qui me dévorèrent dans les écoles
aux murs sombres. J'allais brutaliser sa tendresse
avec des gestes de rancune sauvage et mes exclama-
tions de fureur... J'ai dû me taire !
Le collège? — J'ai pu aller jusqu'à la porte; encore
mon cœur battait-il à se casser! Quand j'ai pris la
petite rue qui y mène, je titubais comme un homme
ivre.
Mais arrivé devant la grille, j'ai dû m'appuyer
contre une borne pour ne pas tomber.
C'est là dedans que mon père était maître d'études
à vingt-deux ans, marié, déjà père de Jacques
Vingtras.
C'est là qu'il fut humilié pendant des années;
c'est là que je l'ai vu essuyer en cachette des larmes
de hontë, quand le proviseur lui parlait comme à un
chien; c'est là que j'ai senti peser sur mes petites
ôpaules le fardeau de sa grande douleur.
A M A'IH E II. .>4./
Son, je n'ai pas osé passer sous cette porte, pour
revoir le coin de cour où un grand sauta sur lui
et le souffleta.
Entrer? — Il me semble que je laisserais démon
sang sur le plancher de l'étude des grands, où étail
la table devant laquelle je travaillais — à côté de
'la chaire, dans laquelle celui qui m'avait mis au
monde était installé, comme dans la tribune du réfec-
toire le gardien qui surveille les réclusionnaires.
« Te rappelles-tu que tu gagnas tous les prix en neu-
vième? tu avais trois couronnes, l'une sur l'autre, le
jour de la distribution... »
Oui, je me rappelle ces couronnes : j'avais assez
envie de pleurer là-dessous! C'est le premier ridicule
qui m'ait écorché le cœur !
Mais il ne s'agit pas de la faire pleurer à son tour
' je m'approche d'elle tendrement.
« Tu avais un secret à me dire... »
Elle a toussé, assujetti sur son front sa coiffe blan-
che, m'a lancé un regard doux et profond, et rappro-
chant sa chaise de la mienne, elle m'a pris les mains:
es Tu ne t'ennuies pas de vivre seul, toujours seul?
Tu n'as jamais songé à prendre une femme qui
l'aimerait? »
Aimé ?
, Ne voyant la vie que comme un combat; espèce de
Ààéserteur à qui les camarades même hésitent à ten-
^■e la main, tant j'ai des théories violentes qui les
34* A MARIER.
insultent et qui les gênent; ne trouvant nulle part un
abri contre les préjugés et les traditions qui me cer-
nent et me poursuivent comme des gendarmes, je ne
pourrais être aimé que de quelque femme qui serait-
une révoltée comme moi. Mais j'ai remarqué que la
révolte tuait souvent la grâce ! Et v moi, je voudrais,
que celle à qui j'associerais ma vie eût l'air femme
jusqu'au bout des ongles, fût jolie et élégante, et
marchât comme une grande dame ! C'est terrible, ces
goûts d'aristocrate avec mes idées de plébéien !
« « Mais si tu tombais malade loin de moi, ou quand
je serai morte ! »
Tomber m nlade, allons donc !
Il faudra qu'on me tue pour que je meure ; et l'on
me tuera certainement avant que le hasard ait apporté
la maladie. Je cours trop après l'insurrection et la
révolte pour ne pas tomber bientôt - dans le combat.
Le sentiment du repos et le désir de l'existence
calme sous la charmille ou au coin du feu ne me sont
pas venus ! — Sacrebleu non !
J'ai d'abord à briser le cercle d'impuissance dans
lequel je tourne en désespéré !
Je cherche à devenir dans la mesure de mes forces
!e porte-voix et le porte-drapeau des insoumis. Cette
iiiée veille à mon chevet depuis les premières heures
libres de ma jeunesse. Le soir, quand je rentre dans
mon trou, elle est là qui me regarde depuis des années,
comme. un chien qui attend un signe pour hurler et
pour mordre,
A MARIER/ 349
D'ailleurs qui voudrait m'épouser, moi sans mét s ier,
sans fortune, sans nom ?
îi paraît que ce caprice-là s'est logé dans une tête
brune qui est, ma foi, charmante et qu'éclairent
bien beaux yeux !
D'où me connaît-on ?
C'est elle-même, la demoiselle aux beaux yeux,
qui répond :
« D'où l'on vous connaît? Vous rappelez-vous
quand vous étiez dans un journal et que vous aviez
dû vous battre en duel? Vous êtes allé chercher
comme témoin un élève de Saint-Cyr qui était
de l'Auvergne comme vous. C'était tout simplement
le frère de votre servante; mon Dieu, oui... Il s'ap-
pelait comme celle qui vous parle, et qui se charge
d'épousseter votre mémoire... Vous ne vous souve-
nez pas ?
— Oui... maintenant !
— Vous vous souvenez de mon frère ? mais de
moi?... Non, avouez!... J'étais trop petite fille pour
vous... Cependant, voyons, vous devez vous rappeler
qu'après le duel manqué vous êtes venu chez notre
oncle... rue de Vaugirard... Vous y avez dîné deux ou
trois fois... Même vous aviez l'air d'avoir bien faim!...
On aurait dit que vous n'aviez pas mangé depuis deux
jours. Malgré cela, vous avez été bien impertinent
avec ma petite personne, qui vous en voulait beau-
coup. Vous déclariez dans les coins que vous n'ai-
miez pas la musique et que mon tapotage sur le
h
350 A MARIER,
piano vous laissait froid. Vous préfériez passer dans
le salon et causer de l'avenir de l'humanité avec des
chauves... Ne dites pas non... j'écoutais aux portes.
Un heau jour, mon frère partit au diable avec ses
épaulettes de sous-lieutenant. Il vous a revu chaque
fois qu'il est venu à Paris pendant ses congés d'of-
ficier. Mais vous ne reparûtes plus devant la tapo-
teuse de piano. Voilà l'histoire. Non, ce n'est pas
tout... Je vais rougir un peu... ne me regardez
pas... Vous m'aviez frappée avec votre air bizarre...
Cette idée de se battre à propos de rien, pour l'hon-
neur... par amour du danger, cela me faisait ou-
blier que ma musique vous déplaisait... j'étais un
peu romantique, vous aviez l'air un peu fatal. Puis
mon frère vous a suivi de loin dans la vie, nous avons
parlé de vous souvent — très souvent... Il m'a conté
que vous aviez supporté si bravement et si gaiement
une certaine existence que vous avez acceptée à plai-
sir — pour rester libre , — au risque de dîner avec les
gâteaux de soirée quand vous alliez dans le monde,
comme vous faisiez quand, vous veniez chez mon
oncle.
Je vous .ai glissé ma part quelquefois, monsieur,
sans que ni vous ni les autres y vissiez rien... même
quand c'était de ces mokas de chez Julien que
j'aimais tant, et que je vous sacrifiais... Bref, j'ai eu
de vos nouvelles toujours; et mon frère m'a plus d'une
fois volée à votre profit dans sa correspondance ;■ je
croyais que j'allais encore lire des câlineries à mon
adresse, je tournais là page, c'était de M. Vinglras
A MARIEE. 351
qu'il s'agissait... Ah! il vous aime bien... j'étais jalouse
de vous... il vous le contera du reste, car iJ.va arri-
ver... exprès pouf vous voir, parce qu'il sait que vous
êtes ici, parce qu'il y a un complot, parce qu'il a mis
dans la tête de papa et de maman, dans la tète de
votre mère aussi, des idées !... »
Elles'est arrêtée un instant, et a repris, enhochanl
la tête comme un chardonneret, avec un petit air
fâché et moqueur :
« Ah ! mais non... par exemple!... »
Eiie s'est enfuie là-dessus, mais en me jetant un
sourire qui avait» la grâce d'un aveu, et elle m'a
adressé un regard si long et si tendre que j'en ai eu
froid dans le dos et chaud au cœur...
Nous en avons parlé le soir avec ma mère. — Les
choses sont plus avancées que je ne pensais. À l 'en
croire, c'est fait si j'y tiens; à la condition que je res-
terai au Puy et ne retournerai point %. Paris, avant
un an, deux ans peut-être. — Ah ! cela gâte tout.
— Gomment , Jacques , tu hésiterais après les
démarches que j'ai faites, quand la demoiselle est
honnête et te plaît, quand cela te sort de la misère? »
« Gela te sort de la misère ! »
Mais si j'avais voulu n'être pas misérable, je ne
l'aurais jamais été, moi qui n'avais qu'à accepter le
rôle de grand homme de province, après mes succès
de collège. Je pouvais trouver, à Paris même, un
gagne-pain, an tremplin; j'aurais enlevé des protec-
35*2 A MARIER.
lions à la pointe de i'épée, grâce à ma nature bavarde
et sanguine, à mon espèce de faconde et à ma verve
d'audacieux. Je pouvais par mes anciens professeurs
de Bonaparte ou de province obtenir une place qui
m'eût mené à tout. On me l'a dix fois conseillé. Si je
v suis pauvre, c'est que je l'ai bien voulu; je n'avais
qu'à vendre aux puissants ma jeunesse et ma force.
Je pouvais, il y a beau temps, cueillir une fille i
narier, qui m'aurait apporté ou des écus ou des pro-
tections.
Protections ou écus auraient senti le sang du coup
d'Etat; et je suis resté dans l'ombre où j'ai mangé
les queues de merlan de Turquet.
« Mais, riche, tu pourras défendre tes idées et les
mettre dans tes livres, tu aideras bien mieux les
pauvres ainsi, qu'en te morfondant dans cette pauvreté
qui te lie les mains et qui... (je te demande pardon
de te parler ainsi) peut t'aigrir le cœur.
Il y a du vrai dans ces mots-là.
, Ma mère me voit ébranlé et reprend :
< « Mon ami, ce que tu feras sera bien fait, je ne
te reprocherai pas de ne pas m'avoir écoutée... Tu
es un homme... J'ai trop à me reprocher de ne p.ns
t'avoir compris quand tu étais un enfant... Mais ne
te hâte point, je t'en prie. »
Soit, je ne briserai rien : j'attendrai : mais encore
dois-je savoir si celle qui veut être ma femme voudra
être mon compagnon et mon complice...
A MARIER. 353
Chez mon père aussi, j'avais la vie assurée ; il m'ai-
mait, le pauvre professeur, tout dur qu'il parût.
Pourtant, cette vie-là, j'en ai eu horreur! Je l'ai
fuie, pour entrer dans les jours sans pain, — parce
que tous mes penchants heurtaient les siens, parce
que toutes ses idées repoussaient les miennes, parce
que nos cœurs ne battaient pas à l'unisson, et que
nos regards, à la suite des discussions amères,
étaient chargés, malgré nous, de douleur et de
haine...
L'argent — 100,000 francs ! 5,000 livres de rente,
20,000 à la mort des parents. — C'est beau ! on im-
prime bien des appels aux armes avec ça.
Mais si elle ne pense pas comme moi !...
Elle dira alors que je la vole ou que je la trahis,
quand mes colères républicaines sauteront sur le
monde auquel elle appartient.
Je sais à quoi m'en tenir depuis l'autre matin.
C'est fini pour toujours !
Nous étions allés dans un desfaubourgs, où un vieux
professeur ancien collègue de mon père a organisé
une espèce de bureau de charité.
En revenant elle m'a dit :
« Quand nous serons mariés, vous ne me mènerez
pas dans des quartiers tristes. — Moi d'abord, a-t-elle
repris avec une mine de suprême dégoût, je n'aime
pas les pauvres...
- Ah ! caillette ! â qui j'étais capable d'enchaîner ma
vie ! fille d'heureux qui avais sans t'en douter, le
30.
354 A MARIEE,
mépris de celui que tu voulais pour mari i Car lui, il
a été pauvre ! Comme tu le mépriserais si tu savais
qu'il a eu faim !
Elle sent bien qu'elle a fait une blessure.
Me reprenant le bras, et plongeant ses yeux ten-
dres dans Ja sévérité des miens :
« Vousnem'avez pascomprise, » murmure-t-elle,
anxieuse d'effacer le pli qui est sur mon front.
Pardon, bourgeoise !- Le mot qui est sorti de vos
lèvres est bien un cri de votre cœur et vos efforts
pour réparer le mal n'ont fait qu'empoisonner la
plaie.
Et j'en saigne et j'en pleure ! Car j'adorais cette
femme qui était bien mise et sentait si bon !
Mais n'ayez peur, camarades de combat et de
misère, je ne vous lâcherai pas !
« Vous m'en voulez, on dirait que vous me haïssez
depuis l'autre jour. Soyez franc, voyons, a-t-elle dit
en se plantant devant moi.
— Eh bien oui, je vous en veux, — parce que vous
aviez jeté un rayon de soleil dans l'ombre de ma jeu-
aesse, et que j'ai soif de caresses et de bonheur.
Mais j'ai encore plus soif de justice... un mot qui
vous fait rire. . . n'est-ce pas ?
C'est comme cela pourtant... on ne vous a raconté
que le côté drôle de ma vie de bohème... tandis que
j'en ai gardé des impressions poignantes, la haine
profonde des idées et des hommes qui écrasent les
obscurs et les désarmés. De grands mots!... Que
A MARIER. 3bT
voulez- vous? Ils traduisent l'état de ma cervelle et
de mon cœur! Il y avait place encore là dedans pour
votre charme et les joies douces que votre grâce
m'eût données, mais il aurait fallu que vous eussiez
avec votre belle santé de vierge, que vous eussiez un
pou de ma maladie d'ancien pauvre... »
Et j'ai planté là celle qui était ma fiancée! j'ai
fui, enfonçant ma tête dans le collet de ma redingote
comme une autruche, laissant ma mère désolée. J'ai
filé par le premier train, désespéré.
J'ai peur du milieu où je rentre, qui me paraissait
déjà lugubre quand je n'étais pas sorti de ses frontiè-
res, mais qui va me sembler bien autrement sombre,
maintenant que j'ai vu les rivières claires, les bois
profonds; que j'ai vu surtout une maison heureuse où
entrait à grands flots le soleil, le luxe et le bonheur;
où une créature élégante et fine rôdait autour de moi
avec des mines d'amoureuse; où j'étais celui qu'on
regardait avec des yeux pleins de tendresse et pleins
d'envie.
• Un mot, rien qu'un mot a suffi pour noircir ce fond
pur, pour mettre une tache de gale sur l'horizon.
Par moments je me trouve si sot!.,. Je regrette mon
acte de courage.
Pendant un arrêt, je suis bien resté cinq minutes,
hésitant, prêt à lâcher le train qui me menait sur
Paris^ pour attendre celui qui me ramènerait au
Puy
Allons! Nous sommes arrivés
356 A MARIEB.
Il est trois heures du matin.
J'ai laissé ma malle au bureau des bagages, ne
sachant pas si, dans ma maison, après ma longue
absence,- à cette heure, je retrouverai ma chambre
libre) et j'ai marché jusqu'au matin à travers 1c-
rues.
Encore un courage que je ne pourrais pas avoir
deux nuits de suite : celui de rôder sur le pavé en
regardant la lune mourir et le soleil renaître !
Il y a surtout un moment, quand vient l'aube, où
le ciel ressemble à une aurore sale ou à une traînée
de lait bleuâtre; où les glaces dans lesquelles on se
reconnaît tout à coup, à l'extérieur des magasins de
nouveautés et des boutiques de perruquier, reflètent
un visage livide sur un horizon dur et triste comme
une cour cle prison.
Le silence est horrible, et le froid vous prend : on
sent la peau se tendre, et les tempes se serrer. Cette
aurore aux doigts de roses, dont parlent les poètes,
vous met un masque sale sur la figure, et les pieds
finissent par avoir autant de crasse que de sang... On
se trouve des allures de mendiant et de mutilé.
Je rencontre des gens sans asile qui baissent la
^te et qui traînent la jambe; j'en déniche qui sont
étendus, comme des mouches mortes, sur les marches
d'escalier blanches comme des pierres de tombe
L'un d'eux m'a parlé ; il était maigre et cassé, quoi-
qu'il n'eût pas plus de trente ans ; il avait presque la
A MARIER. 357
peau bleue, et ses oreilles s'écartaient comme celles
des poitrinaires.
— Monsieur, m'a-t-il dit, je suis bachelier. J]ai
commencé mon droit. Mes parents sont morts, ils ne
m'ont rien laissé. J'ai été maître d'études, mais on
m'a renvoyé parce que je crachais le sang. Je n'ai pas
de logement et je n'ai pas mangé depuis deux jours.
J'ai éprouvé une impression de terreur, comme une
nuit où, dans la campagne, j'avais été accosté, au
détour d'un chemin qu'inondait la pleine lune, par
une mendiante qui avait une grande coiffe blanche,
la tête ronde et blême, l'œil fixe, et qui était recou-
verte d'une longue robe noire.
Je vis à un mouvement de cette robe, relevée tout
d'un coup d'un geste gauche, que c'était un homme
habillé en femme! Pourquoi? Était-ce un fou ou un
assassin? un échappé d'asile, un évadé de bagne las
de la fuite et qui s'arrêtait une minute entre la prison
et l'échafaud?
De ses lèvres sortirent ces seuls mots :
— N'ayez pas peur, allez ! Ayez pitié de moi.
Devant cet homme de Paris avec ses oreilles décol-
lées, et qui murmurait : « Je suis bachelier, je crache
le sang, je meurs de faim, » devant cette apparition,
comme devant l'homme habillé en femme, j'ai res-
senti de l'épouvante !
Il est bachelier comme moi... et il mendie; et il
n'en a pas pour une semaine à vivre... peut-être il va
pousser un dernier cri et mourir !
358 A MARIER.
Dans le calme immense de la nuit, au milieu de la
rue déserte, c'était si triste!
Je suis parti; parti sans retourner la tête...
C'est qu'il est mon égal par l'éducation et l'habit 1
c'est, qu'il en sait autant que moi — plus, peut-être !
Et il marche, le ventre creux, l'œil hagard... 11
marche et la mort ne lui fait pas l'aumône, elle ne Lui
tord pas le,cou !...
Son cœur continue à battre, son cerveau las pense
encore — et ce cœur et ce cerveau n'ont.rien trouvé
pour l'aider à ne pas crever comme un chien — non :
rien trouvé, que la mendicité, la mendicité en larmes !
J'aurais dû lui parler, lui prêter mon bras, l'aider
à se soutenir sur le pavé ! J'ai craint d'attraper sa
fièvre, celle des poitrinaires et des mendiants...
Le soir, j'ai conté l'histoire aux camarades.
On n'a point frémi de mon frémissement, on a même
blagué ma sensibilité et ma frayeur.
L'un des assistants qui vit avec mille francs de
rente et qu'on appelle le Tribun, parce qu'il a par-
fois des gestes et des souffles d'éloquence, a souri
amèrement :
« Que diriez-vous d'un marin qui passerait toute
sa vie à plaindre les naufragés et qui aurait l'air de
supplier l'océan de ne pas porter l'agonie de tant de
victimes ! »
« Votre chambre est encore libre, m'a-t-il été
répondu à mon ancien hôtel quand j'y suis rentré le
matin. »
A MARIER. 359
Mais des lettres, vieilles de huit jours, m'annon-
cent que j'ai exaspéré deux leçons, mes deux meil-
leures, qui me lâchent. Il ne me reste que du fretin.
Me voilà frais! Je suis juste aussi avancé que quand
j'ai débuté.
Tout est à recommencer, après tant d'hésitations,
d'efforts, de douleurs! Eh! pourquoi suis-je allé
dans ce trou de province? Est-ce qu'on a le temps de
faire du sentiment et de la villégiature quand on est
engagé pour vendre à heure fixe du latin et du grec,
quand il y a pour cela des périodes sacrées?
Je rêvais de revoir mon village comme la Vielleuse
de mélodrame ou le Petit Savoyard 1 Triple niais !
J'ai recouru après les leçons perdues, j'ai eu le
courage d'être lâche et de demander pardon.
Mais les places étaient prises et l'on ne pouvait
ou l'on ne voulait flanquer dehors ceux qui m'avaient
remplacé.
Si j'attends seulement un mois avant de gagner
quelque argent, je ne serai plus en état de me pré-
senter nulle part. Il ne me reste qu'un vêtement pro-
pre, redingote, pantalon et gilet noirs, — à peu
près noirs encore, quoiqu'ils montrent par endroits
la corde.
J'ai de quoi manger et payer un garni ignoble avec
mes vingt-six sous et trois centimes par jour, mais
mes habits sont mes outils. Il m'en faut de propres et
de décents.
Je connais Cicéron, Virgile, Homère, tous les grands
auteurs anciens, mais je ne connais pas de petit tail-
360 A MAEIEK.
leur moderne pour me raccommoder ou mç faire un
costume.
Il y a bien longtemps que je n'ose plus passer
devant la maison de Caumont à qui je n'ai pas pu
payer sa dernière note.
J'avais trouvé une belle leçon dans ce voisinage.
Je n'ai pas osé l'accepter, j'aurais rencontré le tail-
leur et il m'aurait peut-être fait une scène.
XXVIII
(MONSIEUR, MONSIEUR BON AR0EL o
Que faire ?
Copier des rôles ? Mais pourrai-je ! J'ai une éeii~
jure d'enfant, embrouillée et illisible. On disait dans
les classes de lettres : « Il n'y a que les imbéciles qui
peignent bien » ; on promettait le prix de calligra-
phie au plus bête. Et moi, faisant chorus avec mon
professeur, ce niais! avec mon père, cet aveugle!
j'étais presque fier d'écrire si mal. On trouvait cela
original et coquet de la part d'un fort.
Si, au lieu de faire des discours latins, j'avais fait
des bâtons, — si, au lieu d'étudier Gicéron, j'avais
étudié Favarget! — je pourrais aujourd'hui copior
des rôles le jour, et être libre le soi;-, ou bien les
copier la nuit et bûcher le jour à mon choix ! il eût
suffi de cela pour que je fusse libre.
J'ai cherché tout de même les demandes de copis-
tes derrière les grillages du Palais de Justice, dans les
34
362 MONSIEUR, MONSIEUR BONARDEL.
colonnes des Petites affiches, sur les plaques des pis-
sotières, et je me suis rendu aux adresses indiquées.
On m'a ri au nez quand j'ai montré mes échan-
tillons ; on m'a mis en face de gens à tête de sous-
officier ou de notaire qui écrivaient comme des gra-
veurs — c'était moulé !
J'en ai été quitte pour ma courte honte ; je ne puis
pas gagner mon pain de cette façon.
« Ce serait bien difficile, allez, même si vous
aviez une belle main ! On ne vit pas de cela ; vous
vous useriez les yeux sans encore récolter de quoi
manger, » m'a dit un de ces calligraphes.
Il faut avoir des maisons attitrées. — cela ne
s'acquiert qu'avec le temps et de grandes protec-
tions !...
Il a l'air de m'assurer que c'est aussi difficile que
d'être nommé préfet ou consul.
Peut-être bien ! et ce n'est pas plus sûr !
Mon écriture me tue. Toutes mes tentatives pour
entrer n'importe où saignent et meurent sous le bec
de ma plume maladroite.
Si je pouvais être caissier, teneur de livres?
Je m'y mettrai !
Je crois qu'avec ma volonté de fils de paysanne
j'arriverais à faire entrer de force dans ma caboche
les notions sèches qu'il faut au pays de ia pierre
st du fer, je forgerais mon outil d'employé de ma-
nufacture ou d'usine. J'apprendrais les chiffres, je me
cramponnerais à l'arithmétique comme Quasimodo à
MONSIEUR, MONSIEUR, BONARDEL. 363
sa cloche, dussé-je en avoir le tympan cassé, le cer-
veau meurtri, les ailes de mon imagination brisées.
Oh ! ce serait terrible, si je devenais un chiffreur,
qui ne rêve plus, n'espère plus, chez qui l'idée de
révolte ou de poésie est morte ! Mais je me figure que
qui est bien doué résiste — je résisterai !
Allons ! j'irai trouver les commerçants, et je leur
crierai : — Tenez voilà trois ans de ma jeunesse. Je
débiterai, faunerai, j'appellerai à la caisse, je ferai les
paquets ou je vendrai dufilJ...
Est-ce qu'au moins, dans trois ans, j'aurai conquis x
un poste qui me laissera de la liberté ?... des heures
pour causer avec moi-même et pour préparer la
défense ou la rébellion des autres?
Un camarade né dans la Laine, à qui j'en ai parlé,
hoche la tête, et me dit:
« Dans trois ans, tu seras esclave, comme au pre-
mier jour! maladroit, autant que tu l'es aujourd'hui !
Mettons que tu t'y fasses, que tu ne sois pas renvoyé
de maison en maison — ce qui est la destinée des
commençants — mais quant à être libre! Es-tu fou ?
Libre après trois ans !... — Pas après cinq, pas après
dix !... Cette vie n'est possible qu'àqui l'aime et n'est
bonne que" pour qui peut, un jour, avec l'argent du
papa ou de la fiancée, acheter un fonds — et ce jour-
là, turlupiner les employés, refaire le client pour
devenir riche au lieu de devenir failli — ou banque-
routier "... As- tu ce goût ? As-tu ces avances ?. . As-
364 MONSIEUR, MONSIEUR EONAEDEL.
tu ce courage, cette lâcheté? Mon pauvre Vingtras,
je suis lîls de commerçant parvenu, et je sais ce que
c'est!... Tu entrerais chez mon père demain, que
dans quinze jours, tu le souffletterais et l'insulterais !
*- si brave homme qu'il soit f si bon garçon que tu
puisses être ! N'y pense plus ! Mieux vaux que tu ailles
porter ailleurs tes gifles et ton ambition. »
Je me suis mis a rire. Il m'a fait remarquer que
mon rire seul était un obstacle.
« Un tonnerre ! Mauvais vendeur, avec ce rire-là!...
Mais tout est contre toi, malheureux ! Tes yeux noirs,
ta voix de stentor, ton air d'insurgé, de lutteur !...
Il ne faut pas ça pour écouler du ruban ou du drap,
pour faire l'article, glisser le rossignol ! Raye le com-
merce de tes papiers — à moins que tu ne t'engages,
ne te fasses un de ces matins glorieusement trouer
pour la patrie, et qu'on te décore! Tu pourras alors,
comme l'homme du Prophète, avec une calotte à glands
et un habit noir, te tenir à l'entrée des magasins pour
ouvrir les portes, pour porter les parapluies des clients,
faire enseigne, en étalant, large comme un chou, le
ruban de ta boutonnière. »
Il faut que j'en aie le cœur net cependant !
Je vais m'adresser à tous ceux qui ont paru m'ai-
mer un peu, et leur demander des lettres de recom-
mandation pour n'importe qui et n'importe où.
J*ai écrit à tous mes anciens professeurs — non,
pas à tous ! je n'avais pas de quoi affranchir, et il ne
aie restait plus de papier.
MONSIEUR, MONSIEUR BONAEDEL. 365
J'attends les réponses.
Quatre jours, huit jours, quinze jours! Rien!
Faut-il écrire de nouveau ? mais les timbres?...
Un dernier effort, voyons !
Serrons la boucle, mangeons du pain bis — sans
rien autre pendant deux jours — et affranchissons
deux lettres encore.
J'ai eu de la peine pour les enveloppes ! Il ne m'en
restait qu'une de propre — l'autre était vieille. — J'ai
dépensé sur elle un sou de mie pour la nettoyer. Elle
a mangé le quart démon déjeuner, la malheureuse.
Enfin, je reçois une lettre du père Civanne.
« J'ai fouillé mes souvenirs, et me suis rappelé que
le père d'un de mes anciens élèves, M. Bonardel, est
un grand fabricant de Paris...
« Il trouvera peut-être à vous employer pour la
correspondance, pour l'anglais. N'avez-vous pas eu
un prix d'anglais ?
« Ci-joint la lettre pour M. Bonardel. »
M. Bonardel reste du côté de l'Hippodrome, dans
une grande maison qui me fait peur par son silence...
C'est sa demeure privée.
Je m'adresse au concierge :
« M. Bonardel y est-il?
— Non, il n'y est pas. »
Un « il n'y est pas » insolent comme un coup de
pied.
31.
366 MONSIEUR, MONSIEUR BONASDEL.
Il faut faire son deuil du linge blanc étale exprès^
de la toilette organisée à grand' peine, et redescen-
dre vers Paris pour revenir ici demain, si j'en ai le
courage.
Ah! j'aimerais mieux me battre en duel, passe:
sous le feu d'une compagnie — je marcherais droit,
je crois; tandis que je reviens le lendemain, tout gau-
che et tremblant de peur !
« M. Bonardel ? »
Môme réponse qu'hier.
« J'ai quelque chose de très pressé à lui dire. »
Le concierge m'écoute, il me demande mon nom...
« Monsieur Vingtras.
— Vous dites ? »
Il me fait répéter; je réponds timidement — il
entend Vingtraze — je n'ai pas osé appuyer sur 1% j'ai
escamoté l's qui est une lettre dure, pas bonne en-
fant.
« Avez-vous votre carte?
— Je l'ai oubliée. »
Ce n'est pas vrai, je n'ai pas de cartes — pourquoi
en aurais-je? — et je n'ai pas pu trouver un carré
de carton pour en faire une ce matin.-.
L'homme ne s'y trompe pas et m'enveloppe d'un
regard de mépris, tout en montant le grand escaliei
qui conduit sans doute au cabinet de M. Bonardeî.
Je ne serais pas plus ému si j'attendais la décision
d'un tribunal. J'écoute les pas qui sonnent, la porte
qui grince, l'écho triste.
De-.ix voix!... on parle... le concierge redescend.
MONSIEUR, MONSIEUR BON ARDEL. 367
« M. Bonardel a dit qu'il ne vous connaissait pas.
Il faudra lui écrire pourquoi vous voulez le voir. »
Je vais rédiger la lettre chez un de mes amis qui a
du papier et des enveloppes ; mais il ne m'offrira plus
de faire ma correspondance chez lui.
J'ai usé trois cahiers, six plumes — brouillons sur-
brouillons, taches sur taches !
Pour la suscription, je m'y suis pris à trois fois.
Comment fallait-il mettre ?
Monsieur
Monsieur Bonardel
ou mettre :
Monsieur Bonardel
simplement — sur une seule ligne ?
Que fait-on dans le commerce?
J'ai mis deux fois Monsieur à tout hasard ! Mieux
vaut un Monsieur de trop qu'un Monsieur de moins,
A ma lettre j'ai joint celle' de mon vieux pro-
fesseur.
La réponse m' arrive.
« M. Bonardel vous recevra demain, vendredi,
« à 8 heures du matin. »
Je me suis levé à cinq heures — par prudence — -
il fait froid. J'ai été forcé d'ôter mes bottines et de
tenir mes pieds dans mes mains jusqu'à six heures.
11 pleuvait.
Je n'avais pas d'argent pour prendre une voiture,
oien entendu. J'ai dû marcher en sautillant pour
368 MONSIEUR, JIOXSIEUR BON AKDEL.
éviter les (laques : j'ai sautillé depuis le quartier Latin
jusqu'à l'Hippodrome. J'ai un pantalon noir qui traîne
dans la Loue. Je suis forcé de l'éponger avec mon
mouchoir.
Mes hottes aussi sont sales ; je les gratte avec ce
que j'ai de papier dans mes ptch.es. 11 y a là dedans
des lettres auxquelles je tiens, mais je ne puis pas
arriver crotté comme çal
0 mes lettres d'amour; de vertu, de jeunesse !
Pour iinir, je suis forcé de me rincer les mains dans
le ruisseau.
Je sens encore du gravier dans mes gants ; mais je
n'ai plus de plaques de boue. C'est terne malheureu-
sement! les bottes que j'ai essuyées avec mon mou-
choir sont ternes aussi : on dirait que je les ai grais-
sées avec du lard.
Pour entrer juste à l'heure fixée sur la lettre, je
suis allé dix fois regarder l'œil-de-bœuf d'un mar-
chand de vin qui fait le coin; j'y suis allé sur la
pointe du pied, pour ne plus me crotter. J'avais l'air
d'un maître de danse.
Enfin, il est 8 heures moins o minutes. Il me faut
ces 5 minutes pour arriver.
M'y voici.
M. Bonardel a donné le mot
Le portier me dit dès que j'ai montré mon nez :
c< Suivez-moi. »
Il m'emmène par le grand escalier jusqu'à une
MONSIEUR, MONSIEUR BOSAEDEL. Ui'J
porte devant laquelle il me laisse planté. En tin il
revient et me fait signe d'entrer.
J'entre.
M. Bonardel m'indique un siège.
J'attends.
Rien!
11 regarde des papiers — et a l'air de ne plus
g'occuper de moi. Je puis faire des cocottes, si je
veux!
Je tousse un peu — ça lui est égal ; je peux tousser,
je puis faire hum, en mettant ma main gantée de
noir devant ma bouche; il écrit toujours !
C'est terrible, ce silence !...
Si je brisais quelque chose?...
Je laisse tomber mon chapeau ; il se met à rouler
jusqu'au bout de la chambre, en faisant un grand
rond avant de s'arrêter, comme une toupie qui va
mourir...
Il s'en paie, mon chapeau!...
Je cours après; cela prend un bon moment. Je le
ramasse ; j'ai le temps de le ramasser, de revenir sur
ma chaise. M. Bonardel me laisse libre, tranquille.
Je ne le gêne pas.
Ah ! tant pis, je casse la glace !
— Monsieur, MONSIEUR BONARDEL!
Je me suis décidé à parler, mais d'avoir mis deux
fois Monsieur sur la lettre l'autre jour, ça m'est resté
370 MONSIEUR, MONSIEUR BONARDEL.
dans l'esprit, et j'ai dit Monsieur, Monsieur Bonardel,
comme si je lisais mon enveloppe.
Il ne bouge pas. Il croit que je lui écris une lettre,
il attend sans doute que je la lui remette.
Je recommence, en précisant :
« Monsieur Bonardel, rue du Golysée, 28 »
J'espère qu'il n'y a pas à s'y tromper et que je
prends bien mes précautions !
C'est toujours le souvenir de l'enveloppe !
M. Bonardel a-t-il été frappé de mon insistance à
mettre les points sur les il Reconnaît-il là des habi-
tudes de commerce vraiment sérieuses et toujours
utiles? — Probablement, car, se tournant de mon
côté :
« Monsieur Vingtras..., fait-il avec un geste de
lapin de plâtre.
— 13, rue Sain t- Jacques ! »
M. Bonardel s'incline.
Nous sommes bien les deux hommes en question.
Pas de surprise !
Et maintenant, qu'est-ce que je veux? L'œil de
M. Bonardel, rue du Colysée, 28, demande à M. Ving-
tras, 13, rue Saint-Jacques, de quoi il s'agit.
Ce n'est pas sans doute pour faire rouler mon
chapeau et lui lire des enveloppes que je suis venu.
Il faut s'expliquer.
« Monsieur, je suis jeune... »
J'ai dit cela très haut, comme si je faisais un aveu
qui me coûtât; comme si, d'autre part, j'en avais pris
mon parti carrément.
MONSIEUR, MONSIEUR BONARDEL. 371
« Je suis jeune... »
M. Bonardel a l'air de n'en être ni triste ni heu-
reux. Ça ne lui fait rien à M. Bonardel !
Je laisse mon âge de côté et je reprends d'une traite :
« Monsieur, j'ai compté, que sur la recommanda-
tion de M. Civanne, mon ancien professeur, vous vou-
driez bien vous intéresser à moi et m'aider à obtenir
une situation , qu'il m'est difficile de trouver sans
connaissance et sans appui. »
M. Bonardel me fait signe de m'arrêter — et d'une
voix lente :
« Que savez-vous faire ? »
Ce-que-je-sais-faire ?
Il me demande cela sans me prévenir , à brûle-
pourpoint !...
Ce-que-je-sais-faire ? ?
Mais je ne suis pas préparé ! je n'ai pas eu le temps
d'y réfléchir !
Ce-que-je-sais-faire ? ? ?
— Je suis bachelier.
M. Bonardel répète sa question plus haut; il croit
sans doute que je suis sourd.
« Que-sa-vez-vous-fai-re? »
Je tortille mon chapeau, je cherche...
J/2 MONSIEUR, MONSIEUR BONARDEL.
M. Bonardel attend un moment, me donne deux
minutes.
Les deux minutes passées, il étend la main vers un
cordon de sonnette et le tire.
« Reconduisez monsieur. »
Il remet le nez dans ses papiers. J'emboîte le pa?
du domestique et je sors, la tête perdue.
CE-QUE-JE-SAIS-FAIRE ????
J'ai encore cherché toute la nuit, je n'ai rien trouvé.
J'ai lié connaissance avec un fds d'usinier, brave
garçon que je mets franchement au courant de ma
situation d'argent, d'esprit et d'ambition ; je lui fais
part de mes déconvenues et de mes maladresses.
Il me répond en bon enfant :
« J'ai mon oncle qui est fabricant aussi, mais qui
ne vous recevra pas comme M. Bonardel. Je lui par-
lerai de vous : allez le voir mardi, et bonne chance ! »
Mardi est arrivé.
Je m'ouvre à l'homme, il m'écoute avec bienveil-
lance.
Quand j 'ai fini :
<; Eh bien ! je ne veux pas qu'il soit dit qu'un
garçon de courage, qui demande à s'occuper, ne
trouvera pas de travail chez moi. Vous entrerez à
l'usine pour faire la correspondance. Vous savez
tourner une lettre, comprendre ce qu'il y a dans les
lettres des autres ? »
Je réponds : « Oui. »
MONSIEUE, MONSIEUR BOSAEDEL. 3/3
Je dois savoir faire une lettre, puisque j'ai été dix
ans au collège !
« Vous viendrez après-demain. »
J'arrive au jour dit.
un me regarde beaucoup.
Les blouses bleues, les bourgerons, les tricots, les
eottes, les chemises de couleur, les ouvriers et les
hommes de peine toisent ma redingote noire avec
un air de pitié.
Ma redingote est propre, cependant : elle est bou-
tonnée ; c'est pour cacher le gilet qui est fripé, mais
il n'y a ni taches, ni trous, el mon col retombe bien
blanc sur ma cravate de satin noir. Mes souliers bril-
lent.
Vais-je briller aussi?
.e Par ici, monsieur Vingtras... »
M. Maillart me conduit à travers une longue gale-
rie encombrée de débris de fer rouillé, jusqu'à un
cabinet vitré où il y a une chaise haute, un pupitre
très haut aussi, du papier bleu, des plumes d'oie
et le courrier du matin.
— Voilà votre bureau.
Je fais une mine de satisfait; j'esquissoun sourire
de reconnaissance.
« Maintenant, ajoute M. Maillart, vous allez dé-
pouiller cette correspondance; je reviendrai dans
une heure et vous me montrerez votre classe-
ment, vos pointages... J'ai dit à celui qui faisait la be-
sogne avant vous, de n'arriver que vers midi, pour
voir comment vous vous en tirerez par vous-même. »
32
374 MONSIEUR, MONSIEUR EOSAEDEL.
Je frémis à l'idée de me trouver seul dans ce bu-
reau vitré.
M. Mail I art reprend en décachetant une lettre dans
le tas et en me la montrant :
« Yous pourrez déjà faire une formule de circu-
laire à propos de cet article. Vous répondrez que la
maison regrette beaucoup de ne pouvoir satisfaire à
ces demandes... vous répondrez cela en termes qui ne
fâchent pas les clients. »
Il sort.
Classer, pointer...?
Je place ensemble les lettres qui ont trait au même
article; malheureusement, il est question d'un tas de
choses, ilya beaucoup d'articles !
Je n'ai plus de place sur le pupitre, je suis forcé de
me lever et d'en mettre sur ma chaise.
Je ne sais plus où écrire ma circulaire — celle qui
doit être polie et ne pas fâcher le client.
Je commence:
« Monsieur, »
« C'est avec unprofond regret que je me vois obligé
(triste ministerium)...
J'efface « triste ministerium, » et je reprends :
« Avec un profond regret que je me vois obligé de
vous dire que votre demande estde celles que je ne puis...
albo notare capillo, marquer d'un caillou blanc. »
Faut-il garder albo notare capillo? M. Mai 11 art
verrait que je ne mens pas, que j'ai vraiment reçu
de l'éducation, que je n'ai pas oublié mes auteurs
MONSIEUR, MONSIEUR BONARDEL. '375
Non, c'est mauvais dans le commerce. Effaçons '.
Un pâté !... Je l'éponge avec un doigt que j'essuie
à mes cheveux.
Mais j'ai encore fait tomber de l'encre par ici! J&
me sers de mai angue, cette fois.
Continuons :
« De celles auxquelles je ne puis faire droit, qu'à des
conditions, qu'il serait impossible que vous acceptassiez,
et que, pour cette raison, il serait inutile que je vous
proposasse. »
Que de que !
J'ai chaud! J'écris debout, en tirant la langue, au
milieu des lettres que j'ai peur de brouiller et que
ma respiration soulève. Je m'arrange pour mettre
mon nez dans ma poitrine, afin que les papiers ne
s'envolent pas.
« Que je vous proposasse...
Ah ! comme je préférerais que ce fût en latin ! —
Si je faisais d'abord ma lettre en latin? Je pense
bien mieux én latin. Je traduirai après.
C'était le moyen. Mais M. Maillart arrive !
Deux faits le frappent au premier abord, les lettres
rangées en réussite, puis la couleur de ma langue, qui
pend au coin de ma lèvre.
« Est-ce que vous êtes sujet à l'apoplexie? me
dit-il?
— Non, monsieur.
— C'est que vous avez la langue toute bleue!.... Il
376 MONSIEUR, MONSIEUR BONARDEL
faudrait vous couper l'oreille tout de suite, si ça vous
prenait...
— Oui, monsieur.
— Pourquoi avez-vous éparpillé la correspondance
coin me ça ?
— Pour la. classer, pointer...
— ûelle qui esl sous vous doit être brûlante... »
Il ne me laisse, pas le temps de combattre l'idée
que j'ai pu déshonorer le courrier en m'asseyant
dessus, et avant que j'aie fini de ranger, il me de-
mande la lettre qu'il m'a prié de rédiger.
« Lisez. »
Il me laisse barboter, et quand j'ai lu mes trois
lignes :
« Monsieur Vingtras. me dit-il, vous n'avez pa?
le style du commerce. J'aperçois du latin sur votre
chiffon. Que diable vient faire ce latin dans une lettre
d'usine:... Ne soyez pas désespéré de mes observa-
tions. Dans quelque temps vous en remontrerez peut-
être à votre maître. Dès que vous serez, si peu que
ce soit, en mesure de faire la besogne, je vous donne-
rai 100 francs par mois. En attendant, remettez les
lettres comme elles étaient... pour que M. Troupat
s'y retrouve... Bien... Maintenant, allez fumer un
cigare dans la cour, et laver votre langue à la fon-
taine. »
Est-ce un ordre, une plaisanterie, un conseil? .
' Mieux vaut ne pas s'exposer à un reproche.
Je vais laver ma langue à la fontaine.
, MONSIEUR, MONSIEUR, bokaedel. 377
Quand j'ai fini, je me promène. Je tâche de me
donner une contenance.
A travers les vitres cassées de l'usine, les ouvriers
me dévisagent.
A un moment, je suis croisé par un gros homme,
ans barbe, l'air grave, la peau molle. Il me lance un
coup d'œil froid, chagrin, insultant.
C'est M. Troupat.
M. Maillart me fait signe de rentrer.
La présentation a lieu, et il est entendu que je
serai un mois à l'école de ce gros homme à la peau
molle.
M. Troupat fait-il à contre-cœur son métier d'ins-
tructeur, ou bien est-ce ainsi dans les usines? Je
l'ignore, mais chaque matin, en me levant, je trem-
ble à l'idée de me trouver à côté de lui, tant il a l'air
prêtre et glacial! tant j'ai la tête dure!
N'importe, je resterai ! jusqu'à ce que j'aie pris lepli
et que je sache rédiger selon la formule: «En réponse
à votre honorée du courant. — Veuillez faire bon
accueil!
« Veuillez faire bon accueil! »
La première fois que M. Troupat a dit cela, j'ai cru
qu'il se déridait et commençait une romance.
« Veuillez faire bon accueil à la lettre de change! »
a-t-il repris d'une voix de chantre 1
Je suis un sot.
Au bout du mois, M. Maillart méfait appeler.
« Monsieur Vingtras. je ne puis décidément pas
378 MONSIEUR, MONSIEUR BONARDEL.
vous garder KCe serait vous voler votre temps — ce
qui n'est pas honnête et ne m'avancerait à rien
C'est moi qui suis coupable d'avoir pu croire qu'in
garçon lettré et d'imagination pouvait se rompre à la
méthode età l'argot commercial. Jamais vous n'aurez
ce qu'il faut. Vous avez autre chose, mais ce serait
folie de rester ici. Ne pensez plus au commerce,
croyez-moi, et cherchez une voie plus en rapport avec
votre intelligence et votre éducation.»
M. Troupat m'a tendu mon chapeau sans parler
J'ai traversé la cour entre les deux rangées d'établis
logés contre les vitres sur la longueur des ateliers.
Un apprenti qui avait entendu la scène avait porté
la nouvelle de ma déconfiture.
C'était triste de passer sous le feu de cette pitié !
Mon intelligence — mon éducation!
Comment devientron bête? Comment oublie-t-on
ce qu'on a appris? Que quelqu'un me le dise bien vite !
Criez-le-moi, vous qui n'avez Das fait vos classes et qui
gagnez le pain quotidien 1
XX TX
SOUS L'OOEOfj
Je n'ai pas vu un seul de mes anciens camarades
depuis que je cours après les places de commerce, ils
ne pourraient m'aider à rien.
Puis ils me blagueraient !
« Vingtras qui se fait calicot! »
J'ai couru après Legrand.
« Notre vie isolée est bien triste. Veux-la que
bous restions ensemble ? »
Il a sauté sur l'idée.
C'est entendu, nous n'aurons qu'un toit, nous
n'aurons qu'un feu et qu'une chandelle. Ce sera
moins cher, puis on se serrera contre la famine. Et
nous avons loué rue de l'École de Médecine une
chambre meublée à deux lits.
C'est sombre, c'est triste, ça donne sur un mur
plein de lézardes, noir de suie, vieux, pourri. C'est
au-dessus d'une cour où. un loup se suiciderait.
Nous vivons comme des héros, nous menons une
380 sous l'odéon.
existence de puritains; nous ne sommes pas allés au
café trois fois en six mois, mais nous n'avons pas non
plus fait un pas, placé une ligne, pas gagné dix sous
à nous deux ! Nous avons lu quelques livres loués
dans un cabinet de lecture à trois francs par mois. On
ne nous a pas demandé de dépôt, parce qu'on nous a
vus depuis une éternité dans le quartier.
« Je vous connais bien de dessous l'Odéon, » a dit-
mademoiselle Boudin, qui tient le cabinet de la rue
Casimir-Delavigne.
On peut nous connaître ! L'Odéon, c'est notre club
et notre asile ! on a l'air d'hommes de lettres à bou-
quiner par là, et on est en même temps à l'abri de la
pluie. Nous y venons quand nous sommes las du
silence ou de l'odeur de notre taudis!
Je me suis bien promené dans ces couloirs de
pierre la valeur de quatre années pleines; j'ai cer-
tainement fait, si l'on compte les pas, en allant et en
revenant, au moins trois fois ie tour du monde. On
peut additionner, du reste.
Tous les matins, après déjeuner, une promenade ;
tous les soirs, après l'heure du dîner, une autre, ter-
rible, interminable !
Nous étions à peu près les seuls qui tenions si long-
temps; nous, et quelques personnages singuliers dont
le plus important avait un habit noir, un lorgnon,
des souliers percés et pas de bas. On l'appelait Qué-
rard, je crois, il était légitimiste, sa femme était
blanchisseuse.
Ce légitimiste avait un petit groupe de bas percés
sous l'odéon. 381
comme lui — légitimistes aussi — qui venaient le
trouver là, et qui faisaient les incroyables, et par-
laient du Roy en pirouettant sur leurs bottes sans
semelles — sur leur talon rouge a© iioid, l'hiver —
noir l'été.
Cette idée d'être royalistes avec si peu de sou-
liers et en habit boutonné par des ficelles , nous
inspirait presque le respect; mais leurs allures étaient
souvent impertinentes. Ils avaient l'air de dire « Ces
manants! » en nous toisant. Les opinions, en tous cas,
étaient bien tranchées.
L'Odéon appartenait à deux partis extrêmes : les tien-
riquinquistes, commandés par l'homme au lorgnon,
dont la femme était blanchisseuse, — les républicains
avancés dont je paraissais être le chef, à cause de ma
grande barbe et de mes airs d'apôtre, — j'allais tou-
jours tète nue.
Je suis tête nue ; il y a une raison pour cela.
J'ai depuis un temps infini un chapeau trop large
cédé par un ami.
Avant, j'en avais un trop petit. J'étais obligé de le
tenir à la main, derrière mon dos.
Cette pose me fait mal juger par les esprits étroits,
par des gens qui ont des couvre-chefs faits sur mesure.
On m'appelle poseur ! Je veux me donner l'air d'un
penseur, montrer mon front, parce qu'il est large ! —
« C'est un vaniteux ! »
Vaniteux? — j'aimerais bien à mettre mon chapeau
sur ma tête, moi aussi !
3b>2 sous l'odkoït.
Nous avons notre droit de feuilletage acquis, chez
les libraires qui ne voient que nous.
On nous laisse glisser un œil de côté dans les livres
nouveaux. Nous pouvons juger — en louchant —
toute la littérature contemporaine. Il faut loucher
pour couler le regard entre les pages non coupées.
Je dis que nous connaissons toute la littérature
contemporaine; nous ne connaissons que celle cou-
pée; nous n'en connaissons que la moitié à peu près-
Il y en a bien la moitié qui n'est pas coupée.
Moi, j'ai beaucoup de peine — plus qu'un autre,
à me tenir au courant des nouveautés, à cause de
mon chapeau.
Je le mettais à terre d'abord, mais on croyait que
j'allaischanter, onattendait que j'allumasse une chan-
delle, et l'on se retirait désappointé en voyant que je
ne chantais pas — j'avais l'air de promettre et de ne
pas tenir,
J'ai dû renoncer à mettre mon chapeau à terre.
Je ne puis, on le voit, suivre les progrès de l'es-
prit nouveau comme ceux qui peuvent lire des
deux mains, — aussi, s'il venait à quelqu'un Pidée
de m'accuser d'ignorance, qu'il réfléchisse d'abord
avant de me condamner! J'aurais appris, moi aussi,
et je saurais plus que je ne sais, si j'avais pu mettre
mon chapeau sur ma tête pendant que je lisais, si je
n'avais pas eu les mains liées !...
Avur les mains liées!... Gela paralyse un homme
dans la politique, les affaires ou sous l'Odéon!
sous l'odéon. 383
îi y a un moment même où j'ai été incapable de
rien apprendre, mais rien 'Mon éducation moderne
arrêtée net! — les bords de mon chapeau avaient fait
leur temps... ils se coupaient près du tuyau, et e'eût
été folie de continuer à le porter par là. Autant en-
lever un bol par les anses recollées avec de la salive.
Les bords pouvaient ne pas se détacher en n'y tou-
chant pas, mais il fallait tenir alors le chapeau comme
on tient un bas qu'on raccommode, le poing dedans,
ou bien le fond sur la main — ce qui réduisait un
membre à l'impuissance !
Nous sommes surtout dans les bonnes grâces de
madame Gaux, la libraire à «heveux gris, dont la
boutique est en face du Café de Bruxelles.
« Vous devez avoir les pieds pelés, nous dit-elie
quelquefois. '
— Non.
— Gelés, alors !
— Oui.
— Mettez-les sur ma chaufferette. »
Elle remue la braise avec sa clef, et nous nous
chauffons à tour de rôle.
Brave mère Gaux !
Je ne sais pas si elle a fait fortune...
Elle est un peu bavarde — un peu commère et mé-
disante, mais elle a bon cœur.
Elle a bon cœur ! Je me souviens qu'un jour elle
nous dit :
« J'ai inventé un café au lait — il n'y a que moi qui
;i84 sous l'odéon.
le sache faire, mais je ne veux pas qu'iln'y ait que moi
qui le boive — et elle nous en versa deux bols qui
attendaient sous les journaux.
Elle avait dû voir que nous étions verts de faim !
Nous vivions de croûtes depuis deux jours, et elle
avait trouvé cette façon délicate de venir à notre
secours !
Lui refuser eût été lui faire de la peine.
Il fallut prendre le bol et le vider, pour prouver
que je le trouvais bon — et aussi parce c'était chaud et
/que j'étais gelé, parce que c'était tonique et que
j'étais faible, parce que c'était nourrissant et que
j'avais faim...
Nous avons pu payer heureusement sa jatte et ses
bontés, quand Legrand a reçu de l'argent de sa mère,
quand mon mois est arrivé...
Nous lui achetâmes des bouquets qui embaumèrent
son étalage pendant toute une semaine.
Le bouquet était séché depuis longtemps et son'
parfum envolé que je me souvenais encore de ce bol
chaud qu'elle nous avait offert un matin d'hiver...
Pas un incident'! La rôderie monotone, la vie vide,
mais vide!
J'ai eu une émotion pourtant, un matin.
Quelqu'un me frappe sur l'épaule.
« Vous ne me reconnaissez pas? »
J'ai vu cette tête bien sûr, mais je ne puis pas met-
tre un nom sur la face luisante de graisse et de
l'atuilé.
sous r,' on eux. 385
« Cherchez... Un de vos professeurs...
— A Saint-Étienne?... à Nantes?
— A Saint-Étienne. »
J'y suis — je crois que j'y suis !...
Le monsieur a l'air enchanté d'avoir rafraîchi ma
mémoire, fixé mes souvenirs.
« Vous me remettez , maintenant?... »
Oui, je le remets, mais j'ai à peine la force de
répondre, j'ai dû devenir blanc comme du plâtre,
et je me sens flageoler sur mes jambes.
L'homme que j'ai en face de moi, dont la main
vient de toucher ma manche, est un de mes anciens
professeurs qui me souffleta un matin — un mardi
matin : je n'ai pas oublié le jour, je n'ai pas oublié
l'heure; je me rappelle le moment , ce qu'il faisait
de soleil et ce qu'il me vint de douleur dans le cœur
et de larmes dans les yeux !
« Vous êtes le fils de mon ancien collègue,
M. Vingtras?...
— Parfaitement. Vous m'avez reconnu — je vous
reconnais aussi. — Vous vous appelez Turfin, et vous
fûtes mon bourreau au collège... »
Ma voix "siffle, ma main tremble.
« Vous abusâtes de votre titre, vous abusâtes de
votre force, vous abusâtes de ma faiblesse et de
ma pauvreté... Vous étiez le maître, j'étais l'élève...
Mon père était professeur. — Si je vous avais donné
un coup de couteau, comme j'en eus souvent l'envie,
3;;
386 sous i/odëobt.
en m'aurait mis en prison. Je m'en serais moqué, mais
on aurait destitué mon père... Aujourd'hui je suis
libre et je vous tiens!... »
Je lui ai pris le poignet.
« Je vous tiens, et je vais vous garder le temps
de vous dire que vous êtes un lâche; le temps de
vous gifler et de vous botter si vous n'êtes pas lâche
jusqu'au bout, si vous ne m'écoutez pas vous insulter
comme j'ai envie et besoin de le faire, puisque vous
m'êtes tombé sous la coupe... »
Il essaie de se dégager. — Oh! non. — Je tords le
poignet! — Élève Turfm, ne bougeons pas !...
Il fait un effort.
« Ah! prenez garde, ou je vous calotte tout
de suite! Vil pleutre! qui avez l'audace de venir
me tendre la main parce que je suis grand , bien
taillé... parce que je suis un homme... — Quand
j'étais enfant, vous m'avez battu comme vous bat-
tiez tous les pauvres.
Je ne suis pas le seul que vous ayez fait souffrir
— je me rappelle le petit estropié, et le fils de là
femme entretenue. Vous faisiez rire de l'infirmité de
l'estropié — vous faisiez venir le rouge sur la face
de l'autre, parlant en pleine classe du métier de sa
mère... Misérable!.. »
ïurfin se débat ; le monde s'attroupe.
« Qu'y a-t-il?
— Ce qu'il y a? »
Il passe à ce moment — ô chance ! — un troupeau
Je collégiens, je leur amène Turfin.
sous l'odéon. 387
« Ce qu'il y a, le voici!... Il y a que ce monsieur
est un de ces cuistres qui, au collège, accablent l'en-
fant faible.
Ii y a que quand on retrouve dans la vie un de ces
bonsbommes, il faut lui faire payer les injustices et
les cruautés de jadis. — Qu'en dites-vous?
— Oui ! oui !
— A genoux! le bonnet d'âne! crient quelques
gamins. »
Il essaie de s'expliquer, il balbutie. Il veut sortir
du cercle. Le cercle l'emprisonne et le bourre.
« A genoux! le bonnet d'âne!.. »
On a déjà plié un journal en bonnet d'âne, et l'on
se jette sur lui. La pitié me prend, — je mens, ce
n'est pas la pitié, c'est l'ennui du bruit, là peur
du scandale. La scène a pris des proportions trop
fortes. On va l'assommer, — j'en aurais la' responsa-
bilité... J'écarte la foule comme je peux, et lâchant
ïurfln :
— C'est assez... Je vous fais grâce... allez-vous-
en... Que je ne vous retrouve plus sur ma route, à
moins que vous vouliez vous battre avec moi...
Je lui griffonne mon nom et mon adresse sur un
bout de papier et je lui fouette le visage avec! puis
je demande qu'on le laisse partir.
Il s'est enfui, poursuivi par les huées.
« Tu as été dur, me dit un camarade sortant du
groupe.
— J'ai été poltron. J'aurais dû lui cracher dix fois
388 sous l'odéon.
à la face. J'aurais dû le faire pleurer comme il me fu
pleurer quand j'étais écolier. »
J'ai été chercher deux amis bien vite — qui ont
monté la garde deux jours dans le cas où Turfin
enverrait ses témoins.
Oh ! jedonnerais cequej'ai — mon pain dehuitjours
— pour me trouver en face de lui avec urie arme à
la main, et j'aurais accepté d'être blessé, à condition
de le blesser aussi.
Je me rappelle ce mardi où il me souffleta —
j'avais 13 ans... Depuis ce jour-là, la place où toucha
le soufflet blanchit chaque fois que j'y pense !...
Encore des heures, des heures, et des heures de
marche 1
Toujours la loucherie dans les livres non coupés...
Nous voyons passer les artistes, les jours de pre-
mières — les auteurs eux-mêmes, quelquefois.
Le père Constant, le concierge du théâtre, veut
bien nous faire un petit salut quand il nous voit.
Cela nous servira peut-être un jourpour faire rece-
voir une pièce. Si elle marche comme nous avons
marché, nous rentrerons dans nos frais de souliers.
le Duet
Des pièces ? — Allons donc !
Nous nous étions dit, Legrand et moi, que noag
en ferions une ensemble.
Au bout de huit jours, d'un commun accord, on a
tout lâché:
Nous ne vivons que sur ce que nous avons lu, cha 7
cun de notre côté; or nos deux éducations jurent et ont
envie de se battre. On m'a peu parlé de Bon Dieu à
moi. — Lui, il a été élevé par une mère catholique et
il a de l'eau bénite dans le sang.
Il a trouvé un mot pour caractériser les tendances
de ce qu'il appelle nos âmes :
« Je crois à Celui d'en haut, tu crois à eaux d'en
bas. »
C'est vrai, et nos deux croyances s'abordent et se
menacent à tout instant.
C'est devenu terrible ! Dans cette chambre à deux
lits éclatent de véritables tempêtes.
33.
390 LE DUEL.
C'est trop petit pour nous trois, Legrand, Yingtraa
et la Misère. — La gueuse ! Elle nous, fait nou?
heurter et nous blesser à chaque minute, devant le*
grabats, les chenets, la table boiteuse.
Nous en sommes arrivés presque à la haine. Elle
n'est pas encore sur les lèvres, elle est déjà dans le.-*
yeux. — Noua nousinsultons duregard pour une porte
ouverte, une fenêtre fermée, une chandelle trop tard
éteinte : essayant en vain de nous cacher l'un à l'au'
tre ou de nous cacher à nous-mêmes le dégoût et la
fureur que nous avons de cette promiscuité.
C'est comme un mariage de bagne, entre forçats
jaloux !
Il nous est défendu d'avoir une maîtresse, et nous
sommes condamnés à la chasteté.
Si une femme entrait, l'autre devrait partir... Il
fait froid dehors; puis cela viendrait peut-être juste
au moment où l'on était bien en train : jamais l'inspi-
ration n'avait été meilleure. — Quel supplice !
No tre . envie de travail même est dévorée par cette
lutte sourde.
Il y a des moments où, bâtis comme nous sommes,
nous nous tirerions dessus si nous avions un pistolet
sous la main.
On a trouvé le pistolet 1
Uu homme est là roulant à terre dans une mare
rouge. C'est moi qui ai fait le coup.
Un soir, Legrand m'a souffleté — pour je ne sais
LE DUEL. 3 ( Jl
quoi ! je ne le lui ai jamais demandé ; je ne le lui de-
manderai jamais!
C'est à propos d'une femme, peut-être.
Qu'importe le prétexte!
C'est la goutte de lait quia fait déborder le vase : je
devrais dire la larme amère qui est restée au bout de.
nos cils pendant nos années de tête-à-tête.
Si nous avons eu cette querelle, si demain nous la
poursuivons les armes à la main, c'est que nous
avons l'un contre l'autre toute l'amertume du bagne,
où nous tirions la même chaîne.
Chacun était vertueux à sa façon et ambitieux à sa
manière — et ces manières, et ces façons saignaient
à chaque geste fait par nous dans l'ombre affreuse de
notre vie !
— Il faut, dans une association, qu'il y ait une
femelle et un mâle, m'a dit un des témoins, avec qui
nous devisions de l'aventure. Il n'y avait pas de
femelle. Si ! il y en avait une : la Famine ; et vous allez
vous tuer par horreur d'elle, comme des mâles se
tuent par amour d'une fauve.
C'est vrai ! et voilà pourquoij'aidemandé des excu-
ses pour la forme, et pourquoi Legrand n'en a pas
fait. Notre appartement était trop petit pour nos
deux volontés, l'une bretonne, l'autre auvergnate..,,
surtout parce qu'elles ne s'évaporaient point dans
des scènes comme en font les faibles,.. Elles se sont
tues ou à peu près, mais se sont tout de même
menacées dans ce silence ; aujourd'hui elles vont
392 LE DUE h.
parler par la bouche des pistolets ou la langue poin
tue des épées.
Mais une piqûre ne serait point assez. L'épée ne
suffit pas ; elle ne ferait qu'égratigner le grand miroir
sombre qui, sous le geste de Legrand, m'a semblé
sortir de terre et se dresser devant moi — pour que j'y
voie se refléter l'image de notre jeunesse drapée de
noir !
Il faut tirer là-dessus, tirer à balles, tirer jusqu'à ce
que l'on entende du fracas.
« Vous direz aux témoins de M. Legrand, que nous
nous battrons, s'il le veut, jusqu'à ce que l'un des
deux tombe.
— Vous direz à M. Vingtras que j'accepte. »
Il est samedi, huit heures du soir. Nous avons le
temps de tout régler pour demain.
Régler les conditions, oui ! Mais trouver les armes,
non. Nous n'avons pas le sou.
Il faut de l'argent pour louer des pistolets et aller
se battre dans la campagne.
Ce ne sera que pour lundi. On pourra mettre au
clou, lundi; mais on n'engage pas, le dimanche.
Collinet, notre condisciple de Nantes, l'étudiant
en médecine qui doit assister en cette qualité à la
rencontre, possède une chaîne et une montre d'or.
On lui prêtera bien 80 francs là-dessus. Avec ce que
\'ai, ce sera assez pour notre part.
Legrand a besoin aussi de vingt-quatre heures pour
trouver ce qu'il lui faut.
A quelle heure ouvrent les clous?
LE DUEL. 393
» A neuf heures.
— Rendez-vous à dix au café des Variétés, pour
être près de Caron, l'armurier chez qui on louera les
armes.
— Entendu. »
La journée du dimanche a été inondée de soleil. Je
me rappelle qu'il dorait l'absinthe sur les tables du
café en plein air, où nous étions assis ; parfois un peu
de vent faisait scintiller et frémir comme de la moire
verte le feuillage des arbres qui étaient sur le boule-
vard Montparnasse, devant le cabaret de la mère
Boche ; il faisait bon vivre.
Une jeune fille, qui n'a pas encoré ôté son cor-
set devant moi, vient s'asseoir à mes côtés et m'em-
brasse à pleine bouche.
« On dit que tu te bats. Si tu meurs, tu auras tou-
jours eu cebaiser; et si tu veux, je couche avec toi
cette nuit. »
Elle a une fleur sur l'oreille. Elle la détache et me
la donne.
« Tiens, si tu es tué, on t'enterrera avec. »
Et de rire !
Elle ne croit pas, personne ne croit, par ce temps
tiède, dans le cabaret joyeux, sous ce ciel ouaté de
blanc, à la cruauté d'un duel sans pitié. Et cela m'ir-
rite et m'exaspère! Ils pensent donc que je suis de
ceux qui envoient des témoins pour rire. Ils ne devi-
nent donc pas ce que je vaux et ce que je veux; ils ne
3'.i4 LE DUEL.
sentent donc pas l'homme qui poursuit son but
aveuglément, et qui pour l'atteindre est plus heureux
que mécontent d'être le héros d'une sanglante tra-
gédie ! -
Ils cat parlé de me conduire au tir. Pourquoi^
Uu'ai-je besoin de savoir si je suis adroit ou non ? . e
m'en soucie comme de rien. Je ne me demande mèn.e
pas si je serai le blesseur ou le blessé, si je serai ti é
ou si je tuerai.
J'ai écrit dans ma tête depuis longtemps, comme
avec la pointe d'un clou, que je devais être brave
plus brave que la foule, que cette bravoure serait ma
îevanche de déshérité, mon arme de solitaire.
J'ai averti mes témoins qu'on ne tirerait pas, au
commandement, mais qu'on marcherait l'un sur
l'autre en faisant feu à volonté.
De cette façon, même atteint, je pourrai arriver
assez près de Legrand pour le descendre.
Les insistances ont triomphé de mon refus d'entrer
au tir.
Legrand et les siens en sortaient ; on s'est salué
comme des étrangers.
Un mannequin de tôle dont l'habit de métal est
moucheté de taches blanches se tient debout cou 1rs
le mur.
Je compte les taches sur l'habit.
— Onze ?
— Oui, répond celui qui charge les pistolets. M. Le<
çrand tire bien. Il n'aperdu qu'un coup.
LE DUEL. 395
On débarbouille l'homme de tôle et l'on me passe
l'arme, j'épuise ma douzaine de balles.
Une seule a porté.
Mes cornacs ont l'air consterné, font presque Sa
moue. Ils voudraient que leur sujet fût plus adroit.
Nous nous sommes quittés à dix heures du soir.
« Couchez-vous de bonne heure, m'a dit quelqu'un
qui prétend s'y connaître. Vous aurez comme cela le
sang plus calme, la main plus sûre. »
Je me suis couché et j'ai dormi comme une brute.
Je me suis réveillé pourtant de grand matin et j'ai
songé un tantinet à la chance que je courais d'être
estropié ou de mourir après une longue ^agonie. Eh
bien! voilà tout. Si je meurs, on dira que j'avais du
cœur; si je suis estropié, les femmes sauront pour-
quoi et m'aimeront tout de même. D'ailleurs, ce n'est
pas tout ça ! J'ai besoin de déblayer le terrain, de me.
faire de la .place pour avancer; j'ai besoin de donner
d'un coup ma mesure, et de m'assurer pour dix ans
le respect des lâches.
On voit le Luxembourg de ma fenêtre. Ma toi. en
jetant un dernier regard sur ce grand jardin bête ; en
voyant s'yglisser les maniaques en cheveux blancs
qui viennent tous les matins à la fraîcheur traîner !à
leurs chaussons mous, et salir du bout de leurs cannes
la rosée dans l'herbe ; ma foi! je viens de me dire
qu'au lieu d'être les victimes de la verdure mélanco-
lique, nous allons, Legrand et moi, être pendant un
moment les maîtres de tout un coin de nature ; nous
396 LE DUEL.
allons faire un bruit de tonnerre dans une vallée silen-
cieuse ; nous allons fouetter avec du plomb l'air lourd
qui pesait sur nos têtes.
C'est mon premier matin d'orgueil dans ma vie,
toujours jusqu'ici humiliée et souffrante. Est-ce I;
peine de la mener longtemps ainsi, — pour about'u
à l'imbécillité des maniaques à cheveux blancs?..
Plutôt disparaître tout de suite dans une mort crâne
Prenons ma plus belle chemise, pour que j'ai?
bonne figure dans mon linge, si c'est moi qui tombe.
Je cherche l'attitude qu'il faut avoir, le pistolet à ls
main, et je regarde dans la glace si j'ai grand air en
mettant en joue.
« Ne laissez pas voir de blanc, m'a-t-on dit. »
Je me suis boutonné, de façon à ne pas livrer on
éclair de chemise.
Mes témoins entrent.
«Avez- vous bien réfléchi? L'affaire ne peut-elle
pas s'arranger ?... »
C'est à les souffleter.
« An moins, vous n'échangerez qu'une balle, n'est-
ce pas? »
Lit ils me tapent dans lé dos et me disent comme à
un moutard : « Voyons! il ne faut pas faire leméchan!
comme ça i »
C'est pour eux, pour leur paraître brave, c'est pour
public fait de niais de ce genre, que je vais e»
appeler au hasard des armes!
Aveû cela, ils commencent à me coûter cher.
Ce n'est pas avarice de ma part, mais je rage de les
LE DUEL. 397
voir commander, trinquer, boire, avec un pareil oubli
démon individu et une telle insouciance de notre
pauvreté.
Puis ils lâchent des mots que je n'aime pas.
« Nous buvons comme à un enterrement, » a dit
i'un deux.
On a beau être brave, cela vous donne un petit
frisson.
Allons ! il est neuf heures , le mont-de-piété est ouvert.
Collinet vient me prendre en voiture avec mes témoins,
Legrand est dans un autre fiacre avec les siens.
On entre au café des Variétés. Les témoins ne res-
tent que le temps d'avaler un chocolat et filent
ensemble du côté du clou, pour se rendre de là chez
l'armurier.
Nous restons seuls, Legrand et moi : Legrand se
place à gauche, moi à droite sur la terrasse. Nous
attendons.
Mais, comme ils tardent 1
Chacun de nous à tour de rôle s'avance sur le trot-
toir et plonge ses regards dans la longueur du boule-
vard.
Le patron nous surveille.
Dans le café, les arrivants, avertis par les garçons,
nous désignent et parient.
« Je vous dis que ce sont deux capons? — Non,
des escrocs. »
Oh! ce ridieule et cette honte!... Je préférerais être
étendu, les côtes fracassées ou le front.troué, sur ce
3 18 LE DUEL.
canapé, plutôt que d'être la cible de ces coups d'œil
ef de ces bagues...
Enfin, voici les témoins !
« Que s'est-il donc passé? »
On a demandé des pièces à Gollinet qui n'en avait
pas. Il a dû aller les chercher chez- lui.
« Vous avez l'argent?
— Oui.
— Réglez ces chocolats! » et je pousse un soupir
d"aise.
Je vois que Legrand fait de même.
Il était temps : nous allions nous raccommoder un
moment, pour que l'un de nous pût partir en expédi-
tion et rapportât cent sous.
J'avais même déjà eu l'idée de lui proposer un duel
immédiat et terrible. On aurait tiré au sort à qui serait
allé au comptoir et aurait dit à bout portant : « C'est
moi qui dois les chocolats. »
Mais si j'avais assez de courage pour le duel à l'amé-
ricaine, je n'en avais pas assez pour être capable, si
le sort eût tourné contre moi, d'approcher du comp-
toir et de dire : « C'est moi qui dois ies chocolats! s
En route pour la gare de Sceaux !
L'un des témoins connaît par là un endroit, où l'o-
sera bien. . V
Mais, quand nous arrivons, le train est parti.
Si nous allions avec les voitures ?
Comme on voudra. »
Nous sommes riches grâce au clou!
LE DUEL. 399
Je fais arrêter le sapin au premier bureau de tabac
que nous apercevons, et j'achète un gros cigare, très
gros.
On m'offre des fleurs par la portière.
, Je ne veux qu'un bouquet d'un sou. Je n'arrachais
qu'une poignée d'œillets ou de violettes dans les jar-
dins des autres, quand j'étais petit : plus tard, je ne
pouvais pas rogner mon pain pour enrichir les bou-
quetières, et j'ai gardé l'amour des touffes discrètes
qu'on serre contre sa poitrine on dans la main; je
presse les fleurs entre mes doigts tièdes, et tout un
monde d'images fraîches danse dans ma tète, comme
quelques feuilles vertes que le vent vient d'arracher
des arbres.
Les_ camarades ne parlaient pas. A mesure qu'on
avançait, la tristesse de la zone, la solitude des
champs, le silence morne, et peut-être le pressenti-
ment d'un malheur, arrêtaient les paroles dans leur
gorge serrée; et je me rappelle, comme si j'y étais
encore, que l'un d'eux me fit peuravec sa tête pâle et
son regard noyé !...
Ah bah ! Ce duel doit tasser le terrain de ma vie, si
ma vie n'y reste pas. Aussi, quand j'y suis, faut-il que
je l'organise digne de moi, digne de mes idées et
digne de mon drapeau.
Je suis un révolté... Mon existence sera une exis-
tence de combat. Je l'ai voulu ainsi. Pour la pre-'
mière fois que le péril se met en face de moi, je
400 • LE DUEL.
veux voir comment il a le nez fait quand on l'irrite,
et quel nez je ferai en face de lui.
Nous sommes arrivés, je ne sais après quelle lon-
gueur de rêves et quelle longueur de chemin jusqu'à
Robinson.
Nous apercevons l'arbre tout fleuri de filles en che-
veux qui sifflent comme des merles ou roucoulent
comme des tourterelles.
C'est la fête !
Les balançoires volent dans l'air, avec des femmes
pâmées et qui serrent leurs jupes entre leurs jambes
qu'on voit tout de même...
Je me rappelle les reinages de chez nous et les belles
paysannes aux gorges rondes, autour desquelles rô-
daient mes curiosités d'écolier. Ma chair qui s'éveil-
lait parlait tout bas; aujourd'hui qu'elle attend la
blessure, elle parle aussi.
« A quoi penses-tu ? me dit Collinet.
— A rien, à rien !... »
Et nous traversons le champ -de foire...
Sur une baraque de lutteurs les hercules font la
parade. Ils frappent à tour de bras le gong de cuivre
pommelé, et soufflent de toute la force de leurs pou-
mons dans le porte- voix qui aboie et mugit.
Autour d'un tir, on épaule les carabines. Ces déto-
nations déchirent dans ma tête claire une rêverie qui
commence et.ramènent les témoins à leur mission.
C'est dans un coin éloigné du bruit, devant une
table que cerne et étouffe une ceinture de feuillage,
qu'on discute les conventions dernières.
LE DUEL. 401
« Qu'avez-vous de poudre? Combien de balles?
— Six.
— Je suis tellement maladroit, que c'est peut-être
trop peu. Si avec les premières balles nous nous man-
quons, ou du moins si nous ne sommes pas estropiés
à ne plus faire feu, nous nous rapprocherons jusqu'à
cinq pas.
Je suis l'insulté, j'ai le droit de réclamer une répa-
ration à ma fantaisie, telle qu'elle me satisfasse ou
qu'elle m'amuse.
— Mais nous, disent ensemble les témoins, nous
serons spectateurs et complices d'une tuerie ! »
Une tuerie où chacun court ie même danger. Ce
sont les chances de la guerre.
Il a fallu leur en faire de ces phrases I
Ils commençaient à avoir peur en se voyant si près
du moment et en mesurant les suites de ma décision.
J'ai tout mon sang-froid, et ce qu'ils appellent ma
dureté n'est que le geste et le cri d'une volonté qui
ne recule pas.
Nous partons.
« Tu es pâle! me dit Gollinet.
— Mais je crois bien! — j'étais pâle aussi le 2 dé-
cembre
J'ai eu une faiblesse.
Une pauvresse a passé: à qui je n'aurais donné que
deux sous à un autre moment. Je lui en ai donné
vingt, pour qu'elle me dise : « Cela vous portera bon>
heur. »
Les baraques continuent à faire dans Robinson, qui
34. ' M
402 LJ5 DUEL.
disparaît derrière les arbres, un tapage que la distance
déchire; il vient jusqu'à nous des lambeaux de mu-
sique barbare.
On marche en silence, Legrand avec ses amis et
moi avec les miens.
Gollinet ouvre de temps en temps sa trousse d'une
main agitée, comme pour voir s'il n'a pas oublié quel-
que chose, s'il a bien tout ce qu'il faut pour tout à
l'heure...
« Garez bien votre tête avec votre pistolet... comme
ceci, de profil, en lame de couteau ! me répète l'un
des témoins.
— Laissez Legrand tirer le premier, me conseille
l'autre. »
J'écoute à peine et j'ébauche des gestes de dédain
qui se reproduisent sur la route baignée de soleil.
Mon ombre se dessine comme sur le mur blanc du tir
l'homme en tôle d'hier; un peu plus, je chercherais
les taches blanches sur mon habit, les taches faites
sur le mannequin par les balles...
Je n'ai pas encore été moi sous la calotte du ciel.
J'ai toujours étouffé dans des habits trop étroits et
faits pour d'autres, ou dans des traditions qui me ré-
voltaient ou m'accablaient. Au coup d'État, j'ai avalé
plus de boue que je n'ai mâché de poudre. Au lycée,
au Quartier-Latin, dans les crémeries, les caboulots
ou les garnis, partout, j'ai eu contre moi tout le
monde; et cependant j'étreignais mon geste, j'étran-
glais ma voix, j'énervais mes colères...
Mais nous ne sommes que deux à présent!... Iî y-
LB DUEL. 403
a plus, Ma balle, si elle touche, ricochera sur toute
cette race de gens qui, ouvertement ou hypocrite-
ment, aident à l'assassinat muet, à la guillotine sèche,
par la misère et le chômage des rebelles et des irré-
guliers...
Je ne lâcherais pas pour une fortune cette occasion
qui m'est donnée de me faire en un clin d'œil., avec
deux liards de courage, une réputation qui sera ma
première gloire, — ce dont je me moque ! — mais qui
sera surtout le premier outil dur et menaçant que je
pourrai arracher de mon établi de révolté.
En place — et feu !
Je ne jette ces mots dans l'oreille de personne,
mais je les murmure comme une conclusion ; c'est le
total de mon calcul.
Nous passons devant une ferme. Les témoins de-
mandent s'il y a quelque chose à boire. Je prends un
verre d'eau, Legrand aussi; il faut se battre bien de
sang-froid. Nous avons eu la même idée tous deux;
comme moi, il sent que cette heure était nécessaire
pour nous, et il sent aussi qu'un flot de sang, d'où
qu'il jaillisse, lavera la crotte et la tristesse de notre
jeunesse !
Messieurs, dit d'une voix un peu tremblante un
des témoins, je viens de marcher en avant, et je crois
avoir trouvé une place. »
On n'entend que des bouts de branches mortes qui
crient un peu sous les souliers, des toussements courts
404 LE DUEL.
qui sortent des poitrines étranglées ; on entend filer
un lézard, partir un oiseau... sonner un tambour de
saltimbanques dans le lointain.
On entend autre chose à présent. C'est le bruit des
pistolets qu'on arme, puis un mot : « Avancez! »
Deux détonations emplissent la campagne. Nous
restons debout tous les deux. J'ai fait je ne sais
combien de pas, j'ai abattu mon arme. C'est man-
qué. Legrand, plein de sang-froid, m'a ajusté lon-
guement. Sa balle m'a passé juste à un demi-pouce
de l'oreille et a même frisé ma tignasse. J'aurais dû la
faire couper. Elle fait boule et sert de cible.
« Vous pourriez en rester là! dit Collinet. A dix
pas! mais c'est un assassinat! vous allez y rester tous
les deux !
— Chargez 1 »
L'accent a été impérieux, paraît-il, caries témoins
ont obéi comme des soldats.
Nous nous promenons, Legrand et moi, chacun de
notre côté, muets, très simples, les mains derrière le
dos, et ayant l'air de réfléchir.
Un chien, venu on ne sait d'où, se trouve dans mes
jambes et me regarde d'un œil doux, en demandant
une caresse. Il m'a fait penser à Myrza, la chienne que
nous avions à la maison quand j'étais enfant, qui me
léchait les mains et semblait pleurer quand j'avais
pleuré et qu'on m'avait battu. J'étais forcé de me
laisser faire alors, je ne pouvais que conter ma dou-
leur à la pauvre bête .»
LE DUEL.
40b
On avait le droit de me faire souffrir, et si je me
plaignais, on disait que j'étais un mauvais fils et un
mauvais sujet. Je devais finir par demander pardon.
Aujourd'hui, cinq hommes sont là, par le hasard
d'une querelle, à la discrétion de mon courage, in-
sulteur, témoins et médecin!
Il m'en vient un sourire et même un hout de chan
son sur les lèvres. Je fredonne malgré moi, comme
on se frotte les mains quand on est joyeux.
« Tais-toi ! » fait Collinet à demi-voix.
Il a raison. Je diminue la belle cruauté de notre
duel.
Les témoins nous rappellent.
« A vos places ! »
Nous devons faire un pas pour indiquer que nous y
sommes. Ce pas fait, nous avons le droit de rester im-
mobiles ou de marcher et d'attendre.
Je voudrais le toucher. Il a fini par m 'irriter avec
ses refus d'excuses. Ma foi, tant pis s'il me descend!
Cette fois, encore, je tire le premier.
L«grand reste debout, avance, avance encore.
G est long. Il tire. Je me crois blessé.
La balle a marqué à blanc. — Comme celles qu'il
envoyait hier dans l'homme en tôle.
Elle a enlevé le lustre du -drap et éraillé la manche
de mon habit.
Nouvelle démarche des camarades pour arrêter le
combat.
Non!
Je trouve que Legrand a tiré trop bien, et moi trop
406 LE DUEL.
mal. Je trouve qu'après avoir passé tant de temps
dans Ses champs, s'en aller sans qu'il y ait un résul-
tat, c'est prêter à rire. Je trouve que le but est man-
qué, que l'occasion sera perdue, et qu'elle ne se re-
présentera peut-être jamais aussi belle.
Une autre idée aussi tracasse mon cerveau. Encore
l'idée de pauvreté.
Toujours le spectre !
Puisque j'ai tant fait, puisqu'il y a eu déjà deux
actes de joués, jouons le troisième, et jouons-le
comme un pauvre qui peut donner son sang plutôt
que son argent; qui aime mieux recevoir aujourd'hui
une balle que recevoir dans l'avenir des avanies qu'il
n'aura peut-être pas le sou pour venger.
Les témoins insistent pour en rester là.
« Oui, si l'on veut me faire ici, sur place, des
excuses — et complètes. »
Mon accent est dur et je semble faire une grâce.
Legrand répond du même ton, et par un signe
qui veut dire : « Recommençons ! »
Le ciel est bleu, le soleil superbe! Oh! ma foi!
j'aurai eu une belle minute avant de mourir! Je bois
avec les narines et les yeux tout ce qu'il y a dans cette
nature! J'en emplis mon être! Il me semble que j eu
frotte ma peau. Allons! dépêchons, et s'il faut quitter
la vie, que je la quitte, baigné de ces parfums et de
cette lumière !
«Messieurs, quand vous voudrez! dit un des té-
moins d'une voix presque éteinte. »
LE DUEL. 407
Cette fois, à cinq pas!
J'ai fondu sur Legrand.
Je lâche le chien.- Legrand reste immobile: il
semble rire.
Je me replace, l'arme à l'oreille !
Où la balle va-t-elle m'atteindre? C'est la sensation
de la douleur qui m'empoigne : elle court sur moi, il
y a des places que je sens plus chaudes. C'est dans
une de ces places qui. va y avoir un trou où fourrer
le doigt, et par où ma vie fichera le camp.
Mais Legrand a tourné sur lui-même; le sourire
que j'attribuais à la joie d'avoir échappé et de me te-
nir à sa merci court toujours sur ses lèvres.
Ce sourire est une grimace de douleur. -
J'aperçois un gros flot de sang!
Il tourne encore, essaie de lever son bras qui
retombe.
« Je suis blessé. »
On accourt : la balle a fait trois trous, elle a tra-
versé le bras, et est venue mourir dans la poitrine.
Collinet s'approche, coupe l'habit et après quelques
minutes "d'examen, nous dit à demi-voix :
« La blessure est grave : il en mourra probable-
ment. >:
Je ne le crois pas; — pas plus que je ne croirais
mourir moi-même, parce que j'aurais un peu de plomb
dans les os. Nous avons trop de force. Elle ne peut
408 LE DUEL.
être démolie comme ça en une seconde, et, d'ailleurs,
Legrand a la figure colorée, l'œil clair.
Tl me tend la main.
« Je ne t'en veux pas; mais dans un duel enlre
nous, il fallait aller jusque-là. »
Je réponds oui d'un geste et d'un salut.
« Otez-moi mes bottines:il me semble que jesouf-
fi irai moins. » ;
Gollinet prend son canif pour couper le cuir.
« Non, non, dit Legrand.... Je n'ai que celles-iè, t
Lui aussi, lui aussi! il a eu comme moi la préoccu-
pation des sans le sou. Pendant qu'on chargeait les
armes ; pendant que les témoins faisaient des phrases
pour que nous consentissions à mettre plus de place
entre nous et la mort; pendant que nous marchions
l'un sur l'autre dans cette prairie pleine de fleurs,
pendant toute cette journée d'acharnement sau-
vage, le spectre de la misère s'est dressé devant ses
yeux comme devant les-miens! Le spectre, toujours
le spectre !
L'os est en miettes dans le bras et les bandes de
toile se gonflent de sang. Quelques gouttes ontfait des
perles rouges sur l'herbe : le petit chien vient les
flairer et les léchei .
Gollinet demande le secours d'un dpcteur.
Un des témoins et moi, nous partons pour en déni-
cher un.
Course inutile dans la campagne chaude et vide!
T, fi DUEL. 409
Nous revenons vers Legrand, adossé contre un
Arbre, le bras pendant.
■• II est si lourd! » dit-il avec une expression de
souffrance.
Que faire de ce grand corps cassé?
Les témoins, qui ont choisi le terrain, l'ont "choisi
éloigné des maisons, et l'on n'aperçoit pas même une
ferme à l'horizon. On ne voit que la grande route
blanche et des nappes d'herbe verte.
Pour comble de malheur, nous ne nous sommes
pas aperçus, en entrant, que nous enjambions des
fossés et des barrières, que nous nous écorchions à
des haies, que nous poussions des obstacles. Mais à
présent, nous voyons que, pour sortir, il faut casser
des branches, sauter un ruisseau, escalader un
buisson...
On s'en est tiré tout de même. On a trouvé un
endroit par où l'on a fait passer le cul d'une char-
rette à bras, dans laquelle on hisse Legrand; puis, le
tassant comme un sac, on l'a accoté dans un des
coins.
Nous nous mettons en route.
Nous voici près de Robinson. Une troupe de
joyeux garçons et de jolies filles blaguent notre pro-
session, comme ils appellent notre défilé muet et
triste. Un coucou à voyageurs frôle la roue de la char-
rette, et le conducteur fait mine d'agacer avec la mèche
cle son fouet Legrand qu'il croit pochard.
« Mais le sang pisse par les fentes ! » crie tout d'un
35
410 LE DUEL
coup une. étudiante, en indiquant la place du bout de
son ombrelle.
On arrive à deviner ce qui s'est passé, et les prome-
neurs et les promeneuses en parlent tout bas. Quelques-
uns demandent quel est celui qui a tiré sur le blessé.
« 11 n'a pourtant pas une mauvaise figure, disent
les uns.
— Hum ! » font les autres.
Il n'y a pas plus de médecin à Robinson qu'ailleurs -
ce qui désespère l'aubergiste chez lequel la charrette
est entrée, et qui voudrait bien se débarrasser de ce
paquet sanglant.
On va le débarrasser.
Legrand dit :
<( Je ne veux pas mourir ici. Qu'on me ramène à
Paris. »
Collinet s'y refuses Legrand insiste :
« Je t'en prie.... je l'exige! »
Où trouver une voiture où l'on puisse l'étendre
u Cet omnibus? »
On fait marché pour la location de l'omnibus,
tapissière fermée qui a amené les Parisiens à la fêle et |
qui attend le soir pour les ramener. Il y a des bribes
de bouquets qui traînent sur les banquettes. Il y a
un drapeau sur l'impériale, et des pompons rouges à
!a tête des chevaux.
L'aubergiste fournit une paillasse. Un homme de
l'endroit, qui cligne de l'œil en disant qu'il sait ce
que c'est qu'un duel, offre un matelas ; une dame s
LE DUEL. 411
que la poésie de 1 aventure séduit, prête une couver-
ture blanche qui recouvre Legrand tout entier,.
Nous remercions et nous partons.
Je prends place près des autres. Legrand y tient,
m'a-t-on dit, et je juge de mon devoir de l'accompa-
gner et de rester en face de lui. J'aurais trouvé sim-
ple et naturel qu'il enfit autant, si c'étaitlui qui m'eût
touché.
Ma sensibilité ne joue pas la comédie. Je croirais
cela indigne de la sérénité du blessé. Je reste
muet et je songe ! Je songe encore une fois au long
accouplement forcé dans la solitude, l'obscurité et la
peine.
Legrand souffre le martyre en ce moment.
Eh bien ! je parierais que cette souffrance, qui
précède probablement la mort, l'effraie moins que ne
le tourmentait la vie que nous vivions, et d'où nous
n'avions pas le courage ou les moyens de nous éva-
der autrefois.
Si Legrand survit, ce coup de pistolet aura affran-
chi notre avenir en trouant la muraille des souvenirs
cruels. Il viendra peut-être un peu d'air frais par ce
Irou-là !
11 a demandé à être transporté chez un ami.
On a fait arrêter l'omnibus devant une petite mai-
son de la rue de l'Ouest, blanche et proprette, qui a
par derrière un jardinet, et qui est habitée par des
gens tranquilles.
412 LE DUEL.
Quand il est monté, soutenu par deux d'entre nous,
la couverture blanche prêtée par la châtelaine de
Robinson était comme un manteau de pourpre.
Lorsqu'on n'est pas mort après avoir perdu tant de
sang, on ne doit pas mourir.
J'ai serré sa main gauche, j'ai aalué les gens,
je suis parti.
Je me suis attardé dans ces sensations et ces détails,
parce que les gestes et les paroles de ce jour-là eu-
rent pour témoin la campagne heureuse, parce que le
soleil versait de l'éclat et de la joie sur les cimes des
arbres et sur nos fronts; parce que les heures que
prit cette rencontre furent les premières qui ne senti-
rent pas la gêne et la honte, le souci du lendemain.
f Je suis tout confus des éloges de quelques-uns,
qui parlent de mon sang-froid par ci, de mon sang-
froid par là... Mais je n'y ai pas grand mérite ! Us no
savent pas combien ma résolution de rester un insou-
mis et un irrégulier, de ne pas céder à l'empire, de
ne pas même céder aux traditions républicaines, que
je regarde comme des routines ou des envers de reli^
gion, ils ne savent pas combien cette vie d'isolé m'a
demandé d'efforts et de courage, m'a arraché de sou-
pirs ou de hurlements cachés! Ils ne le savent
pas !...
C est pendant ces années de bûchage sans espoir
et sans horizon que j'ai été brave ; appelez-moi un
héros à propos de cela, je ne dirai pas non ! Mais
LE DUEL. 4)3
s'elonner de ce que j'ai eu de la carrure pendant un
jour, s'étonner de ce que Legrand et moi nous ayons
gardé la tête haute devant le danger, c'est ne pas sa-
voir combien il est nécessaire de la tenir baissée
pour monter les escaliers des hôtels lugubres.
Après ce duel, c'était au pis aller un lit à six pied -
sous terre, la tête dans les racines des fleurs et des
arbres, au lieu du sommeil dans les draps sales d'un
garni.
Mais je me battrais encore aux mêmes conditions
pour avoir l'air crâne et menaçant vis-à-vis des
'.émoins -tout surpris de voir des écrasés se redresseï
ainsi! Joie suprême que paient trois minutes de tir.
C'est pour rien.
Quatre chirurgiens, réunis en consultation, ont
déclaré qu'il fallait couper le bras ; que sinon ils ne
répondaient de rien. Legrand les a entendus, et mal-
gré lui son regard me crie : « C'est toi qui me fais
mourir ! » Dans le délire de sa fièvre, je lui apparais,
non comme un adversaire, mais comme un assas-
sin.
Je viens de mettre pour la dernière fois le pied
dans cette maison.
On avait suspendu une ficelle au ciel du lit; au
bout de cette ficelle, un filet dans lequel un glaçon
fondait. Là-dessous était étendu comme une chose
morte le bras fracassé, et la glace pleurait ses larmes
froides sur le trou fait par la balle; ce trou bleu avait
des airs d'œil crevé.
- 35.
414 LE DUEL.
C'était triste. Cette larme de glace m'est tombée
sur le cœur, éteignant toute la fierté et tout le soleil
de la journée de combat.
WXI
AGONIE
» Les années se sont écroulées sur les années; j'ai va
revenir les étés et les hivers, avec la monotonie
implacable de la nature. — L'Odéon. glacé en décembre,
frais en avril : voilà tous les souvenirs qui emplissent
ma tête et mon cœur depuis une éternité.
Est-ce un total de mille ou de deux mille journées
sans émotion que j'ai à enregistrer dans l'histoire de
ma vie ? Je ne saurt>>= lo 'Ure.
C'est affreux de ne pouvoir ressusciter une image,
une scène, une tête, pour les planter le long de la
route parcourue, décolorées ou saignantes, afin de se
rappeler les moments de joie ou de douleur!
Eh bien, le chemin par où je me suis traîné s'étend
comme un sentier désert et se perd à travers le blanc
de la neige ou le noir des ruisseaux, sans une pousse
~ ou une racine qui soient restées, pour que ma mémoire
i'y accroche et sauve un événement du naufrage! Je
416 AGONIE.
n'ai rien à me rappeler et je n'ai rien à oublier,
rien, rien.
Comme le temps a été rongé sans bruit! Les années
ontparu courtes parce qu'elles étaient creuses et vides,
tandis que les journées étaient longues, longues,
parce qu'elles avaient chacune leur intrigue de famine
et leur tas de petites hontes!
A peine si je sais les dates ! Je nerevois debou t, dans
ma mémoire, que quelques premiers janviers sans
étrennes et sans oranges. Je pouvais aller souhaiter
le nouvel an, les mains vides, à Renoul, à safemme,
à Matoussaint! Mais deux, pauvretés qui s'embrassent,
ça n'est pas gai !
J'ai vécu et je vis comme un loup.
Mon duel avec Legrand m'a fait d'ailleurs une
réputation de dangereux, qui éloigne de moi tout le
monde ou à peu près. Ils calomnient jusqu'à mon
courage-
Je passe ma vie à la Bibliothèque; j'y viens souvent,
l'estomac hurlant, parce qu'on ne va pas loin avec
mes quatorze sous par jour qui se réduisent à douze
et même à dix bien souvent, car j'emprunte au trou
de mon estomac pour boucher d'autres trous.
Peut-être un jour entendront-ils un homme glisser
de sa chaise et rouler évanoui sur le plancher. Ce
sera moi qui aurai faim; c'est à moitié arrivé déjà
l'autre lundi. Mais à ceux qui me relèveront, je dirai :
« C'est la chaleur. » ou bien ; « J'ai fait la noce hier. »
J'accuserai la température ou mes vices. On ne saura
AGONIE. 417
pas que c'est la misère — si quelqu'un le devine, après
tout, il n'y aura pas à en rougir : je serai tombé sans
appeler au secours.
En été, le grand soleil m'accable. Il m'accable, il
me tue! J'ai des sueurs de faiblesse et des évanouisse-
ments de pensée dans mon cerveau las!
L'hiver, je suis mieux. Je cours. Cependant le gris
du temps, lesec des pierres, le vent méchant, le ver-
glas traître, l'isolement dans la rue attristée et pres-
que vide !.. Ah! cela m'emplit de mélancolie quand
je sors, et je trouve la vie bien affreuse.
Où aller, le soir?
Heureusement, à six heures, l'autre bibliothèque
Sainte-Geneviève est ouverte.
11 faut arriver en avance pour être sûr d'une place.
Les calorifères sont allumés; on fait cercle autour,
les mains sur la faïence. J'ai voulu causer avec mes
voisins de poêle! Pauvres sires!
Alors que je saignais de leurs douleurs plus que des
defs miennes — car j'avais au moins mordu dans un
morceau de pain avant d'entrer — alors que j'espé-
rais entendre sortir de leurs bouches qui bâillaient la
faim un cri de colère ou un gémissement de douleur:
Lis me contaient des balivernes, me parlaient de l'idéal,
du bon Dieu.. .
Des Prudhommes, ces déguenillés en cheveux
blancs! Des Prudhommes qui venaient là pour lire
les bons livres; gamins de soixante ans, qui puaient
encore l'école à deux pas delà tombe; égoïstes pouil-
leux qui,' étant lâches, ne pensaient pas à ceux qui ne
418 AGONI K.
l'étaient point, et se prélassaient dans leur misère,
attendant la mort avec l'espérance d'une vie future.
SU 'on s'était battu au Panthéon, ils auraient été du
côté de ceux qui les affamaient, contre ceux qui vou-
laient tuer la famine !
Pas une tête de révolté dans le tas! Pas un front de
penseur, pas un geste contre la routine, pas un coup
de gueule contre la tradition !
Je vais en bas quelquefois, dans une salle qui a des
odeurs de sacristie.
La fraîcheur, le silence !... C'est là que.sont les livres
"illustrés. J'y lis l'Artiste, et l'histoire de l'impasse du
Doyenné, où Gautier, Houssaye et Gérard de Nerval
avaient leur cénacle.
J'ai d'abord parcouru ces récits avec une curiosité
pleine d'envie, puis avec le frisson du doute.
Ils crient que le printemps de leur jeunesse fut tout
ensoleillé. — Mais par quel soleil? J'ai appris d'un
garçon qui a connu le secrétaire de l'un d'eux, j'ai
appris une nouvelle qui m'a fait trembler.
Ce Gautier, ce Gérard de Nerval, ils en sont à la
chasse au pain! Gautier le récolte dans les salons
île Mathilde, Gérard court après des croûtes dans les
balayures. On me dit qu'il a parlé de se tuer un soir
qu'il n'avait pas de logis.
Ils mentent donc, quand ils chantent les joiesde la
vie de hasard, et des nuits à la belle étoile ! Littéra-
teurs, professeurs, poètes comiques, poètes tragiques,
tous mentent!
AGONIE. 419
Âh ! je suis empoigné et envahi par le dégoût !
J'ai longtemps réfléchi, écrit — pour la joie austère
d'écrire et de réfléchir. J'ai tiré ma charrette coura-
geusement; je n'ai pas pensé, comme bien des jeu-
nes, à franchir le chemin au galop... je me suis défié
de mon inexpérience et de mon orgueil ; je me suis
dit : « A tel âge, tu devras avoir fait ton trou » et
mon trou n'est pas fait.
Yoilà longtemps, bien longtemps, que j'ai jeté le
manche après la cognée !
C'est fini: je me mangeais le cœur, je me rongeais
le foie dans la solitude de ma chambre, en face de
mes productions, qui sortaient muettes de mon cer-
veau et que je n'entendais ni vivre, ni crever.
Une mère finirait par cracher sur son fruit et sur
elle, si tous ses enfants étaient mort-nés !
Je suis trop mal vêtu pour passer l'eau. — J'y trou-
verais des arrivés qui auraient pitié de ma misère ou
qui me régaleraient. — Je ne me laisse pas régaler,
ne pouvant rendre les régalades.
Et je rôde dans deux ou trois rues du quartier
latin, toujours les mêmes, cherchant l'ombre !
Ah ! j'aurais besoin d'air, d'air clair et d'un peu de
rin pur !
Si je trouvais de quoi m'habiller et payer mon
voyage, je partirais au payj. chez l'oncle le curé, au
- sommet de Chanderolles.
Il y a là du vin et le grand vent! Je verrais ma
mère en passant.
420 AGONIE.
Je verrais aussi ces cousines, qui logèrent dans
le cadre rouillé de mon enfance le pastel d'or d'un
jour d'été.
Quand je retournai là-bas pour le projet de mariage
avec cette mépriseuse de pauvres, je comptais me
gorger des odeurs du pays, boire — à m'en saouler —
aux sources perdues dans l'herbe, je comptais mâ-
cher des feuilles, embrasser des chênes, donner ma
peau à cuire au soleil !
Je partis sans avoir touché la main de Marguerite,
la belle cousine, sans avoir cassé une motte de terre
avec le museau de mes bottines de Paris!
Et depuis j'ai vécu, dans les bibliothèques, les gar-
ais, les coins sales !
Je n'ai jamais pu sortir de ma bourse un jour de
bonheur à travers les champs, avecma jeunesse chan-
tant dans ma tête ou la jeunesse d'une autre sau-
tant à mon bras! moi qui ai tant de parfums dans
mes souvenirs, et qui entends rouler tant de sang
dans mes veines 1
J'ai besoin de rafraîchir ma vie.
11 me faudrait 300 francs pour aller au Puy!
« Je vous les avance, m'a dit un garçon, si vous
me promettez, au retour, de passer ma version de
bachau pour moi. »
Mais c'est un faux ! Si je suis pris, c'est la prison.
« Dites-vous oui, dites- vous non ?
— s Je ne dis pas non... je vous demande jusqu'à
demain. »
J'allais céder, bien sûr, céder pour le grand air et.
le vin put. pour le baiser sur le front de la mère,
pour le? cousines à embrasser à pleines lèvres ! J'au-
rais joué contre trois ans de centrale, quinze jours de
bonheur, de vagabondage dans les vergers et dans les
bois !
La moit est arrivée, qui m 'a barré le chemin de
ûlairvaux.
If ME RENDS
Une lettre à mon adresse m'attendait dans mon
garni.
Elle est du vieux professeur qui m'avait annoncé la
séparation entre mon père et ma mère.
J'apprends aujourd'hui que la séparation est éter-
nelle !
Mon père est mort, — mort du coeur.
Il est mort dans les bras d'une étrangère, celle
qu'il avait emmenée avec lui. Elle est restée, me
dit la lettre, jusqu'au dernier moment à ses côtés;
mais, dès qu'on a pu redouter un malheur, prise
de remords ou ayant peur du cadavre, elle a fait
prévenir du danger celle dont elle avait, par amour,
volé la place. Ma mère a pu arriver à temps pour
ensevelir celui que depuis longtemps elle pleurait
vivant.
Il faut que je parte moi-même, sur-le-champ, dans
une heure, si je veux arriver avant qu'on l'enterre.
JE SIE RENDS. 423
Au chemin de fer, en débarquant, j'ai croisé une
femme qui, sans être en deuil, avait un crêpe noir.
On la montrait du doigt. J'ai deviné qui elle était !
Je n'ai pas eu de colère contre elle !
C'est moi qui me prends à la plaindre quand les au-
tres l'accusent. — L'accuser? Et pourquoi? Après tout,
mon père lui doit, peut-être, des heures de bonheur —
elle l'avait compris. Mais sa vie, .à elle, est perdue I
La cloche sonne... le train part.
Où va-t-elle?..
Me voici dans la maison en deuil, sur une chaise,
près du lit où repose le cadavre.
Ma mère est dans la chambre voisine, blanche
comme de la cire.
J'ai fermé la porte, j'ai voulu être seul.
Je tiens à n'avoir d'autre témoin de mon rêve ou
de mes larmes que celui qui est là sous ce drap
blanc
. C'est la première fois que nous sommes à côté l'un
le l'autre, tranquilles, ou dans un silence sans co-
lère. Nous avons été longtemps deux ennemis. On se
raccommoda, mais la réconciliation prit une soirée: la
lutte avait duré dix ans, — cela, parce que nous avions
lâché la terre, la belle terre de labour sur laquelle
nous étions nés 1
Par le calme de cette nuit, à travers la croisée
restée entr' ouverte, j'aperçois là-bas de vieux arbres,
424 JE ME RENDS.
, je vois une meule de foin; la lune étend de l'argent
sur les prés. Ah ! j'étais fait pour grandir et pousser
au milieu de ce foin, de ces arbres ! J'aurais été un
beau paysan ! Nous nous serions bien aimés tous les
trois : le père, la mère et le garçon !
C'est bien du sang de village qui courait sous ma
peau, gourmande de grand air et d'odeur de nature^
C'est eux pourtant qui voulurent faire de moi un
monsieur et un prisonnier.
Eh bien! je me rappelle que je voulus me tuer à
douze ans, parce que le collège était trop triste "et
trop méchant pour moi. Oui, mon père, vous qui
êtes là avec votre front pâle et glacé comme du mar-
bre, sachez que, comme écolier, j'ai souffert jusqu'à
vouloir être la statue froide et dure que vous êtes
aujourd'hui !
Vous ne vous doutiez pas de mon supplice!
Vous pensiez que c'étaient grimaces d'enfant, et
vous me forciez à subir la brutalité des maîtres, à
rester dans ce bagne — par amourpour moi,pourmon
bien, puisque vous pensiez que votre fils sortirait de
là un savant et un homme. Je ne suis devenu savant
que dans la douleur, et, si je suis un homme, c'est
parce que dès l'enfance je me suis révolté — même
contre vous.
Nous n'avons pas eu le temps de nous revoir pour
nous serrer la main et nous embrasser.
Avez- vous au moins pensé à moi, au moment où
JE ME EENDS. 42S
vous avez; senti partir la vie? Avez- vous cherché mon
image dans l'espace?
On me dit que vous avez demandé dans votrt
délire de quel côté était Paris, et que vous avez voulu
qu'on posât de ce côté votre tête qui est retombée
et me regarde...
11 y a de la vertu et de la douleur plein ce visage'.
. Sous ces yeux clos à jamais, dans ce creux du lar-
mier où il n'y aura plus de pleurs, que de douleurs
cachées! Je sens le coup de pouce des bourreaux en
toge qui humiliaient et menaçaient. Pauvre universi-
taire! Un proviseur ou un principal tenait dans sa
main de cuistre le pain, presque l'honneur de la
famille.
Je comprends qu'il ait eu des colères, qui retom-
bèrent sur moi... Je me plains d'avoir souffert! Non,
c'est lui qui a été la victime et l'hostie!
Cet homme, qui est là étendu, a juste quarante-huit
ans! Il n'a pas reçu une balle dans le crâne, il n'a
pas été écrasé par un camion. À quarante-Huit ans,
il s'éteint, non point à vrai dire abattu par la mort,
mais usé par la vie. Il meurt d'avoir eu le cœuf
écrasé entre les pages des livres de classe; il meurt
d'avoir cru à ces bêtises de l'autre monde.
S'il fût resté un homme libre, il serait encore de-
bout au soleil, il aurait l'air de mon grand frère!
Comme nous serions camarades tous les deux!
On fi appe ; un homme entre et me parle bas,
426 JE ME RENDS.
m Faites sortir votre mère, nous apportons le cer-
cueil. »
J'ai confié la pauvre femme à une vieille voisine
qui a trouvé un prétexte pour l'emmener.
« Je vais te rejoindre, » ai-je dit — et je suis resté à
attendre les vestes noires qui se sont mises noncha-
lamment à la besogne.
C'est donc fini ! Il va être cloué là dedans ! Cette
planche est la porte de l'éternelle prison.
^ Adieu, mon père ! Et avant de nous quitter, je vous
demande encore une fois pardon ! .
L'horloge sonne dix heures! Gomme le temps a
passé vite dans ce tête-à-tête solennel 1
Je n'ai pas vu partir la nuit et venir le soleil. Je né
regardais que dans mon cœur. Je n'entendais ni ne
voyais l'heure présente, perdu que j'étais dans la
contemplation du passé et l'idée de l'avenir. Il me
semblait que le mort aussi réfléchissait, et me tenait
compagnie pour cette austère rêverie.
Le dernier coup vient d'être donné.
Ah! il m'est venu comme de la rage et non de la
douleur dans l'âme! Il me semble qu'on emporte un
assassiné !
Moi, j'aurais peur d'être enterré ainsi 1 Je veux
avoir lutté, avoir mérité mes blessures, avoir défié
le péril, et il faudra que les croque-morts se lavent
! es mains après l'opération, parce que je saignerai
de toutes parts... Si la vie des résignés ne dure pas
JE ME RENDS. 427
plus que celle des rebelles, autant être un rebelle au
nom d'une idée et d'un drapeau !
— Messieurs, quand il vous fera plaisir.
Minuit.
Mon père est enterré au milieu des berbes... Les
oiseaux lui ont fait fête quand il est venu ; c'était plein
de fleurs près de la fosse... Le vent qui était doux sé-
chait les larmes sur mes paupières, et me portait des
odeurs de printemps... Un peuplier est non loin de la
tombe, comme il y en avait un devant la masure où
il est né.
J'aurais voulu rester là pour rêver, mais il a fallu
ramener ma mère. Je lui ai demandé encore, comme
une douloureuse faveur, de me laisser seul en face
de moi-même dans la chambre vide.
Le lit garde pour tout souvenir du cadavre disparu
un pli dans le grand drap et un creux dans l'oreiller.
Dans ce creux, j'ai enfoncé ma tête brûlante, comme
dans un moule pour ma pensée...
Où en suis-je?
Où j'en suis?
Voici — Comme mon père n'est pas mort assez
vieux, comme ils l'ont tué trop jeune, ma mère i:'aura
qu'un secours, pas de pension: 400 francs par an qui
peuvent même lui manquer un jour; mais, en ajou-
\ant ce qui constituait ma rente de 40 fr., par mois, et
avec une quinzaine de mille francs cachés, paraît-il,
dans un coin, elle aura des habits, un toit et du pain.
428 JE MB RENDS.
Pour moi, je n'ai plus rien !
Avec 40 francs, je parvenais tout juste à ne pas
mourir.
J'ai essayé de tout pourtant!
Ah ! je n'ai rien à me reprocher !
Sanglier acculé dans la boue, j'ai fouillé de mon
groin toutes les places, j'ai cassé mes défenses contre
toutes les pierres !
J'ai dit ba be bi bo bu, chez celui-ci, j'ai mangé du
raisiné chez celui-là. J'ai mouché des enfants, rentré
des chemises: A moi le pompon!
J'ai passé chez Bonardel et chez Maillart.
J'ai été satiriste, chansonnier et chaussonnier. J'ai
tout fait de ce qu'on peut faire quand on n'a pas
d'état — et que l'on est républicain 1
J'ai fait plus encore !
Je trouve une joie amère à m'en souvenir et à pé-
trir cette pâte de douleur bête, en ce moment de réca-
pitulation douloureuse.
J'avais connu dans un coin de crémerie un employé
de la maison de déménagements Bailly. On avait
mangé l'un près de l'autre; lui, des plats de huit
bous ; moi, des demi-portions.
Un jour, je suis allé le trouver.
« Pais-je gagner trois francs comme aide démé-
nageur dans votre boîle?
— Vous ?
Le brave homme était tout honteux pour moi, et
JE IË RENDS. 429
ne voulait pas croire que je mettrais mes épaules sous
les fardeaux.
« Je les mettrai, et je soulèverai encore a?scz
lourd, je crois. »
Et j 'ai été déménagèur ! On m'avait prêté une blous c
âne casquette, et envoyé à la Yillette.
J'ai failli dix fois m'estropier — ce qui n'est rien;
mais j'ai failli estropier les meubles.
« Espérons que ça ira mieux demain, » m'a dit mon
homme en me payant, le soir.
Le lendemain, j'arrivai brisé ; sous ma chemise,
mon épaule était bleue, mais je voyais quelques sous
au bout des meurtrissures.
Il était dit que j'aurais encore dans ce métier les
mains coupées, et coupées avec un eduteau bien sale !
On a cru un instant qu'un bijou avait été volé dans
une des maisons où nous avons travaillé, et c'est moi,
le portefaix à la main sans calus, qu'on a soupçonné
et qu'on allait fou il 1er !
Le bijou se retrouva, par bonheur.
Mais je partis épouvanté.
Ce n'est pas vrai : un bachelier ne peut pas faire
n'importe quoi, pour manger! Ce n'est pas vrai!
Si quelqu'un vient me dire cela face à face, je lui
dirai : tu mens ! et je le souffletterai de mes souvenirs !
Ou plutôt je le giflerai pour tout de bon, parce que
si un échappé de collège entend cette gifle, il sera
peut-être sauvé de l'illusion qui fait croire qu'avec du
courage on gagne sa vie. Pas même comme goujat)
430 JE ME RENDS.
J'ai voulu en faire l'épreuve. Je suis allé à la Grève,
un matin, pour voir s'il était possible à un lettré,
qui aurait un cœur de/héros, de descendre des hau-
teurs de sa chambre, d'aller parmi les maçons et de
demander de l'ouvrage.
Allons donc! On m'a pris pour un escroc qui
voulait se cacher sous du plâtre.
■ On ne trouve pas à vivre en vendant son corps,
pour un mois, une journée ou une heure, en offrant
sa fatigue, en tendant ses reins, en disant: •< Payez
au moins mon geste d'animal, ma sueur de sang! »
Je veux l'écrire en grosses lettres et le crier tout
haut.
l Pauvre diable, qu'on nomme bachelier, entends r
tu bien? si tes parents n'ont pas travaillé ou volé assez
pour pouvoir te nourrir jusqu'à trente ans comme un
cochon à l'engrais, si tu n'as pas pour vingt ans de son
dans l'auge, tu es destiné à une vie de misère et de
honte!
Tu peux au moins, le long dû ruisseau, sur le
chemin de ton supplice, parler à ceux qu'on veut y
traîner après toi !
Montre ta tête ravagée, avance ta poitrine creuse,
exhibe ton cœur pourri ou saignant devant les enfants
qui passent!
Fais-leur peur comme le Dante, quand il revenait
de l'enfer !
Crie-leur de se défendre et de se cramponner des
JE ME UENDS.
43t
ongles et aes dents et d'appeler au secours, quand le
père imbécile voudra les prendre pour les mener là
où l'on fait ses humanités.
Je n'étais vraiment pas mal taillé, moi.
Peux-tu me dire ce que je vais devenir demain
Ce sera pour moi comme pour les autres l'hôpital,
la Morgue, Charenton — je suis moins lâche que quel-
ques-uns et je suis bien capable d'aller au bagne.
Un soir de douleur et de colère, je suis homme a
arrêter dans la rue un soldat ou un mouchard que je
ferai saigner, pour pouvoir cracher mon mépris au
nez de la société en pleine Cour d'assises.
« Jacques. »
C'est ma mère qui m'appelle.
Elle me fait asseoir à ses côtés.
« Écoute : le proviseur s'est approché de moi au
cimetière, pendant que tu regardais les arbres et que
tu arrachais la tête à des fleurs... tu ne te rappelles
pas?... tu avais l'air d'un fou! »
Je me rappelle. Pendant que la terre tombait sur
le cercueil, je songeais à la vie des champs, lâchée
pour le bagne universitaire 1
Ma mère m'a dit ce qu'elle voulait me dire.
J'ai poussé un cri et j'ai eu un geste qui l'a atteinte
et même meurtrie.
- Elle a éclaté en sanglots. Je me suis jeté à ses ge
432 JE ME RENDS.
nous. J'ai attiré sa tête à moi, et j'ai bu les larmes
rouges sur ses joues blanches.
Elle a voulu être la coupable.
« C'est ma faute, mon enfant, c'est ma faute..
Mais, vois-tu, tu m'as écrit quelquefois de Paris des
lettres qui me faisaient "tant de mal ! quand tu de-
mandais que ton père t'ouvrît un crédit chez le bou-
langer ou qu'il t'avançât quelque- sous pour que tu
fusses sûr d'avoir un endroit où coucher... Le provi-
seur disait que tu resterais juste lelempsde passer ta
licence, puis que tu ferais ton doctorat, qu'alors
tu serais libre — et j'aurais été sûre que tu ne serais
plus malheureux... »
Je l'ai laissé parler.
11 était tard quand je l'ai reconduite dans sa cham-
bre, où j'ai vu la lampe brûler longtemps devant des
lettres jaunies qu'elle relisait.
Moi, je me suis accoudé à la fenêtre, et j'ai réflé-
chi, la tête tournée du côté du cimetière.
2 h. du matin.
Ma résolution est prise: Je me rends.
Je finirais mal.
Je me rappelle un des soirs qui ont suivi mes vaines
tentatives de travail chez les bourgeois. Un de mes
voisins de garni, un ancien officier dégommé, avait
oublié chez moi un pistolet chargé. Le canon Iui~;.u'
JE ME RENDS. 4.13
sous la cassure d'un rayon de lune, mes yeux ne pou»
vaient s'en détacher. Je vis le fantôme du suicide !
et je dus prendre ma vie à deux mains : sauter sur
l'arme, l'empoigner en tournant la tête, faire un
bond chez le voisin!
« Ouvrez 1 ouvrez 1 »
Il entre-bâilla la porte et je jetai le pistolet sur le
tapis delà chambre...
« Cachez cela, je me tuerais... »
Je veux vivre. — Gommé l'a dit ce cuistre, avec des
grades, j'y arriverai : bachelier, on crève — docteur,
on peut avoir son écuellechez les marchands* de soupe.
Je vais mentir à tous mes serments d'insoumis 1
N'importe! il me faut l'outil qui fait le pain.,
/ Mais tu nous le paieras, société bête ! qui affame les
instruits et les courageux quand ils ne veulent pas
è'îrê tes laquais ! Va ! tu ne perdras rien pour attendre I
Je forgerai l'outil, mais j'aiguiserai l'arme qui un
iour t'ensanglantera ! Je vais manger à ta gamelle
pour être- fort: je vais m'exercer pour te tuer — puis
j'avancerai sur toi comme sur Legrand, et je te cas-
serai les pattes, comme à lui !
Derrière moi, il y aura peut être un drapeau, avec
des milliers de rebelles, et si le vieil ouvrier n'est pas
mort, il sera content! Je serai devenu ce qu'il voulait;
le commandant des redingotes rangées en bataille à
côté des blouses...
37
434
JE ME RENDS.
Sous l'Odéott
Les talons noirs et les républicains sont mêlés.
Ùn se presse autour d'un vieux bohème qui vien
de recevoir une nouvelle.
« Vous vous rappelez Vingtras, celui qui ne par-
lait que de rosser les professeurs, et qui voulait brû-
ler les collèges?...
— Oui.
— Eh bien ! il s'est fait pion.
— Sacré lâche! s
Paris. — L, Marethedx, imprimeur, 1, rue Cassettn,
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